In Memoriam

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  Grand-père est mort. Sir Karan Singh ne respire plus, son cœur a cessé de battre, ses yeux noirs ont perdu leurs pouvoirs inquisitoriaux.

  Ils fixaient à présent le plafond de l’infirmerie, vitreux, éteints et les doigts maigres du vieux chevalier refroidissaient petit à petit entre ceux de Jamal. L’adolescent se demandait bien pourquoi il gardait si précieusement une main qui l’avait rossé plus qu’à son tour mais il lui semblait que la lâcher reviendrait à plonger dans un abysse qu’il n’était pas prêt à affronter. A l’instant où il laisserait partir la main de Sir Karan, il serait seul. Ses parents étaient tous les deux fâchés avec leurs familles respectives mais après que sa mère ait perdu la vie et que son père ait disparu, Sir Karan était venu le chercher.

  Lors de leur toute première rencontre, Jamal avait eu si peur et pleuré si fort qu’il avait manqué de s’étouffer. Son grand-père l’avait giflé et lui avait interdit de pleurer à nouveau. Jamal n’avait plus eu le droit de chanter, de jouer avec ses petites voitures, de mettre les coudes sur la table, bailler aux corneilles. Toutes ces choses-là étaient punies sévèrement. Il fallait être perpétuellement actif, productif, le plus silencieusement possible. Le ménage, la cuisine, le linge, des exercices de couture, de mathématique, de botanique, de calligraphie, de gymnastique, de natation et nombre d’autres disciplines que sir Karan estimait être la base de ce qu’il appelait « la vie juste d’un homme libre » Tous les jours, de ses six à ses huit ans, de l’aube au coucher du soleil, jusqu’à ce qu’il entre au Collège.

  Il devait bien admettre qu’au début il lui avait semblé que l’entrainement à la chevalerie dispensé par l’Ordre était une récréation. Les ordres, la discipline, la concentration étaient des choses qu’il connaissait déjà bien mais en prime, ici, il avait Archie pour panser ses plaies ; Charles pour apaiser ses doutes ; Léo pour déchaîner ses trop-pleins d’énergie et Leeroy pour l’inspirer à être meilleur. Bon, Leeroy s’était compromit ce soir mais personne n’était parfait.

  L’espace d’une seconde, Jamal entendit la voix caverneuse de sir Karan lui répondre « Cela ne te prive pas d’aspirer à l’être. Que d’autres s’autorisent à perdre la face est une chose mais j’attends mieux de toi. » Il sentait presque sur sa joue le fantôme d’une claque. Il reposa la main de sir Karan sur sa poitrine et se leva. Il avait besoin de prendre un peu d’air.

- Pardonnez-moi Sir. Chuchota-t-il à Sir Van Helsing comme s’il craignait de déranger le défunt dans son sommeil. J’ai besoin de sortir un peu.

  Le père de Charles sursauta et fit cligner ses immenses yeux bleu layette comme s’il était surprit de le voir ici. Il acquiesça, le menton tremblant, il était ému comme Jamal avait rarement vu un homme adulte l’être. Il avait été le disciple de sir Karan, ça devait bien faire vingt ans qu’ils travaillaient ensemble.

  Alors qu’il se faufilait hors de l’infirmerie, l’information le frappa de plein fouet. Tobias, le père de Charles s’appelait Tobias et il l’avait déjà croisé l’une ou l’autre fois alors qu’il montait se coucher quand sir Karan était toujours actif pour l’Ordre. Non mais quelle honte de ne pas s’être mieux souvenu d’un homme qui avait tant prit soin de son Grand-Père, le père de l’un de ses meilleurs amis qui plus était. Jamal avait définitivement besoin d’un peu d’air et surtout de beaucoup de repos.

- Jam ! Bondit Archie sous son nez en manquant de lui faire avoir une attaque. Comment ça va ? Hawke nous a dit de rester loin pour pas vous déranger mais vu que tu viens de sortir je me suis dit que je pouvais t’embêter un peu. Ça va ? Il va bien ? Babilla-t-il à toute vitesse. T’as les yeux tout rouges…

- Heu… ben… Marmonna Jamal dont le palais s’était étrangement engourdit. Mon grand-père est…

  Le mot « mort » refusait de lui sortir de la bouche et pourtant c’était la façon la plus simple de le dire mais pour une raison qu’il ne parvenait pas encore à identifier, il lui semblait insupportable à prononcer. Jamal n’eut pas à le faire, Archie avait compris. Il le serra de toutes ses forces et versa pour lui des larmes que Jamal ne parvenait pas à trouver.

