Première Leçon

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  Installé dans la cuisine du Docteur Lavander, Mordred sortait crayons et cahiers à n’en plus finir de son sac. Il portait, aujourd’hui, une veste de soie rouille qui mettait admirablement en valeur ses yeux vert pâle. Susan aurait juré qu’il prenait tout son temps pour sortir ses affaires afin qu’elle ait pleinement l’occasion d’observer ses manches et la finesse des motifs floraux qui y étaient brodés.

- Bien, nous allons d’abord aborder les bases. Finit-il enfin par lâcher après avoir délicatement replacé pour la énième fois son crayon bien droit au-dessus de son cahier. La magie est un phénomène naturel que l’on peut « orienter » grâce à la sorcellerie. Certaines personnes peuvent, grâce à des prédispositions naturelles et a un entrainement rigoureux « remodeler » la magie pour la plier à leurs bons souhaits : On les appelle des Magiciens ou des magiciennes. Pour être Magicien ou magicienne il faut posséder un organe capable de servir de caisse de résonnance pour changer la fréquence de la magie. En théorie n’importe quel organe creux pourrait convenir, dans les faits peu d’organes sont aussi souples, aussi résistants et aussi peu nécessaire à la survie de leur hôte qu’un utérus en pleine santé.

- C’est pour ça que tu voulais une fille ? Pour avoir un tambour à magie ? Se ferma Susan.

- Pour avoir un tambour à Magie dans ma lignée. Corrigea Mordred. Lorsque ta puberté sera terminée et que tous tes organes seront bien à leur place tu pourras envisager de devenir magicienne. Je suis peu ou prou immortel, si je commence à vraiment trop partir en vrille je vais avoir besoin de quelqu’un capable de déformer la réalité pour pouvoir m’arrêter.

- Oh…donc je suis ta Nounou. Grimaça-t-elle.

- Oui. Admit Mordred avec un sourire. Pouvons-nous poursuivre ?

  Susan croisa les bras et se laissa aller contre le dossier de sa chaise en reniflant. Elle aurait aimé être informée de sa mission avant, qu’on lui demande son avis aurait été un plus, enfin, elle devait bien admettre que Mordred avait un pet au casque et qu’il méritait amplement d’être arrêté. Puisque ça tombait sur elle et qu’il était tout disposé à lui apprendre à le faire, pourquoi passer à côté d’une si belle occasion de se lancer précocement dans une carrière de garde-fou.

- La sorcellerie, n’est pas capable à elle seule de briser les lois naturelles telles que la gravité ou le temps par exemple mais elle permet de les tordre jusqu’à un certain point grâce à des gestes, des sons, des motifs. Ces torsions reposent sur quatre piliers que nous allons assimiler aux quatre mouvements de base d’une main. Mordred marqua une pause et lui présenta sa paume en grande cérémonie pour illustrer son propos. Ouvrir. Fermer. Prendre. Donner. Il fit une nouvelle pause et attendit qu’elle lui fasse signe d’avoir compris avant de poursuivre. Prendre et Donner sont des noms génériques apposé par la tradition orale, je ne les trouve pas très précis ni appropriés. Retiens surtout qu’il s’agit d’un mouvement de traction et d’un mouvement de projection. Ces quatre piliers constituent en eux même des sortilèges à part entière, une fois que tu les maîtriseras tu pourras les nuancer, les associer entre eux et apprendre d’autres mouvements et signes plus complexes encore. Cependant une sorcière très entrainée n’utilisera physiquement que les quatre mouvements de base qu’elle nuancera mentalement pour ne pas donner trop d’indices sur ce qu’elle prépare.

- Ce sont des petites futées ces sorcières. Renifla Susan en plissant les yeux.

- Oui, je trouve aussi, mouches-toi s’il te plaît. Répondit Mordred en saisissant son crayon pour tracer un schéma sur son cahier. Le premier mouvement que je vais te montrer n’est pas le plus simple pour débuter mais c’est celui qui t’intéressera le plus. Il s’agit du Eh, le mouvement de projection, son symbole est un simple point. Si tu travailles consciencieusement d’ici quelques jours tu pourras aisément propulser un homme adulte de plusieurs mètres en arrière.

