Songe d'une fin d'été

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  Il fallait se lever tôt dans la petite maison du Docteur Lavander, dans son terrier plutôt, un terrier bien plus grand que ce que Susan aurait pu imaginer. Si tout y était propret, douillet et lambrissé, ça ne l’empêchait pas de s’enfoncer sur trois niveaux dans le sol de la campagne écossaise à en croire les explications du Docteur.

  Susan avait fini par venir à bout du tour du propriétaire, rien n’était fermé, rien n’était honteusement dissimulé dans un placard. Le Docteur l’avait laissé retourner chaque recoin, chaque tiroir, soulever chaque tapis de sa maison et avait simplement conclu l’inspection en se passant la patte derrière l’oreille.

- Ma maison vous convient-elle ?

- Oui ! Déclara Susan avec assurance. Elle est très belle et très propre. Si vous avez besoin d’aide pour le ménage, maintenant je sais où se trouve la serpillière.

- Pardonnez-moi de vous poser cette question mais… Pourquoi avez-vous tenu à explorer mon terrier avec tant de zèle ? Demanda-t-elle en commençant à remonter le couloir en pente douce qui menait du cellier à ses appartements.

- Je me plais bien ici. Répondit Susan en reniflant. Je voulais m’assurer que ça n’allait pas me retomber dessus.

- Je comprends, on n’est jamais trop prudent. Votre papa m’avait dit que vous aviez vécu des moments difficiles, est-ce que vous accepteriez de m’en parler ?

- Vous êtes une espèce de psychiatre ? Se figea Susan. Vous allez me sédater ?

- Je ne pense pas que cela serait nécessaire mais si vous y tenez absolument nous pourrions en discuter.

- Oh, super… Grimaça Susan.

- Allons, vous saviez que j’étais Médecin pourtant. Je ne vois pas en quoi cela vous surprend que je sois psychiatre. Poursuivit le Docteur en bondissant dans sa petite robe à pois.

- Je pensais que vous étiez un médecin qui sert à sauver des vies, pas à parquer les tarés.

- Susan, regardez mes pattes velues et mes griffes et dites-moi si sincèrement vous trouvez que ce serait une bonne idée que j’opères quelqu’un à cœur ouvert.

- Ouais bon, pas chirurgienne mais proctologue pour ce que j’en sais…

  La lapine se tourna vers elle avec un regard désapprobateur et poussa un soupir. Susan se sentit rougir et baissa les yeux, elle n’aurait pas dû lui parler comme ça. Après-tout le Docteur Lavander la recevait gracieusement et prenait soin d’elle.

- Souhaitez-vous un thé ? Proposa le docteur pour changer de sujet.

- Oui Madame. Répondit piteusement Susan en tâchant de se faire oublier.

- Vous savez, je pense qu’il est temps que nous sortions un peu, de l’air frais vous ferait le plus grand bien. Que diriez-vous de m’accompagner au marché d’Edimbourg demain matin ?

- Je n’ai jamais été au marché de ma vie mais je veux bien essayer. Marmonna Susan encore honteuse de l’avoir contrariée.

- Alors c’est par le marché d’Edimbourg qu’il vous faut commencer ! C’est le plus beau d’Europe ! Tous les êtres magiques de l’archipel et bien plus encore s’y retrouvent pour commercer et s’échanger les nouvelles. Nous verrons comment vous réagirez à l’agitation mais j’aimerai vraiment vous montrer l’allée des spectacles.

  Susan se contenta d’acquiescer à tout ce que le Docteur Lavander lui décrivit. Les musiciens, les conteurs, les funambules, les couleurs, les parfums, les rires et les chants du marché d’Edimbourg. Elle en parlait avec beaucoup de tendresse, ce devait vraiment être un endroit important pour elle et Susan sentait monter en elle un vertige à l’idée d’y être conviée.

