Premières paroles

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Saylin se concentra quelques minutes sur le blessé afin de comprendre sa réaction et sa douleur. Elle percevait en lui une tristesse infinie, presque palpable, qui venait s'ajouter à sa souffrance physique. Le mal que lui faisait l'objet logé au fond de sa blessure paraissait si épouvantable qu'il la confortait dans sa certitude qu'elle devait l'enlever avant de le soigner.

En apnée, elle s'approcha à nouveau de la plaie et se concentra de tout son esprit sur la douleur du lézard. Elle savait qu'elle en était capable mais ne l'avait jamais tenté sur autre chose que de petits animaux. Une fois l'image mentale de la souffrance de l'inconnu esquissée dans sa tête, elle la scruta sous toutes ses coutures. Elle provenait bel et bien des multiples blessures, mais également de son cœur. Un cœur blessé, meurtri. Quand la douleur du lézard lui parut aussi réelle que si elle l'avait éprouvé elle-même, Saylin s'attaqua à la deuxième étape de son opération.

Pour contrecarrer sa souffrance, le jeune lézard devait se sentir bien, apaisé, en bonne santé. Saylin ne pouvait pas le guérir en un claquement de doigts, mais remplacer ses émotions négatives par d'autres, qui le soulageraient, au moins quelques heures. Elle focalisa donc son attention sur son propre bien-être, le perçut dans son être entier, distingua la moindre de ses nuances et parvint à le compacter, selon l'image qu'elle s'en faisait, en une unique sphère. une sphère rayonnante de bonheur, de plaisir, de joie et d'apaisement.

Puis, avec douceur afin de ne pas l'effrayer, elle lui saisit la main, la serra entre ses deux paumes et ferma les yeux. Par ce simple contact, elle venait d'ouvrir un pont. Un pont où passeraient toutes les émotions qu'elle souhaitait lui transmettre.

Par une simple impulsion de sa volonté, Saylin sépara une fraction de la sphère et la dirigea vers le contact qu’elle avait créé. De tout son cœur, elle s'efforçait de croire que son être n'était que bonheur et bien-être, que ce don effacerait sa douleur l’espace d'un instant.

Quand les muscles du jeune lézard se décontractèrent les uns après les autres, comme vidés de toutes tensions, elle sut que son oeuvre avait fonctionné. L'inconnu dormait maintenant comme un jeune enfant, ses traits s'étaient détendus et son visage avait délaissé cette expression de souffrance déchirante. Saylin, elle, ressentait l'impact de ce don en elle. Elle se sentait fatiguée, en manque d'énergie. Même la lumière éclatante du Rideau lui parut, l'espace d'un instant, plus terne, comme vidé de sa vigueur. Elle ne parviendrait pas à l'effectuer une deuxième fois, et le temps passait.

Profitant de ce succès, elle plongea à nouveau ses mains pleines de sang dans la blessure pour en retirer l'objet. Cette fois, le lézard ne réagit pas, au grand contentement de la jeune fille. Elle parvint à effleurer, parmi la chair et le sang visqueux du blessé, une surface lisse et froide, qu'elle n'avait jamais touché auparavant. Du bout des doigts, elle attrapa l'objet, parfaitement sphérique, et tenta de le retirer de la blessure. Mais, étonnée par le poids étrangement lourd de ce matériau, Saylin dut s'y reprendre à plusieurs fois avant d'enfin extraire ce qui avait provoqué la blessure.

Le souffrant n'avait pas bougé d'un pouce, en plein sommeil comateux. Après s'être assurée que son cœur battait à un rythme régulier, Saylin s'intéressa davantage à l'objet, le scruta en long et en large.

La sphère, parfaite, ne semblait conçue que d'une seule matière, brillante sous la lueur du Rideau, mais sentait atrocement le brûlé. Sa surface était recouverte d'une poussière noire, épaisse, qui cachait sa couleur grise d'origine. Intriguée, mais consciente de son devoir envers cet inconnu en état critique, Saylin déposa la boule au sol et se promit de lui demander ce que c'était.

Elle s'accroupit alors à côté de lui et saisit sa tête reptilienne entre ses longs doigts de fée. Le contact entre leurs deux esprits à nouveau noué, elle tenta de le réveiller, en douceur. Pour cela, elle titilla son âme, comme un rêve qui annoncerait le lever du jour.