- Dis-donc, tu sais parler aux filles toi ! S’amusa Susan. Comment on fait ?

- Nous allons devoir sortir si ça ne t’ennuie pas, je ne voudrais pas que tu abîmes la cuisine d’Olivia, elle vient tout juste de finir de réparer les dégâts causés par ma dernière visite.

  Susan se leva sans plus attendre et suivit Mordred dans le jardin. Eh, donner, projeter, un point, elle avait compris, y’avait plus qu’à le mettre en œuvre.

- L’une des choses à retenir en premier lieu en matière de sorcellerie est que rien n’arrive par hasard. Tout nécessite une conscience pleine et claire de ce que tu es entrain d’accomplir, de ce fait la sorcellerie ne ment pas non plus. Lui assura Mordred en retirant sa veste qu’il portait au-dessus d’un maillot de corps dont la blancheur l’éblouie dans les dernières lueurs de l’été.

- Comment ça ? Grimaça-t-elle en détournant le regard.

- Ma mère disait « la sorcellerie est intentions ». Pour repousser un objet il ne faut pas seulement avoir la théorie, il faut savoir vers où on va le repousser, avec quelle force, visualiser comment on veut l’amener du point A au point B et avoir réellement envie de le faire. On ne peut pas lancer un sort au hasard ni sans conviction, de même plusieurs combinaisons de gestes différentes peuvent avoir le même effet ou des effets parfaitement différents si elles sont bien pensées. Si tu te contentes de balancer des signes ou des vocalisations sans une idée précise en tête tu auras juste l’air d’une folle. Admit-il avec un sourire.

  Mordred s’étira. Susan qui avait fini par s’habituer à sa vue le regarda faire avec circonspection. Après avoir échauffé sa nuque avec soin, il se plaça face à elle, les pieds bien ancrés au sol, les yeux brillants.

- Je veux que tu me pointes du doigt et que tu dises « Eh ». Ce n’est pas grave si tu n’y arrives pas du premier coup mais pense bien à ce que je t’ai dit : Visualise. Vers où, avec quelle force… Tu ne dois pas te laisser surprendre par l’effet de ton sort sinon ça ne fonctionnera pas. Prépare bien dans ta tête, le déclenchement, le déroulement et la finalité de ton sort.

  Il n’était pas con le Mordred, c’était plutôt plaisant d’avoir affaire avec un type qui savait un peu ce qu’il faisait. Elle allait lui ruiner la gueule. Susan avait du mal à s’empêcher de sourire et une boule dans son ventre lui indiquait qu’elle s’apprêtait à passer un moment plus que plaisant.

  En attendant qu’elle se décide, Mordred passa ses longs doigts froids dans ses cheveux. Susan prit une grande inspiration.

  Il était grand et maigre avec des yeux effrayants. Il avait violé Céleste. Il massacrait des gens comme s’il s’agissait d’un jeu, il avait même admis le faire régulièrement d’ailleurs. Ce type était un monstre répugnant, la pire chose qui existe sur cette terre. Il devait disparaître et Susan avait une idée très précise de comment.

  Elle leva un doigt vers sa poitrine, l’esprit étrangement calme et clair. C’était un sentiment qui l’habitait pour la première fois, une sérénité profonde, ici et maintenant, c’était elle qui avait la situation en main et personne ne la lui reprendrait. A mi-voix, très doucement, presque avec tendresse elle souffla sa formule.

  Les hurlements de la voisine ameutèrent tout le voisinage lorsque le cœur de Mordred s’écrasa sur son perron. Livide, les yeux écarquillés de stupeur, les bras en croix, il baissa lentement le regard vers le trou béant dans sa poitrine avant de se retourner. Des éclats de ses côtes s’étaient plantés entre les rosiers blancs mouchetés par son sang et au loin son cœur palpitait encore aux pieds d’une lapine qui s’accrochait aux montants de sa porte d’entrée.

- C’est comme ça qu’on fait, non ? Sourit Susan très satisfaite de son effet.