  Le lendemain matin, elles se réveillèrent avant l’aube et le Docteur lui fit passer une salopette en velours, un chemisier, des bottines, un manteau et une grosse casquette que Mordred avait apparemment envoyés pour elle.

- Il fait particulièrement frais en cette période, vous devez bien vous couvrir. Lui assura la lapine. En plus votre papa a l’œil, ces couleurs d’automne flattent votre teint.

  Susan lui aurait bien dit qu’elle s’en battait le cul d’avoir le teint frais et que ce qui importait pour des vêtements c’était d’être confortables et de couvrir ledit cul mais elle ne voulait pas prendre le risque d’être privée de sortie ou même de simplement contrarier le Docteur qui se faisait une joie de leur petite escapade.

- Nous allons nous y rendre en Serpent si cela vous convient. Nous avons de la chance, le réseau local vient d’être entièrement rénové !

- C’est un genre de tramway ? Hésita Susan.

- C’est le transport public magique. Expliqua le Docteur qui ne semblait pas mieux comprendre que Susan ce qu’était vraiment un tramway. C’est une invention de votre père en collaboration avec la Grande-Nichée des Hommes-Rats.

- La Grande-Nichée c’est un genre d’association c’est ça ?

- C’est le nom qu’ils donnent à l’ensemble des communautés d’Hommes-Rats à travers le monde. Ce sont d’excellents ingénieurs, ils bâtissent des villes superbes et des machines inimaginables en un rien de temps et comme ils sont présents absolument partout sur terre ils étaient les personnes à contacter pour un projet tel que le Serpent.

- Parce que y’a du Serpent partout ?

- La promesse du Serpent c’est de vous transporter n’importe où dans le monde en moins de deux heures et grâce à la magie de votre père et à l’ingéniosité de la Grande-Nichée, c’est effectivement possible. Le véritable avantage de ce réseau, c’est qu’il n’a pas besoin de voies prédéfinies. Je ne saurais vous expliquer exactement comment cela fonctionne mais le Serpent va exactement où l’on souhaite l’emmener sans que la pierre ou la mer ne soient des contraintes.

- Eh beh ! Souffla Susan. Il ne s’est pas moqué de vous le Mordred, si ça marche vraiment ça fait un point pour lui.

  Susan cru comprendre que le Docteur Lavander lui souriait. La lapine passa son manteau, s’assura d’avoir tout ce dont elle avait besoin dans son panier en osier et referma la porte de son terrier soigneusement derrière elles.

  Elle avait raison, il faisait frisquet cependant le ciel encore pâle de sa nuit annonçait un grand soleil et les colchiques faisaient avec grâce leurs ablutions de rosée. Susan prit une grande bouffée d’air frais et mordit la campagne Ecossaise du regard. C’était beau, en tout cas ça lui plaisait. Les tourments de pierre verdoyants qui disparaissaient dans la brume, les petites palissades de bois peints çà et là qui marquaient l’entrée d’autres terriers sans doute comparables à celui du Docteur. Susan n’avait pas imaginé qu’elle puisse avoir des voisins et pourtant à une dizaine de mètres d’elles, un vieux lapin habillé en jardinier paillait ses parterres de fleurs. Il se redressa pour les saluer d’un signe de patte qu’elles lui rendirent de bon cœur. Susan n’aurait quitté cet endroit pour rien au monde. Il fallait être fou pour vouloir vivre ailleurs.

- Venez, nous allons manquer notre navette. Lui rappela le Docteur en bondissant gaiement sur le sentier de larges pierres plates qui reliaient les jardins du village entre eux.

  Elles approchèrent d’une petite tonnelle qui couvrait l’entrée d’un tunnel et sur laquelle étaient indiqués les horaires de passage du Serpent. Elles s’enfoncèrent sous terre et, à ce qui semblait être le quai d’embarquement, elles s’arrêtèrent à un guichet de bois sombre derrière lequel une ratte se limait les griffes d’un air blasé.

- Bonjour Marge, je souhaiterai deux billets aller-retour pour le marché d’Edimbourg s’il te plait.

