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Trois ans plus tôt, sa maison, dans la banlieue sud, avait été la cible d’une attaque organisée ; un assaut dont il n’avait rien su par après. Seul rescapé de sa famille, il avait fui et avait bien vite vu que la police n’enquêtait pas, que personne ne posait de question.

Alors il avait erré, avait dormi dans la rue. Il n’avait pas osé contacter ses amis ; il savait que ceux qui avaient attaqué sa famille n’était pas des cambrioleurs ou de vulgaires tueurs du dimanche : c’était des professionnels, et si sa famille avait été tuée, il était le grain de sable dans la machinerie bien huilée. Il était devenu une proie, et il ne pouvait pas mettre en danger la vie de ceux qu’il côtoyait.

Depuis ce jour, le 24 novembre, Vincent n’avait pensé qu’à l’instant où il pourrait voir en face les responsables et les regarder agoniser. Il avait un but. Ce but l’avait amené à acquérir les connaissances, les armes pour lutter. Il s’était informé, avait enquêté.

Lorsqu’il avait rencontré les Lames, il avait d’abord cru avoir atteint la fin de la course, et sa dernière heure arrivée. Mais Marco, le chef des Lames, l’avait pris sous son aile, et il l’avait écouté. Vincent avait découvert que, dans une sorte de réalité dissimulée aux habitants de la cité, il existait une toute autre réalité : celle de l’obscurité, celle des complots et des assassinats, celle du pouvoir et des sombres secrets. Marco n’avait pas voulu tout lui révéler, mais Vincent sentait qu’il en savait bien plus qu’il n’en disait.

— Les gars qui ont tué ta famille, lui avait dit Marco ce jour-là, deux ans plus tôt, ne sont pas de ceux que la justice fait payer. Ce sont d’autres règles qui s’appliquent. Es-tu prêt à rejoindre ce monde ?

Et Vincent avait dit oui.

L’adolescent, dès lors, avait laissé derrière lui la naïveté et la douceur de son passé d’insouciance pour se transformer, à mesure qu’il découvrait l’envers du décor et apprenait à être différent, en quelqu’un qu’il n’aurait jamais soupçonné être, au fond de lui.

Marco et les autres des Lames lui avaient appris le maniement des armes, à feux d’abord, puis des armes blanches. « Toujours apprendre du plus distant au plus proche », disait-il. Ainsi, Vincent appris à manier le couteau en dernier.

Mais ce n’était pas un couteau qui avait donné leur nom aux Lames. Les dagues effilées, tranchantes des deux côtés, étaient mortelles pour quiconque avait affaire à celui qui savait les manier.

Au fur et à mesure du temps, Vincent s’était aperçu que l’apprentissage des Lames ne lui suffirait pas. Il ne pourrait jamais venger sa famille en restant à leurs côtés ; le groupe restait à l’écart, en sécurité, n’intervenait que rarement et de manière indirecte. Il l’avait vu, Marco avait peur. Lorsque Vincent avait découvert que les Lames vendaient parfois leurs services aux Vautours, un des grands groupes dirigeant réellement la ville, afin de saper le pouvoir des autres factions, il avait quitté leur planque.

Alors il avait rejoint Steve et sa bande dans le squat, à l’écart de la ville, près de la gare. Depuis lors, il sortait souvent pour enquêter, et la routine de ses excursions le faisait plonger chaque jour un peu plus dans l’obscurité. La rue avait appris à reconnaître sa silhouette, à le craindre ; de peur, il avait ensuite semé la douleur, et ses mains s’étaient couvertes de sang, une première fois. Puis, un soir, il avait torturé un homme.

Cela n’avait pas été facile ; pas même un peu. L’horreur, la terreur de son acte l’avait fait flancher plusieurs fois avant cela, mais lorsque cette raclure avait mentionné le nom de sa famille, il avait senti en lui une bête, énorme, rugissante, quelque chose d’inhumain qui avait pris le contrôle de ses gestes.

— Un nom ! lui avait-il demandé. Donne-moi son nom !

— For… Forscythe. Harvey Forscythe.

L’homme aurait pu vivre, après cela. Il aurait pu se faire soigner. Mais il avait levé les yeux vers Vincent et avait souri, de ce sourire amusé, moqueur, envers celui dont on sait qu’il n’a aucune chance d’atteindre son but. Vincent lui avait planté sa dague dans le cou.

