Pater Noster

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  Le mec ne lui avait rien fait de louche, il l’avait ramenée à la maison, l’avait laissée prendre une douche et rassembler des affaires. Il n’avait rien dit, rien demandé, il avait fait un peu de ménage pour s’occuper le temps qu’elle se prépare. Elle avait passé une robe, un gros pull, des bottes, un manteau et s’était plantée avec son sac à dos dans l’encadrement de la porte de la cuisine. Le mec se faisait une tartine avec un gros morceau d’Ermite bien persillé. Comment pouvait-on bouffer un fromage pareil ? Fallait vraiment avoir des problèmes.

  Il plongea la tartine dans sa bouche et la croqua comme s’il n’avait pas s’agit d’une montagne de lait moisi sur trop peu de pain. Susan renifla de dégout et attendit qu’il ait bien entamé la mastication pour l’interrompre.

- On fait quoi maintenant ? On reste ici et on bouffe ?

- Non. Mâchonna-t-il en se dépêchant de vider sa bouche. Nous allons partir si tu es prête. Prends-toi de quoi manger sur la route, nous n’allons pas pouvoir nous arrêter avant un moment.

- On va où ? Demanda-t-elle en attrapant des conserves et un sachet de viande séchée.

- Ah, Ha ! C’est une surprise. Répondit le mec en souriant avant de se raviser. Enfin, il me semble que ce n’est pas ce que tu préfères, les surprises.

- C’est bien, tu apprends vite. Commenta-t-elle en refermant son sac sur suffisamment de provisions pour la faire tenir une semaine voire plus si elle dosait bien.

- Nous allons procéder en plusieurs étapes. La première sera de quitter le territoire des Salémites, ces vieilles harpies puritaines n’hésiteront pas à ouvrir en deux tout ce qui n’est pas inscrit dans leur registre de la petite magie acceptable. Ensuite nous trouverons un moyen de rallier Dalanzagdad aux portes du désert de Gobi.

- Ça fait loin, pourquoi là-bas ? Renifla Susan avec méfiance.

- Parce que c’est là que je vis. Commença le mec en fouillant lui aussi dans les placards. Tu as un besoin urgent d’être examiné par un médecin digne de ce nom et de commencer ton éducation à la sorcellerie, tu as beaucoup de retard sur les autres jeunes gens de ton âge.

- Tu crois que j’ai des pouvoirs magiques ? Ricana Susan un peu plus âprement qu’elle n’aurait voulu le montrer.

- La sorcellerie n’est pas une affaire de posséder quoi que ce soit d’autre qu’un peu de rigueur académique et un cerveau en état de marche. C’est une discipline qui s’apprend comme…disons… les mathématiques. Certaines personnes éprouveront plus de difficultés que d’autres, certaines se trouverons plus d’affinité avec un domaine ou l’autre mais rien n’est insurmontable avec du travail et de la bonne volonté.

- Et ça sert à quoi la sorcellerie ? A part foutre la merde. Grommela Susan en passant son sac sur ses épaules.

- Oh. Eh bien à mettre dans la merde les gens qu’on a envie d’y mettre et à s’en sortir de temps à autre. S’amusa le mec en lui tendant un paquet de gaufrettes au chocolat qu’il avait exhumé du dessus de l’évier.

  Susan fronça les sourcils et prit les gaufrettes avec circonspection. Il mangeait peut-être du fromage pourrit mais il n’avait pas l’air si menaçant que cela sans Céleste qui panique dans les parages. Il n’avait, au final, pas fait grand-chose de louche. Il avait dit des trucs bizarres mais ça, ça pouvait tenir au fait que de rencontrer sa fille de quatorze ans pour la première fois lui faisait péter les synapses de travers. Il n’avait pas même tenté de répliquer quand elle l’avait attaqué, juste essayé de l’arrêter. Elle aurait sans doute dû s’en vouloir de l’avoir planté mais il ne semblait pas plus affecté que cela par cette affaire. Son corps avait l’air d’aller bien, il ne faisait pas la gueule, ça lui arrivait sûrement tous les quinze jours de se faire énucléer. Ça devait être ça qu’il appelait « se sortir de la merde avec la sorcellerie », si c’était ça, elle devait bien admettre que ça lui plairait de savoir le faire.