  Mordred claqua des doigts et tout ce qui était sorti de lui s’évapora en une fumée grise tandis que son buste se reconstituait. Les lèvres tremblantes, il baissa les yeux comme une gamine qui ne veut pas qu’on la voit pleurer et marcha d’un pas vif vers le terrier du Docteur. Il ralentit pour lui ébouriffer distraitement les cheveux en marmonnant.

- Oui, c’est comme ça, c’est très bien Susan.

  Il rentra ensuite, pour chialer à l’abris des regards sans doute. La lapine d’en face se frottait les yeux, probablement convaincue d’avoir halluciné. Susan la salua d’un geste de la main.

- Désolée Madame, on ne voulait pas vous faire peur. Lui assura-t-elle.

  La lapine acquiesça nerveusement et rentra chez elle avec précipitation. Susan poussa un soupire et rentra se faire une tartine, elle avait bien mérité un petit goûter.

  Mordred s’était passé le visage à l’eau claire, il avait jeté son maillot de corps à la poubelle et remettait sa veste sur ses épaules nues.

- Tu es vraiment très impressionnante Susan, peu de sorcières arrivent à produire un sort aussi précis et puissant pour une toute première fois. Je t’avoue que je m’attendais à tomber sur les fesses. Pouffa-t-il, la voix encore un peu troublée de chagrin.

- Je te l’ai dit, je ne t’aime pas. Ce n’est pas la peine de chialer pour ça. Commenta Susan en sortant le pain de sa huche. Tu veux une tartine ? On a de la gelée de coings.

- Je veux bien s’il te plait. Frissonna-t-il. Je ne pensais pas que tu me détestais à ce point.

- La haine ça vaut toujours mieux que l’indifférence. Regarde, Céleste, maintenant, je m’en fous. Ce qui m’embête dans le fait que tu l’as violée c’est que tu seras parfaitement capable de le refaire à quelqu’un d’autre mais elle, son traumatisme, elle peut royalement se le mettre au cul. Je la croiserai dans la rue, je ne lui donnerais même pas l’heure.

- Moi tu me donnerais l’heure. Sourit timidement Mordred qui se raccrochait au peu de branches qu’elle lui tendait.

- Et un bon coup de pied dans les parties. Le calma Susan. Mais oui je te donnerais l’heure. Finit-elle par lui concéder.

  Mordred recommença à se tripoter les doigts comme un débile léger qu’on oblige à aller au tableau pour réciter sa poésie et esquissa, sans vraiment oser la regarder, un geste des bras.

- Tu veux un câlin ? Demanda Susan avec mépris. Tu peux toujours te brosser ! Pose tes fesses, on n’a pas fini notre leçon.

  Elle fit chauffer de l’eau et leur prépara du thé avant de revenir s’installer à table près de Mordred en lui glissant sa tartine.

- Tiens, ça a l’air de fatiguer de se faire sortifier quand on ne s’y attend pas. Mange.

  Il contempla l’espace d’un instant cette pauvre tranche de pain comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Il s’apprêta à faire un commentaire extatique mais la moue de dégoût profond de sa progéniture le coupa dans son élan. Il se contenta de la remercier sobrement.

  Mordred lui montra alors les autres mouvements. Le « Ah » l’ouverture, le « Oh » la clôture, et le « ih » l’attraction. Symbolisés respectivement par un triangle, un cercle et un trait vertical. Rien de plus simple comme moyen mnémotechnique pour leur écriture que l’alphabet latin. Pour ce qui était de leur signification, il suffisait de bien les articuler pour s’en rappeler.

  La leçon s’acheva là sans que Mordred ne cherche à lui faire expérimenter les sorts suivants.

- Hé Mordred ! L’interpella Susan alors qu’il remontait l’allée du petit jardin du Docteur.

  Mordred se retourna un peu inquiet. Il avait fait beaucoup d’efforts pour lui être sympathique aujourd’hui, il avait beaucoup pris sur lui et même si il lui avait transmis son long nez et qu’elle avait envie qu’il reste loin d’elle au maximum, Susan ouvrit les bras de mauvaise grâce.