- Bonjour Docteur. Soupira la ratte d’une voix nasillarde et agacée. Avec une réduction enfants je présume…

- Non, elle a plus de treize ans. Expliqua le Docteur sans prendre ombrage de l’indolence de la ratte et en extrayant docilement deux petites pièces d’or de son porte-monnaie.

  La ratte les prit en échange de deux tickets blancs cartonnés et liserés d’argent. Le Docteur lui confia le sien en lui demandant de ne surtout pas le perdre et elles se rendirent sur le quai où un long train à vapeur les attendaient déjà.

  Susan devait admettre ne pas s’être attendue à l’aménagement d’un blanc immaculé du wagon dans lequel elles embarquèrent. Les seules occurrences de couleurs venaient des sièges tapissés d’un vert pomme vif et des poignées et mains-courantes assorties prévues pour les voyageurs qui souhaitaient rester debout pour le temps de leur trajet. Comme le wagon était vide, elles prirent place. Un battement de cil et une secousse plus tard, les portes se rouvrirent pour laisser entrer une famille de petites personnes dotées d’oreilles pointues et extraordinairement grandes par rapport à leurs têtes. Ils les saluèrent avec civilité avant de s’installer. A nouveau une secousse et le Docteur se leva.

- Nous y sommes, dépêchez-vous il serait fâcheux de manquer notre arrêt.

  Elles descendirent sans plus de question et se retrouvèrent sur un quai similaire à celui sur lequel elles avaient embarqué mais cette fois il était noir de monde. Et quel monde !

  Des gens qui ressemblaient à la famille qui avait brièvement partagé leur voiture, des rongeurs géants de toutes les espèces, des humains à tête d’oiseaux, des centaures, des femmes à l’allure fantomatiques et aux cheveux flottant autour de leurs têtes comme par grand vent qui semblaient échanger sur la qualité de leurs linceuls respectifs. Il y avait aussi un groupe d’écoliers qui n’avaient tout bonnement pas de tête et portaient sur leurs cous sombres des flammes bleutés qui scintillaient dans ce qui devaient être des rires puisqu’ils se courraient après en se passant une balle.

  Machinalement, Susan saisit la patte du Docteur et la suivit à travers la foule, tout absorbée par ses contemplations, à peine capable de penser à mettre un pied devant l’autre. Elle n’était pas encore capable de dire si elle aimait l’Edimbourg magique qui se déployait sous ses yeux mais elle la fascinait.

  Elles sortirent de la gare sur une route pavée encore humide d’un nettoyage à grandes eaux et se faufilèrent entre les hautes maisons de pierre aux façades colorées jusqu’à un marché couvert d’une verrière soutenue par de hautes colonnes de fer ouvragées de motifs floraux.

- Bienvenue au marché d’Edimbourg Mademoiselle Rousseau. Annonça le Docteur avec les yeux brillants d’impatience.

  La foule qui se pressait entre les étals était de la même fournée que celle qui occupait la gare. Un foisonnement de silhouettes improbables mais définitivement de bonne humeur qui grouillait et jacassait de bon cœur en choisissant légumes, volailles et épices dont les sillages laissèrent à Susan une faim de loup alors qu’elles remontaient l’allée principale vers les fleuristes et primeurs exotiques qui proposaient des fruits qui changeaient de forme et de couleurs en fonction de qui les prenait. L’un des marchands les interpella avec force insistance et un accent qui ne passait pas inaperçu.

  Il s’agissait d’un homme très brun dont le buste était monté sur un corps de cheval.

- Mesdames, mesdames, approchez. Alpagua-t-il en découpant l’un de ces fruits mouvants. Venez goûter la meilleure ambroisie de la Méditerranée ! Mûrie sur les flancs du mont Parnasse ! Cultivée depuis dix générations par la famille Notaras. Horticulteurs de père en fils ! Goûtez mesdames !