- Tu es prête Trésor ? Lui demanda-t-il comme s’il s’adressait à un chaton tombé dans un pot de lait.

- Tu m’appelles encore une fois « Trésor » et je t’arrache les couilles jusqu’à ce qu’elles ne repoussent plus. Répondit Susan avec le même détachement que si elle avait simplement dit « oui ».

  Le mec acquiesça très sérieusement, Susan scruta son regard et n’y trouva pas la moindre ironie, pas la moindre crainte non plus. Il lui tendit la main, elle lui accorda de la saisir et quitta la maison avec lui sans se retourner.

  Il avait comme véhicule un coupé sport bleu nuit qu’il avait garée sous le couvert des arbres. Lorsque Susan monta dedans, l’odeur des sièges en cuir neufs et du produit de nettoyage la fit frémir. Elle se laissa couler dans le siège baquet, son sac à dos posé entre les pieds et n’attendit plus que le mec démarre sa voiture pour pleinement profiter des vibrations du moteur pour piquer un gros roupillon.

- Tu aimes les belles voitures ? S’amusa le type.

- J’aime les voitures qui roulent. Se tassa Susan en s’emmitouflant dans son manteau.

  Il pouffa et prit la route sans plus de questions. Sa voiture était rapide, elle avait un chauffage et Susan sentait le grain de la route sous elle sans être ballotée par ses cahots. C’était agréable, très agréable et elle aurait pu s’endormir à nouveau si elle n’avait pas eu une question cruciale sur le bout de la langue.

- C’est quoi ton nom ?

- Papa ? Sourit le mec comme s’il s’agissait de la chose la plus drôle qu’il ait pu dire de sa vie.

  Susan se contenta de le regarder en silence le temps qu’il comprenne que ce genre de plaisanteries ne l’amusait pas le moins du monde.

- Mordred. Reprit-il en s’éclaircissant la gorge.

- Tu as songé à porter plainte contre tes parents pour t’avoir donné ce nom-là ?

- Jamais, et toi ? Répondit-il avec un demi-sourire.

- Bah, tu sais, ma mère m’a abandonné deux fois à ce qu’elle pensait être des morts certaines ou pire mais elle n’est pas allée jusqu’à m’appeler Mildred.

- Mordred. Corrigea-t-il, amusé par l’échange.

- Aïe. Y’a vraiment des gens qui feraient n’importe quoi pour être originaux. Grimaça-t-elle. M’enfin, enchanté Mordred, moi c’est Susan, Susan Rousseau.

- Tu n’as pas pris le nom de ta mère ? S’étonna-t-il. Y aurait-il eu un beau-papa dont j’ignorerai l’existence ?

- Non, c’est le nom que j’ai eu à l’assistance publique. Comme Céleste s’est de nouveau barrée, autant que je ne me retrouve pas à hésiter vingt minutes quand je dois signer un papier.

- Vingt minutes ?! C’est bien, tu es vive, ça doit être ton côté rhénan. Plaisanta-t-il.

  Susan laissa échapper un sourire et se blottit contre son siège pour somnoler. Mordred avait des yeux étranges et Céleste prétendait qu’il était terrifiant mais il avait une répartie qui lui plaisait. La tempe contre la vitre, Susan repensa à ce que sa mère lui avait dit. Qu’il l’avait forcée à avoir un bébé avec lui. Son ventre se noua un peu, aussi sympathique qu’il puisse paraître, elle ne pouvait pas parier sur le fait que Céleste ait mentit sans courir un risque énorme. Après tout, il existait de nombreuses façons de forcer la main à quelqu’un et un numéro de charme bien orchestré pouvait en faire partie.