  Archie lui murmura une infinité de paroles réconfortantes dont il ne comprit pas une seule syllabe, pourtant le son de sa voix suffisait à l’apaiser. Il aurait voulu rester entre ses bras jusqu’à la fin du monde parce que rien ici ne pourrait l’atteindre, parce qu’Archie était le meilleur ami qui puisse exister.

  Charles arriva à petits pas près d’eux. Jamal relâcha Archie et tâcha de reprendre un peu de prestance.

- Vous pensez que je peux entrer voir mon père ? Demanda-t-il de sa voix minuscule et feutrée.

- Si tu veux. Hésita Jamal. Je ne sais pas si… attends peut-être qu’il sorte.

- J’ai déjà vu mon père pleurer, je ne veux pas qu’il reste seul, il aimait énormément ton grand-père.

  Jamal ne savait pas vraiment quoi répondre à cela, il approuva d’un signe de tête et laissa Charles entrer dans l’infirmerie. Même lorsqu’il était résolu, il avait l’air de flâner sans savoir où il souhaitait se rendre, comme s’il ne comprenait rien aux portes, aux murs ni même au sol sous ses pieds. Jamal ne doutait pas un instant qu’il sache trouver les mots justes pour Sir Tobias mais ça n’aurait pas été flagrant pour tout le monde. Il choisit de ne pas s’en mêler, ce n’était pas sa place.

  Le poing de Léonard sur son épaule le ramena à des instants bien plus terrestres et douloureux que le passage évanescent de Charles.

- Alors Tikka-Massala, on câline frisettes ? Comment ça se passe là-dedans ? Grogna-t-il en enfonçant les mains dans ses poches.

- Léonard ! Tu es vraiment impossible ! Le réprimanda une petite voix sévère.

  La jeune fille à ses côtés lui lança un regard noir. Mis à part une épaisse chevelure d’un roux flamboyant, il n’y avait vraiment aucune ressemblance entre les deux. Là où Léo avait des traits épais, un nez cassé, des traces d’acné, une mâchoire large et une légère prognathie, la demoiselle qui l’accompagnait avait un visage encore arrondit par l’enfance, à l’aspect très doux, malgré ses fins sourcils froncés, et la bouche d’une poupée de porcelaine. Elle ressemblait à leur mère sans aucun doute.

- Je suis vraiment désolée pour mon petit frère. S’excusa-t-elle avec une révérence élégante en relevant l’ourlet de sa jupe d’uniforme sur la pointe de sa bottine. Nous souhaitions nous encourir de la santé de votre Grand-père. Léonard n’était pas l’émissaire idéal.

  Léo pinça les lèvres en une moue outrée et ses narines s’élargirent de vexation. Il semblait sur le point de protester lorsque sa sœur aînée le renvoya à la niche d’un regard plus méchant encore que le précédent. C’était définitivement une jeune femme de caractère, ce devait être un trait de famille. Jamal n’ayant pas plus envie que cela de se faire rouspéter ou de voir Léonard se faire tirer les oreilles, il esquissa un geste pour dire qu’il ne leur tenait pas rigueur de ce léger incident.

- Oh, pardonnez-moi je vous prie. Je manque à toutes les convenances. Rougit légèrement la jeune fille, illuminant ses joues pâles d’une façon absolument charmante. Lucrèce Alistair, je suis l’aînée la plus proche de Léonard. J’ai énormément entendu parler de vous Monsieur Singh. S’inclina-t-elle à nouveau. Monsieur Bryant, c’est un plaisir de vous revoir. Félicitation à tous deux pour votre examen. J’aurai aimé que nous puissions célébrer cela sans être accablés d’inquiétude. Comment se porte Sir Singh ?