  Susan attrapa le morceau de fruit orange et ferme que le centaure avait piqué sur le bout de son couteau. Entre ses doigts il prit une couleur rose pâle et une texture un peu granuleuse, lorsqu’elle le mordit, elle se rendit compte qu’elle n’avait probablement jamais rien mangé de bon dans sa vie. Ce fruit avait le goût d’une tarte aux pommes avec de la cannelle, d’un grand verre de lait frais, d’une grosse boule de crème glacée à la vanille, d’un vêtement bien chaud, d’un sourire, d’un câlin. Susan aurait pu en pleurer tellement c’était bon et elle en fût si émue qu’elle ne parvint même pas à finir le morceau qui lui restait dans la main. Elle se tourna vers le Docteur qui grignotait pensivement la tranchette violette que lui avait donné le marchand.

- Je vais vous en prendre deux je vous prie. Admit-elle en cherchant son argent. Ce sera pour notre goûter confia-t-elle a Susan avant de lui donner un mouchoir pour essuyer ses yeux humides.

  Ravi d’avoir fait des affaires le centaure leur confia un sac en papier renfermant les précieux fruits qui se moiraient d’or et d’arc en ciel au contact de leur contenant.

  Elles poursuivirent dans les allées du marché à la recherche de plantes aromatiques et Susan, finalement plus troublée par la faune locale que par le goût de l’ambroisie acheva pensivement son morceau au moment où elles arrivaient dans l’allée des artisans. Les vanniers, les potiers, les tanneurs redoublaient d’effort dans ce qui semblait être une bataille acharnée pour produire l’objet le plus fin, le plus délicat et le plus improbable qui puisse être. De portes-feuilles sans fonds qui tenaient le compte de l’argent qu’on y mettait, des gants qui entretenaient votre manucure, des pots qui barataient le beurre tous seuls, des boîtes à parfumer le tabac. Mais le gadget qui plût le plus à Susan fut le panier pour emmener les enfants à l’école.

  Une lapine en faisait la démonstration pendant que son époux continuait à tresser l’osier derrière leur étal. Elle portait sans peine sur le coude un panier des plus similaires à celui qu’avait emporté le Docteur, s’amusait à le soulever au-dessus de sa tête, le poser, le faire tourner pour montrer à quel point il était léger puis elle ouvrit l’un des battants qui le couvrait et commencèrent à en sortir une nuée de lapereaux de toutes tailles à n’en plus finir. Les huit derniers étaient quasiment adultes et portaient dans leurs bras des nourrissons encore nus. Ils étaient au moins trente et à en croire la tâche en forme de trèfle qu’ils avaient sur l’œil, ils étaient tous frères et sœurs.

- Docteur. Se tourna brusquement Susan. Vous avez des enfants ?

- Non, il est très difficile pour nous autres lapines d’être mariées et d’avoir une carrière. J’ai renoncé à avoir des enfants pour me consacrer à l’écriture.

- On n’a pas besoin de se marier pour faire des enfants. Lui rappela Susan.

- Oui, mais s’il m’arrivait d’en avoir j’en aurais au moins quatre et je préfère ne pas avoir à m’occuper des couches seule.

- Ça peut se comprendre. Admit Susan. Vous avez des frères et sœurs ?

- J’en ai six-cent vingt dont la moitié sont mes aînés. Ma mère était très fertile, je dois admettre ne pas les connaître tous.

- Eh beh ! Moi qui trouvais la campagne clairsemée !

- C’est parce que je fuis les lapereaux comme la peste. Pouffa le Docteur. Je ne vis entourée que de personnes âgées qui reçoivent peu leurs petit-enfants.

- Ça ne doit pas être très agréable pour vous de me recevoir alors… S’excusa Susan.

- Tu ne cours pas partout en hurlant, tu ne laisses pas de poils de mue sur le canapé, tu ne me tires pas les oreilles et ne fais pas de caprices à table. Si mes petit-frères avaient été comme toi, j’aurais déjà cinquante lapereaux dans mes jupes.