Après quelques minutes, le lézard rouvrit difficilement ses paupières. Deux brasiers brûlaient encore à l'intérieur. Un éclat de surprise les traversa alors qu'il comprenait sa situation. Avec précipitation, et malgré le sang qui coulait toujours de ses plaies, il redressa le buste afin de se lever. Aussitôt, mais sans une once d'anxiété, Saylin posa une paume sur le torse du blessé pour le maintenir au sol et le calmer. Affaibli, il ne se débattit pas et effleura de sa main griffue la blessure qui lui perçait le ventre. Ce léger contact lui arracha une grimace puis un long soupir de résignation. Il tourna la tête, toujours dans les mains de Saylin, vers le Rideau, dont la splendide lueur l'éblouit tant qu'elle lui déposa une larme au coin de l'œil. Puis, sans lui jeter un regard, Saylin comprit qu'il s'adressait à elle :

"Qui... Qui êtes-vous ? Pourquoi m'avoir... soigné ? Ou bien suis-je mort ?"

Sa voix était très étrange, à la fois rocailleuse et sifflante, comme un murmure. Saylin aimait les murmures. En écoutant le blessé, elle avait cru entendre son ami, le Vent. Elle retint un sourire à la pensée que le timbre grave et impressionnant de sa voix sonnait légèrement faux, peu naturel. Cependant Saylin ne savait pas quoi répondre au jeune lézard. Elle hésitait à lui dire la vérité. Il la prendrait assurément pour une folle. J'ai l'habitude de toute façon, songea-t-elle. Mais dire à cet inconnu que le Vent l'avait prévenue de son arrivée, puis lui avait conseillé de venir le chercher et de le soigner restait tout de même étrange. En plein dans ses pensées, elle surprit le regard intrigué du lézard sur sa capuche, et s'empressa de répondre.

" Je... Je m'appelle Saylin, Saylin Fir. Et, pour votre autre question, je... Et bien... je ne pouvais pas vous laisser souffrir et vous vider de votre sang dans l'herbe..."

Sans s'en rendre compte, la jeune fille avait resserré sa prise sur les tempes du blessé, crispée comme à chaque fois qu'elle parlait à quelqu'un.

" Je ne vous veux aucun mal... J'en serai bien incapable... rétorqua le blessé, qui semblait s'être rendu compte de l'anxiété de Saylin."

Il avait terminé sa phrase avec un petit rire rauque, comme si ce moindre geste le faisait souffrir.

"Merci... ajouta-t-il. Je suis Arse le Sombre Écaille. Où... Où sommes-nous ? Est-ce un rêve ?

Son ton avait radicalement changé, il était plus paisible et amical. Bien que la douleur fît encore trembloter sa voix, il avait abandonné ce timbre guttural et effrayant. Chacun de ses mots s'accompagnait d'un soupir, témoins de l'effort qu'ils exigeaient.

" Nous... Nous sommes sur la terre du Vent, bredouilla-t-elle. Je ne sais pas d'où vous venez, mais... mais tout le monde vit ici... Je vais finir de vous soigner chez moi, ici c'est impossible, d'accord ?"

Fébrile, le lézard acquiesça et dégagea sa tête des mains de la jeune fille. Il posa l'une de ses mains griffues au sol et parvint à relever son buste pour s'asseoir, dos à elle. Puis, avec une grande inspiration et la mâchoire serrée, il se releva complètement. D'abord chancelant, il porta une main à sa blessure pour empêcher son sang de couler et s'équilibra de l'autre, utilisant sa queue comme troisième appui.

Avec une grimace, Saylin réajusta sa capuche afin qu'elle dissimule son regard et vint se camper à côté de lui.

***

Arse regardait avec attention le paysage qui s'offrait à lui. Le premier élément intrigant était les brins verts sur lesquels il marchait. Jamais il n'avait vu aussi étrange végétation, si fine, si fragile. Il faillit sursauter en entendant le bêlement d'un mouton juste derrière lui. La créature, semblable à un nuage sur patte, lui paraissait vraiment exotique mais il ne se démonta pas, décidé à rester objectif sur sa situation. Quand il perçut la présence de l'étrange jeune fille dans son dos, il commença à avancer, dans une direction où les brins verts étaient déjà écrasés.

Au premier pas, sa jambe flancha, le faisant tomber à genoux, les dents serrées. Saylin se pencha à côté de lui et passa un bras sous son épaule pour l'aider à se relever. Il inclina légèrement la tête pour la remercier puis se redressa. Ne pas sentir sa propre douleur, et pourtant la savoir ici le rendait fou.

***

Saylin continua à le soutenir et, avec son aide, Arse parvint à marcher sur la douce herbe du pré, à pas lents et mesurés, mais stables. Alors qu'ils s'éloignaient peu à peu du Rideau en direction du Pic où elle vivait, Saylin décida de ne pas éviter les bergers, inquiète pour la santé de cet étrange inconnu.

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