Il enquêta sur la famille Forscythe, volant des archives, entrant par effraction dans des lieux où la présence n’était pas punie par un simple emprisonnement. Il découvrit que les Forscythe, étant les plus riches industriels de la ville, dirigeaient dans l’ombre la faction des Solemnus. Une faction en apparence peu puissante, mais qui semblait présente – trop présente – dans énormément de cas impliquant la police.

Vincent réfléchit au moyen de se rapprocher de Forscythe et trouva son point d’entrée lorsqu’il étudia une piste délaissée de prime abord : les enfants de Harvey. Beverly Forscythe était une étudiante en droit dans l’école la plus prestigieuse du comté, intouchable, mais Ashley Forscythe était en seconde à la Benedict L. Forscythe High School, un lycée pour riches héritiers, dans le quartier d’affaires de la ville.

Si l’école portait le nom de cette famille, c’était parce que ce Benedict L. Forscythe avait été, dans le temps, un homme très influent dans le développement de la ville et de l’état même. Il était à l’origine de la fortune des Forscythe.

Vincent rejoignit son squat et entreprit, durant les mois qui suivirent, de renouer avec la normalité. Il se créa une nouvelle identité pour dissimuler son nom, des parents fictifs, une adresse inexistante, et soigna son apparence. Steve et les potes l’aidèrent à donner le change, les fois où ce fut nécessaire, pour qu’il passe pour un enfant de famille normale.

Puis, au premier septembre de ses seize ans, Vincent Worthington franchis les grilles de la Benedict L. Forscythe High School.

Il y avait tellement d’années qu’il avait laissé derrière lui son adolescence paisible et insouciante qu’il eut du mal à voir les autres garçons et filles de son âge sans grimacer et les mépriser. Ashley Forscythe, lorsqu’il la repéra à l’aide de photos dérobées dans les bureaux du lycée, lui sembla la pire représentante de l’espèce féminine humaine. Elle paradait avec son groupe d’amies, riant et parlant fort ; toutes semblaient boire ses paroles et la traiter comme une impératrice. Voilà ce que ça doit faire, quand votre famille a son nom sur le fronton du lycée.

Durant tout un trimestre, Vincent resta à distance d’Ashley Forscythe. Il fit en sorte que sa présence devienne normale, et il apprit à se fondre dans le groupe, se faisant même quelques amis pour la forme, afin de ne pas détonner.

Puis vinrent les vacances de Noël.

Lorsque Vincent s’en alla pour rejoindre le squat ce vingt-deux décembre, il se sentit tiré, avant d’entrer dans la bouche de métro, par une poigne ferme. Dans une ruelle sombre, alors que la neige tombait drue depuis midi, il les reconnut .

— Bill ? Peter ? Que faites-vous ici ?

— On est désolé, Vincent, c’est pas contre toi…

Le premier coup de poing le cueillit à l’estomac, et il se plia en deux. Sa main eut le réflexe de soulever son pantalon, à sa cheville, pour tirer de sa chaussure haute la longue dague.

La dague des Lames pour tuer des Lames… pensa-t-il ironiquement.

Il trancha, transperça, en un geste plus vif qu’il n’en avait démontré à l’époque, quand il était avec eux.

— Marco est-il au courant ? demanda-t-il à Bill avait qu’il ne meure, noyé dans son sang.

— C’est… ta tête…

Vincent se mordit la lèvre inférieure ; si les Lames avaient été engagées pour le traquer, est-ce que sa couverture était grillée ? Il ne s’offusquait pas de la trahison de ses anciens amis ; il avait su à quoi s’attendre, dès qu’il avait vu qu’ils faisaient les mercenaires. Mais était-ce les Forscythe qui les avaient engagés ?

Vincent serra la poignée de sa dague dégouttant de sang poisseux et retourna au squat, l’œil aux aguets d’autres attaques. Il devait régler ça au plus vite.

Les deux jours suivant, il se procura le matériel qui lui était nécessaire, offensivement et défensivement. Il savait qui il devrait affronter, là-bas : ses anciens amis, des gens avec qui il avait vécu plus d’un an. Les gens qui lui avaient permis de changer, après le massacre. Le soir du 24, la neige tombait toujours : le ciel semblait avoir choisi sa période pour accompagner les sombres pensées de Vincent lorsqu’il se rendit dans le centre-ville.