- Je vais prendre ça pour un compliment. Sourit Susan.

  Le Docteur Lavander était probablement ce qu’elle avait eu de plus proche d’une tutrice acceptable. Jamais elle ne l’avait mise en danger ou cherché à justifier quoi que ce soit d’humiliant ou de douloureux porté à son encontre. C’était juste un énorme lapin en robe qui lisait des traités de neurologie, faisait des infusions de fenouil et des biscuits de graines au sirop et se laissait prendre dans les bras lorsque cela était nécessaire. En plus elle l’avait emmenée au marché d’Edimbourg et ça c’était probablement la chose la plus chouette qu’on lui ait faite depuis un paquet de temps pour peu qu’on lui ait déjà fait quelque chose d’aussi chouette.

  La balade se poursuivit jusqu’au fameux quartier des artistes où peintres, conteurs, échassiers et musiciens se disputaient jalousement l’attention des passant, n’hésitant pas à se vanner les uns les autres par-dessus le parterre de spectateurs qui se réjouissait de ces hostilités de connivence. Au bout de la rue, un gigantesque dragon aux écailles rubis reposait sa tête sur sa patte et sa patte sur une boule de cristal. « Venez entendre la bonne aventure messieurs-dames ! Le dragon voit, le dragon sait ! Qui veut connaître son avenir ? » Une foule de jeunes gens se bousculaient devant lui en tendant des pièces.

- Quel escroc ! Grogna Le Docteur Lavander. Susan, ne vous laissez jamais prendre au piège des prophéties et des prédictions, la magie n’est pas capable de lire l’avenir et ne le sera jamais. Je sais qu’il est tentant d’y croire lorsqu’on a déjà ouvert notre esprit à la perspective de l’existence des spectres et de toutes ces merveilleuses créatures qui nous entourent mais lire l’avenir ce sont des sornettes !

- Oh, de toutes façons j’ai déjà bien assez de mal avec ce qui m’arrive au jour le jour pour ne pas avoir envie de m’inquiéter de ce qui arrivera plus tard. Chaque souci en son temps.

- Vous avez parfaitement raison ! Un pas à la fois. En parlant de cela, j’ai faim. Que diriez-vous de déjeuner ? L’une de mes sœurs tient un restaurant au cœur du marché et sert la meilleure fleur de courge farcie d’Edimbourg. J’espère que la fin de saison n’est pas trop fraîche et qu’elle en a encore.

- Avec plaisir ! Je n’ai jamais mangé de fleurs.

- Alors c’est un must ! Mais ne vous inquiétez pas, si elle n’en a plus, le reste est absolument délicieux aussi.

  Elles rebroussèrent donc chemin jusqu’à une serre implantée en plein cœur du marché couvert d’où allaient et venaient lapins, rats, centaures et lutins l’air affamés ou bien repus. Le parfum des légumes frais lui chatouillait le palais et elles furent guidée jusqu’à une petite table de jardin en fer forgé par un écureuil en redingote qui leur apporta une carafe d’eau fraîche garnie de rondelles de concombre et deux menus soigneusement calligraphiés.

  Le Docteur passa leurs commandes tandis que Susan les servait en eau. Leurs furent servies rapidement deux grosses fleurs jaunes à chacune dans une assiette décorée de lamelles de carottes et de courgette braisées. La farce fraiche se composait d’une salade de tomates et de concombre agrémentée de capres, d’échalotes et de thym relevée par un filet d’huile d’olive. C’était léger, c’était bon, indiscutablement, les lapins savaient ce qu’ils faisaient quand il se mettaient aux fourneaux. Le petit nez du Docteur Lavander frétillait de plaisir alors qu’elle grignotait sa fleur et ça ne manquait pas de rendre ce déjeuner encore plus plaisant.

- Oh ! J’ai failli oublier. S’interrompit soudain le Docteur en pleine dégustation. Votre papa souhaitait vous voir aujourd’hui. Si vous êtes d’accord nous pourrions passer le rejoindre au Salon de thé de Madame Chair-de-Poule à dix-sept heures.