  Susan déglutit douloureusement, elle espérait sincèrement que sa mère lui ait mentit, après tout ça n’aurait pas été la première fois… Bon, de toutes façons elle n’avait pas le choix, c’était Mordred ou retourner à l’assistance publique qui la renverrait à Sainte Rita. A choisir entre deux maux, autant prendre celui que l’on ne connait pas encore, au moins ça fait voir du pays.

- Dis Mordred…Ronchonna Susan dans un demi-sommeil.

- Hu-hum ?

- Maman m’a dit qu’elle n’était pas d’accord pour me faire.

- Disons que ce n’est pas son consentement que je cherchais lorsque j’ai passé un pacte avec son clan. Il y aurait bien eu d’autres jeunes femmes de sa famille volontaires pour cela mais ce n’était pas à moi de choisir.

- D’accord, donc t’es pas foutu de choisir dans quoi tu trempes ton biscuit… J’espères que t’as le droit de vote ça doit être marrent à voir. Grimaça-t-elle.

- Bon. Soupira-t-il. Je voulais une fille, j’ai contacté la doyenne des sorcières du Rhin, elle m’a promis que je pourrais procréer avec l’une de ses ouailles, elle a choisi ta mère pour une question de prophétie ou de punition… Honnêtement, ce sont leurs affaires de sirènes d’eau douce, ça ne me regarde pas. J’ai ma fille, je suis content. Jusqu’à il y a peu je pensais qu’elle t’avait avorté ou étouffée dans ton berceau. Tu es en vie, c’est tout ce qui m’importe, je n’aurais pas de vendetta à mener contre les grenouilles germaniques, elles peuvent retourner coasser tranquillement sur les rives de leur chère rivière. Pour ce qui est de ta mère, sincèrement, je suis navré qu’elle en ait pâtit mais son existence m’importe peu.

- Quel soulagement ! Grinça Susan, la gorge serrée. Tu ne violes donc pas les fillettes par sadisme, juste parce que tu n’en as rien à foutre.

- Vois le bon côté des choses… Faire des enfants à ma propre fille ne serait absolument pas productif. Tu ne risques rien. D’ailleurs, je n’aime pas voir mes enfants souffrir de manière générale. A ce propos, si ça ne te dérange pas, j’aurais deux ou trois affaires à régler sur le trajet.

- Oh ! Super, j’ai des frères et sœurs ?! Quelle joie ! Tu as violé leurs mères aussi ? Renifla Susan avec un rictus.

- Alors déjà : mouches-toi, j’en ai assez de t’entendre renifler en permanence. Ensuite, tu n’as que des frères, voilà pourquoi j’ai fait appel aux filles du Rhin. Je ne sais pas comment elles s’y sont prises mais elles engendrent uniquement des filles et comme je te l’ai déjà dit, j’en voulais une. Pour ce qui est de mes garçons je les ai eus en demandant poliment à leurs mamans respectives. Expliqua-t-il patiemment sans quitter la route des yeux. Celle de l’aîné a fini par se pendre en prison mais il a une très gentille tutrice qui prend bien soin de lui. Comme il est bien là où il est je n’ai pas l’intention de le déranger plus que cela. Le second, c’est plus compliqué mais il n’est pas particulièrement dans une situation dangereuse non plus, juste quelques petites… incommodités dont je vais devoir m’occuper. Toi en revanche, il était essentiel que je vienne te chercher. Je ne sais pas ce que Céleste t’a fait vivre mais ça ne me plait pas. Je vais le découvrir et je vais m’arranger pour que ça n’arrive plus.

- Chouette. Ironisa Susan.

  Elle fût parcourue d’un frisson. Elle avait vraiment un don pour se choisir la meilleure place avec le meilleur entourage possible. Oh joie ! Oh félicité ! Rouler vers l’inconnu avec un pointeur vengeur dont elle partageait les gênes. Elle n’en avait jamais rêvé et pourtant ça lui était servi sur un plateau d’argent. Si ça c’était pas avoir le cul bordé de nouilles !