- Allez, viens…

  Mordred sourit et saisit l’occasion aussi vite qu’il le pouvait. Il fondit sur elle comme une buse sur un poussin et la serra dans ses bras tentaculaires contre son torse qui sentait un peu le sang séché et le brûlé. Elle lui frotta rapidement le dos pour l’aider à faire passer son gros chagrin de l’après-midi et s’autorisa à demander.

- Tu reviens quand ?

- La semaine prochaine. Lui affirma-t-il comme s’il prêtait serment. J’ai beaucoup de travail mais je reviens la semaine prochaine. Si tu as eu le temps d’avancer sur tes exercices… J’aimerai bien te proposer une petite sortie.

- On irait faire quoi ? Recula brutalement Susan avec méfiance.

- Nous irions rendre visite à ton frère si tu veux bien. J’aimerai vous présenter, je pense qu’il en a besoin, ça ne se passe pas très bien pour lui en ce moment.

  Il l’avait laissée partir de son étreinte sans même l’esquisse d’un geste pour la contraindre à y rester. Il avait l’air sincèrement soucieux pour ce garçon. Susan renifla et croisa les bras.

- Pourquoi pas alors… On verra le moment venu.

  C’était une façon polie de dire non le temps qu’elle pèse le pour et le contre. Mordred en rit, il n’était pas dupe de ce genre d’entourloupes de bas-étages. Il lui offrit sa main à serrer.

- Bonne soirée Madame Rousseau, à la semaine prochaine.

- Bonne soirée Monsieur…. Elle se rendit compte qu’elle ne connaissait pas son nom de famille et laissa un silence bien trop long pour que cela ne se remarque pas. Mordred. Finit-elle par cracher. Portez-vous bien d’ici là et ne demandez pas l’heure à n’importe qui dans la rue.

  Les yeux de Mordred pétillaient d’une joie étonnamment saine et étonnamment plaisante à regarder. Pas aussi plaisante que l’idée de lui faire éclater la cage thoracique mais elle devait admettre que ça la touchait de le voir content pour si peu.

  Le Docteur eut la décence de la laisser tranquille avec cette histoire, se contentant de commenter que le conseil municipal apprécierait que l’on limite l’utilisation de la sorcellerie en public surtout si on répétait un spectacle bizarre à base d’entrailles.

- Ces gens-là ne connaissent rien à l’art moderne. Conclut-elle en lui servant de la salade d’endives.

- D’un autre côté ils n’ont pas tort. Vous imaginez si j’avais éborgné la voisine ? Vous seriez dans un sacré pétrin.

- Pas plus que le boulanger du coin. S’amusa le Docteur. Mordred m’a dit que votre sort était d’une précision extrême, vous êtes douée pour ces choses-là. Garder la tête au froid, visualiser. Je n’ai pas d’idée exacte de comment fonctionne la sorcellerie mais il me semble que ce sont deux choses très importantes dans sa pratique.

- Si j’avais du mal à réfléchir et à observer ce qu’il y a autour de moi je serai déjà morte. Releva Susan. Tout d’abord parce que Sainte Rita c’était pas vraiment une cure de jouvence… enfin… fallait pas trop se faire remarquer par les nonnes tout en expliquant aux autres tarées que t’allais pas te laisser faire pour autant. J’ai poignardé Lisa Beckermann trois fois dans le ventre pour qu’elle comprenne qu’elle ne pourrait pas s’asseoir sur mon visage, après c’était plutôt tranquille parce que les autres savaient que j’avais un couteau. Après y’a eu le cornu dans les bois. C’est Céleste qui l’a envoyé pour me chercher mais il a failli me bouffer, heureusement que j’avais un fusil. Puis y’a eu le crash de l’avion aussi…

  Susan sentait les larmes lui monter aux yeux au fur et à mesure qu’elle racontait. Pourtant quand elle se faisait le résumé dans sa tête ça allait mais le dire à voix haute, ça le rendait réel.