Ce soir-là, les rues, le couloirs du métro et les trottoirs étaient vides. Les familles prenaient leur repas dans leurs foyers, au chaud, l’esprit léger rempli d’amour et de paix. Vincent, le regard sur ses pieds, gardait une conscience aiguë de la lame dans sa chaussure, le revolver à sa ceinture, et le stylet contre son poignet, dissimulé dans sa manche.

C’est le cœur serré mais les battements réguliers qu’il pénétra dans le sous-sol du Black Sheep, un club à la fréquentation d’habitués. Sa capuche levée, il ne se fit pas remarquer, et ses déplacements se mêlaient aux ombres alentour.

Quand il rencontra Mikhail, le gardien de la porte blindée, il leva la tête.

— Salut Mikhail.

— Vincent ? C’est toi ?

L’homme porta la main à sa ceinture, mais Vincent, plus rapide, leva la sienne et colla la pointe du stylet contre la jugulaire de l’imposant Russe.

— Tu as bien grandi, dit-il. Mais tu sais bien que je ne peux pas…

— Je le sais, Mikhail.

Vincent enfonça le stylet dans l’artère et le Russe s’écroula à terre. Le garçon récupéra le trousseau et entra dans le repaire.

Il avait une chance de s’en sortir, et mille autres d’y rester, mais sans cela plus rien n’avait d’importance. Il devait confronter Marco.

Il progressa furtivement dans les couloirs et les salles qu’il connaissait bien, et retrouva aisément le dortoir. Bien sûr, un vingt-quatre décembre, tout le monde était dehors, ou presque. Le dortoir désert lui permit de retrouver l’emplacement qu’il avait occupé tous ces mois, et là, dans le recoin courbé d’une soudure de l’armature du lit superposé, il trouva ce qu’il cherchait.

Il sortit alors et pris le chemin, sans détour, du bureau de Marco.

Lorsqu’il poussa doucement la porte, sans un bruit, sans un grincement, il vit le siège, derrière le bureau de Marco, face au tableau représentant la ville et ses gratte-ciels. Alors le chef des Lames se tourna vers lui.

— Je me doutais que tu viendrais.

— Pourquoi, Marco ?

Vincent savait que son mentor était vif, malgré son âge, et il ne pourrait pas franchir la distance qui les séparait avant qu’il ne réagisse.

— Pourquoi ? Allons, tu sais bien que les Lames…

— Non ! l’interrompit Vincent. Ce n’est pas que ça. Pas pour l’un des tiens. Est-ce que c’est les Forscythe ?

— Il y a beaucoup de choses que tu ignores, Vincent…

— Eh bien, je ne vois qu’un moyen, rétorqua Vincent. Tu peux soit me le dire de toi-même…

Il fit glisser le stylet dans sa main.

— … soit je peux te l’extirper dans le sang.

Marco eut alors un petit rire.

— Tu penses que tu peux me vaincre ? Dis-moi, pourquoi cours-tu après les Forscythe ?

— Harvey Forscythe. C’est lui qui a ordonné l’assassinat de ma famille.

— Mais pourquoi, Vincent ? Pourquoi assassiner ta famille ?

Marco se leva lentement de sa chaise et marcha jusqu’à l’aquarium dans le coin de la pièce. Il avait toujours eu cette lubie des poissons, Vincent ignorait pourquoi. Au-dessus de l’aquarium étaient accrochées divers sabres et épées, européens, américains, chinois et japonais. Vincent réfléchit à la question de Marco et cela lui rappela ce qu’il ignorait. Mais il n’avait pas besoin de le savoir. C’était hors de propos.

— Je vais te le dire, Vincent. Ta famille n’est pas morte ce soir-là.

Vincent faillit lâcher son stylet avant de se reprendre. Ce vieil enfoiré avait bien failli le berner.

— Ceux qui ont été massacré n’étaient pas ta famille.