- Hum… Mastiqua Susan. Est-ce que Madame Chair-de-Poule est vraiment une poule ?

- Non, c’est une dame blanche. Admit le Docteur.

- Dommage, ç’aurait été une poule j’y serais bien allée.

- Vous n’aimez pas les dames blanches ? Se laissa surprendre la lapine.

- Je n’en sais rien, je n’en connais pas personnellement. Répondit-elle en haussant les épaules. Je voulais seulement voir une poule géante qui tient un salon de thé.

- Dois-je en déduire que vous ne souhaitez pas voir votre papa ? Hésita le Docteur.

- Je m’en fiche. Si ça vous fait plaisir qu’on aille le voir on y ira… De toutes manières il ne peut pas faire grand-chose de grave dans un endroit aussi fréquenté…

- Allons Susan, il ne s’agit pas de ce qui me plairait ou pas mais de ce que vous souhaiteriez faire. Si vous ne voulez pas vous y rendre nous rentrerons à la maison lorsque nous aurons fini de profiter des attractions du marché.

  Le Docteur Lavander avait beau dire cela, Susan était convaincue que son but était de la faire revoir Mordred. C’était un coup au cœur qu’elle devait encaisser. La sortie, les merveilles du marché, le bon repas… Tout ça c’était pour la mettre dans de bonnes dispositions pour voir son père. Quelque part c’était compréhensible, elle était probablement payée pour ça, alors autant lui faciliter la tâche.

- J’ai bien envie de rencontrer ma première dame blanche. Céda Susan.

- En êtes-vous sûre ? S’inquiéta le Docteur.

- Oui. Grommela Susan.

  Si elle voulait s’assurer qu’elle n’allait pas se défiler au dernier moment elle aurait aussi bien pu lui passer les menottes, ce n’était pas la peine de jouer la compassion.

  A partir de là, tout prit un goût amer. Les piaillements guillerets des enfants qui jouaient lui furent insupportables, la masse de de créatures magiques suffocante et brutale et les odeurs de la foule lui soulevaient le cœur. Elle avait des crampes dans le mollet, le ventre en bataille, la gorge serrée et les yeux rivés sur les pavés à présent secs mais jonchés de détritus. Elle tenait toujours la patte du Docteur, résignée à son sort. Elle aurait dû se douter qu’il y avait une entourloupe derrière tout ça, que chaque moment de joie était contrebalancé par une énorme claque directement derrière.

  Elles s’arrêtèrent devant une haute maison de pierre sombre qui ressemblait à une chapelle gothique engoncée entre deux immeubles anciens. Un frisson parcouru Susan et le Docteur poussa la porte de chêne clouté.

  L’intérieur était étonnamment clair, les hauts vitraux diffusaient une lumière douce et colorée, la pierre à l’extérieur devait être bien sale parce que l’intérieur de la chapelle était de grès rose pâle orné de lys blancs fantomatiques qui poussaient à même le sol et dégageaient un parfum léger. Au centre de la chapelle se trouvait un bassin d’eau clair où nageaient des carpes blanches et autour duquel se trouvaient, disposées sur des plateformes de bois assez éloignées les unes des autres pour assurer la discrétion des conversations, des banquettes et des fauteuils couverts d’une soie bleue et or finement ouvragée accompagnés de guéridons et de tables basses richement marquetés.

  Mordred les attendait et s’avança vers elles en souriant. Sa longue silhouette flattée par un veston cintré brodé de nymphéas blancs. Il était très chic et avenant si ce n’étaient ses longues enjambées qui le rapprochaient bien trop vite d’elle.

  Il s’arrêta pourtant à une distance acceptable et sembla hésiter, ses yeux couleur d’absinthe balayant nerveusement son visage, il posa un genou à terre. Il était toujours plus grand qu’elle.

