En Bonne et Due Forme (partie 1)

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 Réveillée au milieu de la nuit par un coup de téléphone, Mira s’était habillée en catastrophe et s’était jetée dans les rues froides de Genève pour rejoindre l’arrêt de Serpent le plus proche. Son grand Arthur s’était levé pour s’assurer que tout allait bien, elle l’avait sagement renvoyé au lit. Il n’avait pas besoin de savoir qu’elle allait arrêter son père aujourd’hui.

 Eugène l’attendait sur le seuil de la cave à charbon qui dissimulait l’entrée du plus grand réseau de transport magique qui n’ait jamais existé. En la voyant arriver, son lieutenant lui alluma une cigarette et la lui tendit en lui faisant l’état des lieux de la situation. Eugène était toujours frais, dispo, et incroyablement au courant de tout ce qu’il pouvait advenir dans les couloirs de l’Académie. A croire qu’il ne dormait jamais et consacrait l’ensemble de son temps à laisser traîner ses oreilles. Il savait tout, sur tout le monde et n’oubliait jamais d’avoir sur lui un paquet de Gitanes maïs et un briquet alors qu’il ne fumait même pas.

- Nous avons reçu un signalement de la part de Dame Lorelei. Commença-t-il de sa voix placide. Mordred lui aurait amené l’enfant à la suite d’un grave problème de santé. Elle a tenu à nous interpeller car l’enfant lui semblait dramatiquement chétive et mal en point. Mordred la forcerait à user de magie crue et se serait enfuit avec elle après avoir blessé plusieurs des sirènes du Rhin. Avec un peu de chances nous parviendrons à les rattraper à temps. Mordred n’était a priori pas au mieux de sa forme, chargé d’une enfant malade il n’a pas dû aller bien loin.

- Il doit chercher à se rendre au Serpent le plus proche. Celui de Bacharach se trouve dans la cité des Nains, hors du territoire de Lorelei, ce ne sont pas de bons voisins, pas étonnant qu’elle ait sollicité l’Académie pour cette affaire. Aurons-nous du renfort ?

- La Grande Enchanteresse Angelo a posé son véto. Notre intervention outre-Atlantique a explosé notre budget. Nous serons seuls ensembles. Sourit pâlement le lieutenant en tâchant d’adoucir cette terrible nouvelle.

- Bien. Nous nous montrerons donc prudents. Soupira-t-elle en terminant sa cigarette d’une traite. Je crèverais de vous perdre mon petit Eugène et mon fils est encore trop tête en l’air pour faire ses comptes tout seul. Nous allons nous rendre à Bacharach et le cueillir lorsqu’il tentera de s’échapper. S’il nous échappe, tant pis, nous essaierons au moins de récupérer l’enfant.

- Pour la confier aux bons soins de sa Grand-Mère ? Demanda Eugène avec une candeur feinte.

 Mira lui sourit et écrasa son mégot sous la semelle de son escarpin avant de le jeter dans la poubelle d’un particulier. Elle tâta ensuite ses poches, elle avait pensé à prendre son sable imprégné, ils pouvaient y aller.

 L’Homme-Rat obèse qui tenait le guichet à l’entrée somnolait, confortablement installé derrière son nœud papillon à pois verts. Mira sortit son insigne et fit signe à Eugène de l’imiter.

- Bonsoir Philippe, nous allons avoir besoin d’un aller-retour pour Bacharach.

- Gné ?! Sursauta le guichetier avant de caresser ses cheveux outrageusement gominés de ses longs doigts griffus. Oh, Madame Abrami, oui, bien sûr.

 « Bien sûr », il contrôla tout de même avec soin leurs insignes avant de les laisser entrer sans payer. L’un des talents des Hommes-rats étant de ne jamais laisser passer un sou sous leur nez sans être bien sûr et certain qu’ils n’avaient pas moyen de s’en saisir, il finit par leur accorder leur passe-droit et les laisser passer.