Vincent sentit son sang bouillir à cette déclaration ; il revoyait sa sœur, son petit frère, ses parents… Il serra ses doigts sur le stylet. Marco ne semblait pas sur ses gardes…

— Non, les Forscythe n’ont fait que réitérer une histoire déjà ancienne. Il y a seize ans, les Von Voght on eut un enfant. Leur premier enfant. L’unique héritier de la famille Von Voght, qui, à l’époque, trônait à la tête du Conseil des Pères, avant le Chaos. Le plan des Forscythe était simple : tuer les Von Voght, voler l’enfant, l’élever dans leur giron et le jour venu annoncer de qui il s’agissait. Ils auraient alors eu un héritier Von Voght dévoué à leur cause, même s’il l’ignorait. Mais un autre groupe est intervenu, il y a deux ans. Les Vautours ont pris connaissance du stratagème élaboré par Harvey Forscythe, et ils ont engagé les Lames pour récupérer l’enfant.

Vincent demeurait immobile, figé, tétanisé. Son sang s’était glacé dans ses veines alors que des bouffées de chaleur le parcouraient. Il repensa à sa famille, à ses membres dont la différence physique lui avait parfois valu des remarques taquines, au collège. Il repensa aux épisodes étranges où ses parents agissaient différemment d’avec son frère et sa sœur, de leur désir qu’il s’intéresse à l’économie, aux affaires de la ville, aux grandes familles… Oui, il savait, inconsciemment, il l’avait toujours redouté.

— Pourquoi, demanda-t-il alors à Marco. Pourquoi me tirer de l’emprise des Forscythe ? Quel était le but des Vautours ?

— Te gagner à leur cause bien sûr. T’avoir comme allié. Mais un groupe comme le notre va là où est l’argent, tu le sais bien… cependant, la prime sur ta tête sera surpassée par l’argent que nous donneront les Vautours si nous te livrons à eux. Alors, qu’en dis-tu ?

— Je ne suis pas un pion, dit Vincent. Qui a mis ma tête a prix ? Harvey Forscythe ?

— Cela, mon jeune ami, c’est plus que je ne t’en offrirai. Alors, que choisis-tu ?

Vincent savait ce que signifiaient les deux options. Se rendre aux Vautours signifiait jouer le jeu des puissants, et abandonner sa vengeance. Même si celle-ci s’était déplacée, il avait toujours en mémoire l’amour de son frère, de sa sœur, de ses faux parents. Ils ne méritaient pas ce qu’il leur était arrivé. Marco avait acquis une toute nouvelle figure, à cet instant. La figure du monstre.

Vincent se jeta en avant, le stylet à la main, tout en tirant de sa botte gauche la dague. Marco, aussi rapide qu’une vipère, décrocha une rapière du mur et se prépara à embrocher le jeune homme. Vincent bondit sur le côté, évitant l’estoc, et lança sa main prolongée par la dague… qui effleura Marco.

— Ton ancienne dague, hein ? Intéressant.

Marco s’écarta, tous deux tournèrent dans la pièce en se faisant face. Le vieux boss des Lames tira alors sa propre dague de l’intérieur de sa veste. Vincent jeta son stylet : ce serait un combat à la loyale.

Les coups fusèrent, les corps bondissaient l’un vers l’autre puis s’écartaient, esquivaient de justesse les lames tranchantes. L’air sifflait, tranché par la vitesse des assauts. Un coup latéral de Vincent entailla enfin le flanc de Marco, qui eut un bref mouvement involontaire qui brisa le flot de ses gestes calculés. Instinctivement, Vincent roula à terre, sous les pieds de l’homme, et lui planta le tendon d’Achille. Marco poussa un cri et tomba à genoux.

Vincent se releva d’un bond et plaça la lame de sa dague contre le cou de Marco.

— C’est fini, Marco.

L’homme jeta sa dague, admettant sa défaite.

— Bien joué, petit…

— Dis-moi, maintenant, qui veut me tuer ?

— Très bien, très bien…

Marco leva soudain les mains et projeta Vincent en arrière de toute sa force. Le jeune homme vola vers l’arrière, et il releva la tête assez vite pour voir Marco prendre une arme à feux dans le tiroir de son bureau. Vincent souleva alors son t-shirt et sortit le revolver.

Marco, qui le visait déjà, n’eut pas le temps de tirer. Vincent fit feu trois fois sur sa poitrine. Le chef des Lames s’écroula à terre, sans vie.

Vincent quitta le repaire des Lames avec plus de questions en tête que de réponses. Tout semblait tellement compliqué, soudain… il rejoignit Steve et ses amis du squat, qui ne lui posèrent pas de question en voyant ses vêtements tâchés de sang.

Le seul qui pouvait avoir des réponses, désormais, était Harvey Forscythe.

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