  Alors qu’elle regardait l’aube se lever par la fenêtre, définitivement privée de la moindre envie de s’endormir, une vieille femme accroupie s’effondra avec fracas sur le capot de la voiture qui filait pourtant dans la campagne sans ralentir. Ses yeux exorbités les dardaient de rage et sa crinière de cheveux gris se hérissait dans le vent. Surprise autant qu’horrifiée, Susan enfonça ses ongles dans son siège et se mordit la langue pour ne pas hurler.

  Mordred, flegmatique, actionna le bouton du lave-vitre et les essuie-glaces. La femme tint bon. Manifestement mécontent, Mordred fit la moue, écrasa la pédale de frein, déstabilisant la vieille femme dont le front traversa violemment le parebrise.

  Alors que l’odeur acre du sang mélangé au lave-vitre manqua de faire vomir Susan. Son père, imperturbable saisit leur assaillante par les cheveux sans ciller et lui fit relever le visage.

- Allons, allons. Il est très impoli de sauter ainsi sur la voiture des gens, quelque soit ce que votre cheffe vous en a dit.

  La femme, sonnée, se contenta de grogner et tenta faiblement de se débattre. Manifestement agacé par cette piteuse tentative de combattre Mordred se contenta de la repousser hors de la voiture. Il ouvrit sa portière et sortit pour s’étirer, faire les cent pas, allumer une pipe en bois qu’il tira de la poche de sa veste. Laissée seule, les genoux et le visage couverts de verre pilé, Susan saisit son sac et s’extirpa de l’habitacle pour prendre une grande bouffée d’air frais et ravaler ses haut-le-cœur.

- Tu viens te dégourdir les pattes ou regarder le spectacle ? Demanda Mordred en faisant des petits bonds comme pour s’échauffer.

- Tu t’es pris pour La Traviata ? Grommela-t-elle en frémissant de froid et d’épuisement.

- J’aurais bien aimé mais personne ne m’a jamais donné le rôle de Violetta et je refuse d’en jouer un autre. Proclama-t-il en esquissant un pas de danse.

  Susan s’apprêtait à lui balancer une crasse lorsqu’elle remarqua une dizaine de silhouette qui se découpaient dans le soleil levant. La gorge serrée à ne plus respirer, elle parvint à laisser échapper un unique mot.

- Merde.

- Ah ! Sourit gracieusement Mordred en se tournant vers les nouveaux venus qu’il compta à mi-voix. J’en ai deux de trop mais ce n’est pas dramatique.

- Tu vas faire quoi ? Hésita Susan.

- Je vais faire un portail. Ça demande un peu de matériel mais j’ai tout ce qu’il me faut ici. Il remonta ses manches et étira son dos d’un mouvement ample. C’est bien la moindre des choses d’ailleurs… La voiture est ruinée, je ne récupèrerai jamais ma caution.

- Comment ça se fait un portail ? Lâcha Susan.

  Elle regretta aussitôt d’avoir posé la question en voyant Mordred se diriger vers leur passagère clandestine pour barbouiller des formes géométriques dans son sang. La femme poussa un hurlement viscéral alors que son corps se tordait dans des craquements d’os et que sa chair se boursoufflait. Mordred se redressa rapidement et s’essuya les mains dans un mouchoir à carreaux pour contempler la masse sanglante qui se dressait maladroitement sur des reliquats de membres humains.

  Susan sentit l’acidité de son ventre lui brûler la gorge et le menton sans même parvenir à se pencher en avant à temps. Elle était tétanisée, hors de son corps alors que ce qui avait été une femme quelques secondes plus tôt se dirigeait vers Mordred d’un pas hésitant.

- Doucement ma belle, attends qu’ils approchent. Dit Mordred avant d’aller s’asseoir sur le capot de la voiture.

  La créature obéit, et alors que ceux qui devaient être ses camarades autrefois arrivaient en courant à sa rescousse, Mordred fumait paisiblement.