- En vrai tout ça c’est de la faute de Céleste. Si elle m’avait laissé avec sa famille Mordred m’aurait cherché et elle n’aurait pas eu à craindre ses représailles. Je boîte parce qu’elle m’a abandonné dans les bois en plein hiver. J’étais à Sainte Rita parce qu’elle m’a enlevé tous les moyens que j’avais pour la retrouver. J’ai failli mourir quand elle m’a envoyé des saloperies pour me retrouver. Elle a tué Edgard qui était mon tuteur et qui m’emmenait enfin loin de Sainte Rita pour que je sois adoptée. Un hoquet douloureux lui souleva la poitrine et ses yeux sanglotaient mais ouvert pour ouvert, elle n’arrivait plus à refermer les vannes et à s’arrêter de parler. Du coup la femme d’Edgard est toute seule et le pauvre couple qui voulait m’adopter n’a toujours pas d’enfant et doit se dire que je suis morte parce qu’ils me voulaient dans leur famille. Elle m’a dit des horreurs sur Mordred et après elle m’a laissée toute seule avec lui et puis…. Et puis….

  La pression dans ses oreilles et dans son nez qui dégoulinait lui faisaient tourner la tête. Elle n’avait plus autant parlé d’une seule traite depuis… Elle n’avait probablement jamais autant parlé d’un seul coup. Le Docteur Lavander l’observait attentivement, elle lui passa une boîte de mouchoirs. Susan, les mains raidies et tremblantes se moucha bruyamment.

- Buvez un peu d’eau Susan, respirez calmement. Vous êtes en sécurité ici. Céleste est loin, elle vous a abandonnée pour la dernière fois. Vous n’avez plus rien à attendre d’elle, vous n’avez plus besoin d’attendre quoi que ce soit de sa part. Vous avez un abri, vous m’avez moi, vous avez votre papa. Nous allons vous aider à ne plus dépendre de qui que ce soit. Vous êtes une jeune fille pleine de ressources Susan, aujourd’hui commence votre chemin vers l’indépendance.

- Vous avez raison. Déglutit douloureusement Susan. Je dois rester seule pour être tranquille. Frémit-elle de tout son long.

- Non. La rattrapa le Docteur. Vous devez apprendre à être autonome pour pouvoir fonder des relations saines avec les autres. Les gens qui forment votre entourage doivent le former parce que vous avez envie qu’ils soient près de vous, pas parce que votre survie en dépend. Ils doivent être un plus dans votre vie, pas une base. Si vous tenez debout par vous-même vous ne serez plus jamais abandonnée. Il vous arrivera encore d’être déçue mais plus jamais d’être seule. Vous aurez toujours votre meilleure alliée avec vous et c’est vous-même. Mon objectif c’est de vous aider à vous débarrasser de la peine que vous avez accumulé ces dernières années pour en faire des forces, des socles sur lesquels bâtir la femme adulte que vous serez. Une femme complexe avec ses forces et ses faiblesses mais capable d’assurer son bien-être et sa survie. Une femme qui n’a ni le besoin de s’accrocher aux autres ni de les garder à distance. Vous comprenez ?

- Mais vous du coup. Tremblait Susan. Vous êtes quoi ?

- Un tuteur. Semblait sourire la lapine. Je ne suis pas vos racines, je ne suis pas votre tronc, je suis seulement à vos côtés pour vous aider à pousser sainement. Le lien qui nous uni est dans les faits assez artificiel et sera amené à être rompu un jour ou l’autre lorsque vous aurez suffisamment grandit.

- Vous allez me laisser alors. Se referma l’adolescente crispée sur son mouchoir.

- En tant que tuteur. Admit-elle. Cela ne m’empêchera pas pour autant de rester votre amie. Les gens et les relations évoluent et grandissent avec le temps. La nôtre grandira aussi.

  Susan fut parcourue d’un long frisson glaçant. Elle se leva de table et marmonna une excuse. Elle avait besoin d’une douche chaude et d’aller se coucher.

  Une fois réchauffée et blottie sous la couette, il lui semblait que toute force l’avait abandonnée. Elle n’arrivait pas même à pleurer elle se sentait juste seule et perdue et sans la moindre énergie. Le Docteur frappa à sa porte et entra discrètement.