 On n’attendait jamais un Serpent, dès le billet en main, ses anneaux apparaissaient et ses portes s’ouvraient avec impatience. Si ce train avait eu des bras, il aurait regardé sa montre en grognant à chaque fois qu’il devait s’arrêter.

 Mira et Eugène entèrent dans la vieille voiture chargée de poussière, d’une odeur de cigare froid, de brandy bon marché et de relents d’urine. Ils s’accordèrent d’un regard pour ne pas s’asseoir et tenter de toucher le moins de choses possibles. Comment allaient-ils se saisir de Mordred ? L’idée qu’il se rende dans la cité Naine pour prendre le Serpent semblait cohérente. Il avait de suffisamment bons rapports avec les nains pour qu’ils ne le dénoncent pas à vue. L’avantage étant que leur amitié se limite à quelques échanges commerciaux, ils ne prendraient pas non plus le risque de se mettre l’Académie à dos en le protégeant. Cette configuration tenait presque du miracle, c’était trop beau.

 Miss Putnam leur avait fait un rapport sur l’évasion de Mordred du territoire des Salémites. Le forcené avait abattu leurs agents pour créer un portail vers une destination inconnue, à moins qu’il ne se décide à commettre un massacre en plein jour, il n’aurait pas les ressources sous la main pour réitérer cet exploit. La téléportation était une science complexe et d’une précision extrême qui nécessitait une vie entière de travaux et de connaissances afin de parvenir ne serait-ce qu’à en effleurer la surface. D’ailleurs, le seul sorcier connu à savoir la pratiquer sans user de magie crue était Mordred, et encore, ses ascendants féeriques devaient y être pour beaucoup.

 Mira se sentie prise d’un vertige soudain. La gamine de Céleste, elle avait non seulement le sang des sorcières du Rhin qui avaient troqué leur humanité contre une beauté terrifiante et le pouvoir de maîtriser les eaux d’un simple regard, mais elle tenait aussi de la fée Morgane.

 Quel potentiel pouvait contenir une enfant pareille ? Pourrait-elle convaincre, par sa naissance, la plus grande sorcière qui n’ai jamais été de rouvrir les portes d’Avalon ? Serait-elle dotée, comme sa Grand-mère paternelle, d’une maîtrise innée de l’espace ? Serait-elle capable de voyager dans d’autres plans de l’existence d’un simple claquement de doigts ? Pourrait-elle créer un plan qui lui serait propre, comme l’avait fait Morgane, où ni la mort, ni le temps n’auraient d’emprise et où la seule loi naturelle serait sa volonté ? Si elle venait à créer une « Nouvelle Avalon », un nouveau plan, un nouvel étage dans l’édifice qu’était l’univers, ne risquerait-il pas de s’effondrer sur lui-même ? Était-ce là le but de Mordred en engendrant une fille ? Avoir une descendance capable d’utiliser la magie de sa mère et s’en servir comme menace pour obtenir tout ce que pouvait désirer son esprit malade ?

 Elle leva les yeux vers son lieutenant. Sans se défaire de son air de sereine satisfaction, Eugène portait merveilleusement bien son prénom. C’était une nature profondément fiable et positive, il émanait de lui une énergie apaisante et stimulatrice à laquelle elle était particulièrement sensible. Si elle n’avait pas renoncé aux bannières d’or et d’émeraude des siens, elle aurait voulu un homme comme Eugène à ses côtés pour la conseiller. L’avoir auprès d’elle au moment d’affronter Mordred était la meilleure chose qui puisse lui arriver.

- Madame, vous devriez vous concentrer, nous allons arriver. Lui sourit-il.

- Vous avez raison. Se ressaisit-elle soudain. Vous avez toujours raison, vous ais-je déjà dit à quel point vous m’étiez précieux ?

- Allons Madame. Vous ne m’avez pas encore accordé suffisamment de dîner en ville pour que je puisse en être sûr.

- Je ne suis pas certaine que de diner en ville avec moi vous serait d’un quelconque bénéfice mon garçon. S’amusa Mira.