  Elle parlait avec tant de grâce et d’aisance que Jamal resta la bouche entre-ouverte sans trop comprendre ce qui était en train de lui arriver. Elle fit battre lentement ses longs cils par-dessus ses yeux chocolat et l’adolescent aurait bien été incapable de donner son prénom. C’était ça que les filles apprenaient au Collège Saint Georges ?! C’était indécent et Jamal avait été idiot de penser qu’Archie pourrait tenir la comparaison. S’il devait se retrouver à se marier à une telle créature, Jamal n’oserait pas même poser les yeux sur elle de peur de la souiller, il détourna d’ailleurs vivement le regard par crainte d’incommoder Mademoiselle Alistair.

- Sir Singh, n’est malheureusement plus des nôtres. Prit soin de répondre Archibald d’une voix aigre, son visage affichant un méprit que Jamal trouva des plus grossiers.

- Seigneur ! S’autorisa la demoiselle dans un souffle effaré. Dieu ait son âme, je suis profondément désolée pour votre perte Monsieur Singh. Sachez que notre famille se tient de tout cœur avec vous. Ajouta-t-elle en s’avançant pour lui prendre la main. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sachez que je serais présente au Collège durant le congé de fin d’été, n’hésitez pas à me faire appeler, je serai là.

  Sa main était fraîche et minuscule, pourtant elle était tout aussi grande que lui mais si délicate. Jamal répondit d’un hochement de tête et d’une esquisse de sourire, la gorge trop serrée pour dire quoi que ce soit, il tenta un remerciement qui s’avéra silencieux. Elle avait l’air gentille finalement et puis, pas si intimidante que cela. Ça lui faisait chaud au cœur qu’une famille aussi importante que celle de Lady Alistair prenne soin de s’enquérir de Sir Karan et de présenter leurs condoléances, le dur labeur de son Grand-père n’avait pas été vain.

  Lucrèce Alistair lâcha sa main et s’excusa avec une nouvelle révérence en les informant qu’elle allait porter la triste nouvelle à sa mère. Léo regardait ses chaussures, l’air piteux et se détourna brusquement. De petites tâches sombres sur le sol de pierre indiquèrent qu’il pleurait. A savoir si c’était pour Sir Karan ou parce qu’il avait été remis en place par sa sœur en public. Jamal aimait à croire que c’était de sollicitude mais c’était peut-être simplement de fatigue. Il s’excusa en cachant son visage et partit à la poursuite de sa sœur.

- Quelle pétasse ! Ponctua Archie à mi-voix lorsqu’ils eurent disparu.

Jamal le regarda sans comprendre. Une telle insulte méritait une explication ! Archie s’éclaircit la gorge lissa son costume et rajusta sa lavallière.

- Pardon, j’ai pensé à voix haute.

- Elle est venue prendre des nouvelles et m’assurer de son soutient, je trouve ça adorable. C’est quoi ton problème ?

- Désolé, je ne savais pas qu’il était commun de tripoter des inconnus quand on leur présentait nos condoléances.

- Tu m’as bien pris dans tes bras. Protesta Jamal.

- Nous sommes amis. Lui rappela Archie.

- Et les deux parents de cette demoiselle sont Lords, on ne lui suggèrerait même pas d’avoir à m’accorder un regard et elle prend la peine de venir prendre de mes nouvelles.

- Elle prend la peine de venir empêcher son veau de frère de t’insulter en te déboîtant une épaule, c’est bien la moindre des choses. S’offusqua Archie.

- Sa mère porte Galuth ! Souligna Jamal en s’agaçant.

- Et son frère montre son cul à la fenêtre à chaque fois qu’il monte dans un autobus. Répliqua Archibald avec un rictus. Elle est venue parce que Lady Alistair a huit filles et que depuis qu’elle a repris le siège de son mari au conseil personne ne veut prendre le risque de marier son fils à une bonne femme qui pourrait reprendre l’épée de la famille. C’est injuste mais c’est comme ça et comme Léonard est un abrutit, elle a dû se dire que foutu pour foutu elle préférait avoir des petits enfants qui s’appellent Singh et qui ont deux sous de jugeotte plutôt que de laisser Léo se reproduire.

- Tu es infecte. Constata Jamal avec dépit.

- Et toi tu es trop naïf Jam’. Se calma Archie. Regarde-toi, tu es brillant, tout le monde l’a vu aujourd’hui et comme tu n’as plus de tuteur en mesure de te guider dans tes choix, tous les escrocs vont se jeter sur toi comme des sangsues.