- Bonjour Susan, est-ce que… je peux te prendre dans mes bras ? Demanda-t-il avec une douceur suspecte.

- Si je dis non tu vas transformer quelqu’un en abomination qui va manger tout le monde ? Renifla Susan.

- Non. Sursauta-t-il comme s’il s’agissait d’une chose qu’il n’avait jamais faite avant. Bien sûr que non.

  Elle ne put retenir une grimace entre le dégoût et le dépit. Elle s’avança à contre cœur pour se mettre à portée d’étreinte.

- Vas-y mais fait vite.

  Mordred ne se fit pas prier et l’enveloppa de ses longs bras pour la serrer contre son épaule osseuse. Il sentait un mélange subtil d’eau de rose et de pâte d’amande ce n’était pas désagréable. Il la relâcha avant que son contact ne devienne inconfortable. Bon point pour lui.

- On dirait que j’ai eu l’œil, ta tenue te vas très bien. Tu es superbe ! Se flatta-t-il. J’avais peur qu’elle soit un peu petite mais tu es tellement maigre…

- Range tout de suite ta bite dans ton pantalon. Le prévint Susan. Je ne suis pas superbe, je ne suis pas mignonne, je ne suis pas jolie et en ce qui te concerne je ne suis même pas une fille. Maintenant dis-moi ce que tu as à me dire qu’on en finisse !

  Elle fronçait les sourcils d’un air sévère mais intérieurement, elle était terrifiée, elle ne voulait juste pas que ça se voit et elle priait pour faire aussi peur à Mordred qu’il lui faisait peur. Ce n’était pas gagné.

- Je voudrais t’offrir un chocolat d’abord si tu veux bien.

- Avec du lait ou avec de l’eau ? Demanda-t-elle avec une méfiance qu’elle trouva elle-même ridicule.

- Avec du lait. Répondit Mordred.

- Bien. Conclu Susan en détournant au plus vite le regard de son père pour se concentrer sur la table qu’il avait quitté pour les accueillir.

  Elle s’y dirigea en serrant les dents pour ne pas se mettre à pleurer et partir en courant. De toute manière si elle courait elle aurait de fortes chances de finir par s’étaler par terre alors autant ne par rajouter une couche de ridicule par-dessus le danger.

  Elle prit place sur un fauteuil juste assez inconfortable pour vous faire garder une bonne posture tandis que Mordred et le Docteur Lavander échangeaient des regards entendus. Ils furent servis par un spectre de mariée qui parlait avec une voix traînante et pleine de mélancolie mais étrangement apaisante. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu Mordred, Susan aurait sans doute apprécié l’endroit. Les clapotis du bassin, le frémissement léger des pétales de lys qui se frôlaient sur le passage de la maîtresse des lieux, le jeu du soleil dans les vitraux qui représentaient des créatures magiques célèbres à en croire les inscriptions qui les bordaient. Il y avait des dragons, un lapin avec une épée qui s’appelait Basile, des sirènes sur un rocher qui calmaient une tempête dantesque en soufflant à tour de rôle dans une conque jusqu’à l’épuisement. Un oiseau aux plumes multicolores et aux ailes terminées par des flammes qui protégeait de son corps une cité aux murs d’or et d’ivoire.

   Susan était intriguée, elle aurait bien aimé questionner le Docteur sur ces histoires mais pas devant Mordred.

- Je voulais te voir pour te parler de ton apprentissage de la sorcellerie. Commença-t-il presque timidement. J’aimerai beaucoup pouvoir venir te donner des cours, au moins une fois par semaine. Si tu ne veux pas que je sois ton professeur, j’en trouverais un autre mais je pense qu’il est essentiel que tu commences aussi tôt que possible.

- Parce que je devrais faire plus confiance à tes petits copains qu’à toi ?

- Tu fais bien confiance au Docteur Lavander, non ?

- Plus maintenant. Asséna Susan sans ménagement.

- Elle t’a laissé le choix pourtant. Se referma Mordred.