- Ma foi, l’assurance d’un bon repas en bonne compagnie est suffisante pour un homme simple. Lui affirma-t-il. Voilà qui est décidé, quand nous rentrerons à Genève je vous inviterai à dîner. Vous aimez la cuisine Française ?

- Je ne suis pas de bonne compagnie en public Eugène, vous devriez le savoir mieux que personne. Se renfrogna-t-elle.

- C’est à moi d’en décider Madame, les injures ne me font pas peur et puis vous ne pouvez pas continuer à vous terrer dans votre appartement et n’en sortir que pour votre travail et courir la montagne avec votre fils, vous êtes une femme du monde.

- Malheureusement, je crois bien que le monde ne soit pas encore prêt pour ce type de femmes. S’inclina-t-elle. Vous êtes bien en avance sur votre temps Eugène, c’est très flatteur mais ce n’est pas très raisonnable.

- Madame… L’arrêta-t-il en lui prenant la main d’un air grave.

 Ce fût la toute première fois que Mira pu lire de la crainte dans le regard de son lieutenant. Il saisissait, bien évidemment, tous les tenants et les aboutissants de leur situation. Le danger que représentait Mordred, celui que représentait sa fille, le peu de chances qu’ils avaient de survivre à une confrontation directe pour peu que Mordred ne soit pas aussi amoché que ce que Lorelei avait décrit. Ils courraient s’enfoncer dans la gueule du loup, il le savait, il le faisait par devoir, par loyauté. Envers qui ? L’Académie ou son commandant ?

- …Vous ais-je déjà dit à quel point vous étiez précieuse pour moi ?

- Nous en parlerons plus tard Eugène, nous avons du travail. Lui répondit-elle en repoussant sa main avec douceur.

 Les portes du Serpent s’ouvrirent et Mira en sortit sans oser reposer les yeux sur son lieutenant.

 La cité Naine de Bacharach s’enfonçait sous les collines et les coteaux de la bourgade humaine. De hautes colonnes de grès soutenaient un ciel étoilé de grenats et de cristaux de tourmaline qui reflétaient les éclats de soleils de braises qui pendaient, accrochés à une toile de lourdes chaînes qui empêchaient le plafond de s’effondrer sur la ville. Pendus à des harnais de cuir, les nains qui attisaient ces feux pour signifier le lever du jour ressemblaient, avec leurs manteaux rouges, à de minuscules coccinelles qui se lançaient à l’assaut d’une pomme d’or. Sur les parois de la caverne, les rideaux se tiraient, les bras engourdis de sommeil s’étiraient et les couettes douillettes étaient mises à sécher sur les rambardes de bois peintes. Devant eux s’offraient une grand-place où jaillissait un puit autour duquel vinrent bientôt s’attrouper les femmes et les enfants puis les marchands aux chariots tirés par des taupes d’une taille stupéfiante qui installèrent à une vitesse hallucinante leurs étals sur lesquels se disputaient joyaux somptueux, cuirs fins, métaux précieux et nourriture issue de la surface.

 En attendant Mordred et donc leur mort certaine, Mira s’assit sur les quelques marches qui réhaussaient la plateforme d’embarquement du Serpent. Peut-être ne viendrait-il pas ? Elle s’alluma une cigarette et laissa son regard se perdre sur la foule qui se densifiait et s’éclatait au fil des activités quotidiennes comme des vagues sur des rochers. Ils avaient beau être deux fois grands comme eux, chapeau pointu comprit, les nains de Bacharach ne leur prêtaient pas la moindre attention. C’était l’un des fabuleux avantages des nains : un peuple qui savait se mêler de ses affaires. Ils n’étaient pas désagréables pour autant et savaient recevoir avec beaucoup de chaleur et d’égards tous ceux qui se présentaient à eux mais si vous ne faisiez pas l’effort du premier pas, vous aviez le temps de devenir vieux, mourir et de recommencer avant qu’un nain ne vienne vous adresser la parole.

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