  Susan aurait volontiers crié qu’ils devaient s’enfuir mais rien, pas même son souffle ne parvenait plus à desserrer ses mâchoires crispées d’horreur. Lorsque la dizaine d’homme et de femmes, qui venaient manifestement pour Mordred nommément, arrivèrent suffisamment près pour que Susan puisse voir leurs visages, Mordred claqua des doigts.

  La créature partit comme un boulet de canon et quel qu’ait été le but des lumières et des cris que lui eurent lancé leurs assaillants elle eut tôt fait de les dévorer à grands renforts de bruits humides et de claquements de langues gloutons. Plus elle en dévorait, plus elle enflait, plus sa langue monstrueuse s’allongeait, plus les bras et les jambes de ses victimes s’ajoutaient aux siennes, plus elle était rapide.

  L’un des hommes qui avait tenté de les approcher avait réussi à fuir et la bête était sur ses talons lorsque Mordred la siffla. L’amoncèlement de chairs de figea et tourna vers eux une douzaine de pair es d’yeux glauques.

- Oh puis zut ! Soupira Mordred. Prends-le ! Tu l’as bien mérité vas !

  Il souriait et la créature n’eut qu’à balancer sa langue pour attraper l’homme qui sprintait dans l’espoir d’atteindre le couvert d’un bosquet. Elle l’avala sans plus de cérémonie comme un crapaud gobe une libellule. La créature revint vers eux en palpitant de manière erratique. Il fallut un moment à Susan pour comprendre qu’elle mâchait sa proie de tout son corps informe.

  Alors que la créature se trouvait à six pieds d’eux, Mordred pointa sur elle un indexe accusateur duquel il traça un triangle. La créature convulsa un instant avant de tout bonnement vibrer et se fendre de haut en bas comme s’ouvre une fleur. Une fois réduite en charpie, Mordred se leva du capot pour arranger ses entrailles du bout du pied en marmonnant ce qui devait être du latin. Susan n’était pas vraiment en état de traduire.

- Voilà, c’est prêt ! Annonça-t-il en lui présentant le massacre comme s’il s’agissait d’un gâteau au yaourt.

  Comme elle ne bougeait pas, il lui prit la main, essuya soigneusement la bile qu’elle avait sur le menton et la traîna vers le charnier. Elle freina des quatre fers mais ne parvint pas à lutter. Mordred gesticula encore un peu au-dessus des cadavres qui s’embrasèrent de flammes bleues et violacées. Il la prit dans ses bras et la porta sur sa hanche avant d’entrer dans le cercle ardent.

- Ne t’inquiètes pas Susan, ce n’est pas vraiment un moyen de transport commun, même pour moi.

  Trop crispée pour se débattre et encore plus pour répondre, Susan se contenta de subir le sifflement et les vertiges qui la saisirent jusqu’à tourner de l’œil.

  Elle s’éveilla dans un lit de plumes aux draps minutieusement brodés de roses. Une douce lumière entrait par la petite fenêtre ronde, la pièce sentait bon les boiseries bien entretenues et les fleurs séchées. Elle avait été lavée et changée, elle portait à présent une large chemise de nuit blanche et bleu-pâle qui ressemblait un peu à celles des sœurs de Sainte Rita. Alors qu’elle se redressait dans ce lit bien trop douillet pour être honnête, une mèche de ses cheveux lui passa devant le visage. On l’avait shampouinée, elle fleurait bon l’eau de bleuet. Ce n’était pas le moment de traîner, Mordred n’avait pas l’air dans les parages et toute charmante que soit cette chambrette, elle ne voulait pas s’y trouver quand il reviendrait. Elle fouilla la pièce à la recherche de ses vêtements, en vain. Tant pis, elle n’avait plus le temps de se poser de questions. Elle passerait tout juste par la fenêtre, ça n’avait pas l’air bien haut.

  Susan était en train d’escalader le petit bureau de bois noble qui bordait la fenêtre lorsque la porte s’ouvrit sur une chose qu’elle n’aurait pas pu attendre.

- Bonjour ! Oh ! Vous êtes enfin réveillée ! Quelle joie ! Je commençais à m’inquiéter ! S’exclama la voix la plus anglaise qu’il devait y avoir sur terre.