- Puis-je ?

  Susan ne répondit pas. Le Docteur s’avança à petit bonds et vint s’asseoir sur le bord de son lit. Comme si sa présence avait provoqué la monté de la marée, une salve de larmes revint sur ses joues à la vitesse d’un cheval au galop.

- Je veux pas être grande. Chouina-t-elle d’une voix suraigüe qu’elle ne maîtrisait absolument pas.

- Ce n’est pas ce que je vous demande Susan. Quoi qu’il advienne vous le serez mais ce sera un long chemin et je veux que vous sachiez que même si c’est à vous de le traverser, je serai près de vous pour vous guider, voilà tout.

  Susan se crispa sur sa couette pour combler le creux dans son ventre, pour calmer le vent froid qui hurlait dans son esprit. Une requête étrange traversa ses lèvres sans qu’elle ne l’ait formulée dans sa tête.

- Je veux mon papa.

  Le Docteur acquiesça et sortit de la chambre. Si Susan était parvenue à lâcher cette putain de couette elle se serait giflée. Elle n’avait pas envie de voir Mordred, il faisait peur, il était malsain, il était tordu… oui mais il était là.

  Les yeux grands ouverts à fixer le mur, la gorge serrée à l’étrangler, elle n’aurait pas su dire combien de temps s’était écoulé entre le départ du Docteur et l’arrivée de Mordred. Elle l’entendit retirer ses chaussures et le sentit grimper sur le lit pour s’allonger contre elle.

- Là mon bébé, je suis là.

  Il la serrait de toutes ses forces et elle se remit à pleurer. Il la berça avec tendresse jusqu’à ce qu’elle dorme et à son réveil, elle était toujours dans ses bras.

  Elle se sentait bien. Soulagée d’un poids dont elle ignorait l’existence. Comme si depuis le début elle n’avait jamais su que l’on pouvait marcher sans avoir un caillou dans la chaussure et qu’elle découvrait le plaisir de se déplacer sans cette gêne. Elle enfuit son visage dans la veste de Mordred et elle le serra aussi fort que possible.

- Ça va mieux mon bébé ? Demanda-t-il en lui caressant les cheveux avec tendresse.

  Susan ne répondit pas. Elle ne voulait pas qu’il arrête de passer ses doigts dans ses cheveux, elle ne voulait pas bouger, jamais. De toute façon elle n’était pas encore une adulte et n’avait pas prévu de l’être avant longtemps alors qu’on ne lui pose pas de questions. Elle n’était même pas sûre d’avoir été un jour une enfant d’ailleurs et est-ce qu’on pouvait vraiment devenir un adulte sans avoir été enfant avant ? Non, ce serait absolument absurde. Ce qu’elle voulait maintenant, c’était être un bébé, un tout petit bébé, elle serait une enfant en temps voulu, puis une adolescente, puis on verrait bien.

- Je t’aime. Lui ronronna Mordred en embrassant le sommet de son crâne. Je t’aime de tout mon cœur.

- Papa. Geignit Susan à moitié étouffée dans sa veste.

- Qu’est-ce qu’il y a mon cœur ? Lui demanda Mordred avec une douceur nouvelle.

- J’ai faim ! Grommela-t-elle.

  Mordred rit de bon cœur et la lâcha pour se lever et remettre ses chaussures.

- Alors viens prendre ton petit déjeuner. Tu veux que je te prépare quelque chose ? Olivia est d’accord pour que je te prépare des œufs.

- Je veux que tu me porte. Renifla Susan en faisant la moue.

- Tout ce que tu voudras ma princesse. Fondit Mordred devant sa progéniture affalée.

  Il la ramassa précieusement du lit et la porta sur ses hanches comme les singes portent leurs petits. En bon apprenti Ouistiti, Susan coinça ses chevilles dans son dos pour verrouiller sa position et s’accrocha aux épaules de son père, bien décidée à ne pas le lâcher quoi qu’il advienne.