- D’arracher le sparadrap maintenant ou plus tard ? Désolée mais ce n’est pas un choix ça. Si je dois y passer, autant que j’y passe. Si tu veux m’apprendre la sorcellerie, d’accord mais t’attends pas à ce que je sois ta copine ou que je te laisse me câliner ou me donner des petits surnoms stupides. Première entourloupe, premier truc louche, j’te plante jusqu’à ce que tu bouges plus et je disparais.

- Bien Madame. Admit Mordred avec une solennité glaçante.

  Susan fût servie une tasse de chocolat chaud couverte de crème fouettée qu’elle dégusta avec un semblant de satisfaction. Elle avait posé ses termes, Mordred les avait acceptés, ceci dit, il n’avait pas encore posé les siens et rien ne disait qu’il respecterait sa parole. Manifestement il rongeait déjà son frein et ses doigts se tordaient nerveusement entre eux sans qu’il n’ose toucher au café qu’il s’était commandé.

- Olivia, accepteriez-vous de nous laisser discuter ? Demanda Mordred, la gorge serrée.

  Le Docteur prit sa tasse de thé et s’éloigna pour observer les vitraux et consulter les bibliothèques nichées sous les grandes arches. Susan grinça des dents si fort que si toutes ses dents de lait n’étaient pas parties ça aurait été chose faite à l’instant. Mordred hésita longuement et s’approcha un peu.

- Ecoute, je ne sais pas ce que tu as vécu jusqu’à présent et je me doute que mon entrée dans ta vie a été pour ainsi dire… apocalyptique… Au sens premier du terme. Cependant, j’aimerai que tu saches que…même si j’ai mis un certain temps avant de découvrir ton existence… Je t’aime comme seul un père peut aimer son enfant. Je suis extrêmement vieux et un peu trop éloigné de ton monde peut-être mais je veux ton bien. Je veux que tu deviennes forte et indépendante, je veux que tu sois heureuse, je veux te transmettre mon savoir. C’était sans doute maladroit de ma part de préparer ainsi notre rencontre avec le Docteur Lavander et je ne voulais pas que tu te sentes piégée, au contraire. Je t’ai confiée à elle parce que c’est une amie de confiance et une excellente praticienne. Je sais qu’elle peut t’aider à te sentir mieux et à prendre le dessus sur tes difficultés.

- Ne parle pas comme ça alors que tu as fait des tangrams avec une dizaine de cadavres sous mes yeux. Grinça Susan.

- Alors, d’une part je n’ai pas dit que je n’étais à l’origine d’aucune de ces difficultés… La reprit Mordred. Ensuite, ça n’enlève rien à ce que je souhaite pour toi. J’ai bientôt mille ans et tu es le premier enfant dont je dois directement prendre la charge, je pense qu’il est raisonnable de me laisser un temps d’adaptation. On ne passe pas de terreur médiévale à bon père de famille respectable en deux coups de cuillère à pot.

- Pauvre doudou. Commenta Susan avec flegme. Il reste que tu n’auras pas la charge de moi longtemps si tu refais un charnier ou que j’apprends que tu tripotes des gamines.

- Promis juré ! Reconnu Mordred en levant les mains. Je ne tripoterai que ceux qui le souhaitent et qui sont capable de consentement éclairé.

- C’est mieux que rien… et pour les charniers ?

- Pas devant toi, promis ! Et pas à ta connaissance.

- Je préfèrerais : Pas du tout. Répondit Susan en haussant un sourcil.

- Oui et bien chacun gagne son pain comme il peut… Grommela Mordred. Mais je te promets que tu ne seras pas au courant.

- On va dire que c’est mieux que rien. Soupira l’adolescente avant de siroter son chocolat.

- Personne n’est satisfait, un vrai accord de gentlemen. Sourit Mordred.

  Les lèvres de Susan frémirent dans un semblant de sourire. Si ça pouvait durer comme ça ce serait bien, ce serait vraiment bien.

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