  Ladite voix appartenait à une lapine qui devait bien faire la taille de Céleste. Son épaisse fourrure crème engoncée dans une robe du siècle dernier, sur laquelle était ajusté un tablier de cuisine. Susan retomba sur son cul sur le bureau et la regarda, bouche ouverte, pendant de longues secondes.

- Je m’appelle Olivia, Olivia Lavander, je suis médecin mais aussi une amie de votre papa. Il m’a demandé de vous ausculter. Expliqua-t-elle avec patience en lui prenant la main entre ses immenses pattes duveteuses pour la ramener vers le lit. Il a bien fait de venir, vous avez besoin de beaucoup de repos.

  Susan resta là à regarder les grandes billes noires qui lui servaient d’yeux sans pouvoir rien faire d’autre que tendre la main pour l’enfoncer dans la fourrure qui couvraient ses joues. C’était si doux qu’elle aurait pu en pleurer, qu’elle en pleura d’ailleurs. Ce gros lapin avait tellement de poils que Susan n’arrivait même plus à distinguer ses doigts.

  Elle n’aurait pas su dire ce qui avait lâché ensuite mais elle fût parcourue de spasmes de sanglots incontrôlables au point qu’elle ne parvint même pas à avaler le verre d’eau que le lapin lui apporta.

  La lapine ne se découragea pas pour autant et se ménagea tout le temps nécessaire pour que cela s’arrête. Lorsque Susan eut fini son épisode névralgique, le Docteur Lavander l’aida à boire un peu d’eau sucrée avant de lui conseiller une sieste. Il n’en fallut pas plus à Susan pour se rendormir.

  Si elle avait cru être au paradis en arrivant chez Céleste, c’était parce qu’elle n’avait jamais envisagé que quelqu’un comme le Docteur Lavander puisse exister. Bon, d’une part c’était un lapin géant ce qui rendait sa théorie de l’hallucination ou du trépas particulièrement plausible mais surtout, elle ne s’était jamais sentie aussi bien de sa vie. Elle pleurait beaucoup, souvent, sans que ça ne l’incommode plus que cela puisque lorsque ça arrivait le Docteur la prenait entre ses pattes duveteuses et la berçait avec tendresse contre son immense poitrail velu. Au bout d’un ou deux jours, lorsque Susan fut assez en forme pour explorer le reste de la maison, elle découvrit un adorable cottage au ménage impeccable et à la décoration soignée et chaleureuse quoiqu’un brin vieillotte. Cet endroit, ça c’était le paradis et la tarte aux pommes que le Docteur lui servit pour le dessert ce soir-là… C’était le paradis fois deux.

  Susan ne posa pas de questions sur Mordred, elle était contente qu’il ne soit pas là et n’était pas plus pressée que cela d’en entendre à nouveau parler. Une nuit, alors que se mêlaient atrocement les images du cornu, du crash et de l’abominable créature de Mordred, Susan se surprit à se dire que ce n’était pas si mal tout compte fait. Quel que soit l’évènement qui l’avait amenée ici, c’était bien fait et si des choses ou des gens étaient morts au passage et ben ce n’étaient pas ses affaires. Qu’est-ce qu’elle y pouvait, elle, d’abord ? Elle n’avait rien demandé et probablement rien fait de mal non plus. De toutes façons, c’était décidé, ici ce serait chez elle pour toujours et si Mordred comptait l’en déloger il pourrait toujours aller se brosser. De toutes manières il avait dit qu’il laissait un de ses frères tranquille parce qu’il était bien là où il se trouvait. Il n’y avait pas de raison qu’il ne fasse pas de même avec elle ou bien ? Susan en eut mal au ventre de terreur. Elle imaginait l’ombre interminable de Mordred se glisser sous la porte pour venir l’attraper, son monstre sur les talons.

  Susan plongea vers sa table de chevet pour allumer sa petite lampe. Elle ne pourrait plus jamais dormir sans.

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