- Je vais te poser mon cœur, sinon je ne pourrais pas te préparer ton déjeuner.

  Susan le mordit de toutes ses forces dès le moment où elle le sentit descendre pour la poser à terre. Elle lui planta le peu d’ongles qu’elle avait dans la nuque et resserra ses genoux autour de sa taille. Il voulait être son père depuis le début alors qu’il assume, elle, elle était un bébé singe et si on lui retirait son parent elle crierait, mordrait, grifferait jusqu’à être à nouveau bien en place.

  Décontenancé, elle le sentit lancer un regard inquiet au Docteur Lavander qui assistait à la scène avec beaucoup d’intérêt.

- Susan, qu’est-ce que vous nous faites comme cirque ? Intervint le Docteur avec fermeté. Vous êtes ridicule.

- Non, je suis une princesse ! C’est mon Papa qui l’a dit ! Répondit-elle en imitant le ton insupportable des gamines de Sainte Rita qui avaient des parents.

  Sans regarder Mordred, elle pouvait deviner qu’il souriait, très fier que son engeance donne un quelconque crédit à sa parole. Tant de bêtise mit fin à son envie de faire un caprice, elle lui tapota les épaules.

- C’est bon tu peux me lâcher j’ai fini.

  A contre-cœur, Mordred la posa à terre. Il essaya de lui embrasser la tempe, elle l’esquiva, se lava les mains et passa derrière les fourneaux pour préparer le thé, les toasts et tout ce qui se mangeait d’ordinaire au petit déjeuner dans le terrier du Docteur sans même un regard pour Mordred.

  Elle put l’entendre se laisser tomber sur une chaise et pousser un soupir. Susan lui accorda enfin de lui jeter un coup d’œil, il avait l’air fatigué, ses cheveux grisonnaient, ses yeux acides se perdaient dans des limbes lointains.

- Tu prends du sucre dans ton thé ? Lui demanda-t-elle le temps que ça infuse.

- Non merci. Répondit Mordred qui s’était redressé.

  D’une caresse sur ses tempes, il rajeunit son apparence. Sa peau se lissa, ses cheveux reprirent leur couleur châtaigne aux reflets froids, il lui sourit. C’était un bel homme, vraiment, il réussissait l’exploit de bien porter ce long nez droit qui sur elle faisait l’effet d’un museau de fouine. Merde, comment s’y était-elle prise pour avoir une gueule pareille alors que ses deux parents étaient aussi beaux ? Céleste s’était amusée à prendre tous les escaliers qu’elle croisait sur le ventre ou quoi ? Bah, ils étaient beaux mais c’étaient quand même de sacrés connards, tous les deux, chacun dans son genre. Au moins elle n’était pas à leur niveau dans tous les domaines, quoique, elle n’était pas forcément très fière de la façon dont elle traitait son père.

  C’était juste un vieux avec un pet au casque. Des gens qui avaient fait des choses horribles elle en avait côtoyé toute sa vie sans que ça ne la dérange alors pourquoi quand l’un d’entre eux se décidait à être sympa avec elle… Elle devait avoir un pet au casque elle aussi. C’était la seule solution et étrangement c’était une solution assez satisfaisante. « Mon père est fou, je suis folle, c’est dans l’ordre logique des choses. » Bien, soit, elle était folle, est-ce que les fous avaient une mauvaise vie ? Pour peu qu’elle s’abstienne d’avoir l’air folle devant les mauvaises personnes ça devrait aller. Elle pourrait toujours laisser libre court à sa folie lorsqu’elle serait seule ou seule avec Mordred, puisqu’il était fou lui aussi il ne le remarquerait probablement même pas.

  Susan conclu sa réflexion en servant un ramequin de salade de fruits au Docteur puis à son père. Tant qu’elle serait ici, elle devrait avoir l’air normale. Plus de caprices, plus de colères, plus de larmes, plus de moue boudeuse et plus le moindre gros mot. Elle allait être une jeune fille exemplaire, digne de la confiance du Docteur, finit la souillon des bois. Finit jusqu’à ce que Papa l’emmène en promenade.

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