- Tu es ridicule et insultant. Envers Léonard et sa famille, envers moi… Je ne sais pas ce qu’il se passe dans ta tête en ce moment mais ça ne me plait absolument pas. Je pense que les derniers jours ont été très difficiles pour nous tous et que nous devrions prendre le temps de nous calmer et de nous reposer avant de dire des choses que nous regretterions. Passe de bonnes vacances Archibald, à dans deux semaines.

  Jamal ne le laissa pas répondre et remonta vers leur dortoir sans même prendre la peine de le regarder.

  Au cours de la soirée, Sir Hawke vint lui rendre visite pour discuter avec lui du décès de Sir Karan. Ils parlèrent longuement et son maître d’arme lui fît passer un mot de la part du père de Charles lui assurant qu’il se chargerait de mettre en œuvre les dispositions que Sir Karan avait prises pour ses obsèques et la clôture de ses affaires. Qu’il reviendrait vers lui avec les affaires que son grand-père prévoyait de lui remettre. C’était une bonne chose, Jamal ne savait rien de comment s’occuper de tout cela et pour tout dire il n’y avait pas même pensé jusqu’à ce que Sir Hawke lui en parle.

  Ils évoquèrent le père de Jamal Avec lequel Sir Hawke avait été ami dans sa jeunesse, sa mère qu’il avait connue brièvement, son grand-père qui était craint par quiconque l’avait vu à l’œuvre. Sir Karan évoquait peu ses exploits en tant que chevalier et le maître d’arme n’en connaissait pas les détails mais à l’entendre, il n’y avait aucun doute sur le fait que le vieil homme avait lutté pour obtenir son titre de chevalier plus que n’importe quel Lord qui siégeait au conseil. Sauf peut-être Lady Alistair, ils s’accordèrent sur une admiration sans failles pour ses accomplissements tant que pour sa prestance sans oser évoquer sa beauté qui pourtant était aussi spectaculaire que le reste. Ils en vinrent ainsi à parler de l’incident avec Archibald.

- Hum, Bryant n’est plus tout à fait lui-même quand il s’agit de toi. Remarqua pensivement Sir Hawke. C’est un garçon très réfléchit, qui sait faire preuve de beaucoup de sang-froid lorsqu’il le faut, pas un combattant ça c’est clair mais il ferait un excellent médecin. J’ai d’ailleurs suggéré à son père de l’orienter vers cette voie, le cursus sera exigeant mais il est intelligent et travailleur, il y arrivera sans problèmes. Il fit une pause pour avaler une longue gorgée de bourbon. Je me souviens de quand on était au Collège avec ton père. Victor avait un succès fou auprès des filles, beaucoup moins auprès de leurs parents ceci dit mais il trouvait toujours une façon de faire le mur pour aller bécoter chaque soir une autre demoiselle. J’étais terriblement jaloux de lui, principalement parce que je ressemblais au fils impie d’un rat et d’un crapaud et pas à un beau brun charmeur plein de mystère et d’exotisme, peut-être aussi parce que je n’ai jamais osé avoir une âme de provocateur comme ton père. C’est sans doute ce que Bryant ressent dans une moindre mesure. Tu es tout ce que l’on attend d’un jeune Lord de son rang, tu ressembles beaucoup à ses frères au niveau de ton parcours au collège, si en plus tu commences à attirer l’intérêt des autres Lords et le regard des filles… Tu as beau être son meilleur ami, je pense que ce n’est pas évident à vivre pour lui.

- Ce matin quand nous nous préparerions pour la présentation, il m’a parlé de mariage et des filles qu’on devrait épouser. Il avait l’air préoccupé. Se souvint Jamal.

- Il en pince peut-être pour la fille Alistair. Proposa Sir Hawke en vidant son bourbon. Je sais que sa mère est une bonne amie de celle de Léonard. Peut-être qu’il a cru comprendre qu’elle l’aimait bien à une garden party et qu’il s’est sentit éconduit.

- Oui mais de là à la traiter de pétasse. Se renfrogna Jamal. C’était indigne…

- La dignité n’a pas grand-chose à faire dans les histoires de braguettes des garçons de ton âge. Bryant est un petit rustre frustré, soit, ça lui passera avec le temps et un nombre suffisant de claques derrières les oreilles. Tu as bien fait de lui témoigner ton mécontentement, j’espère que ça lui servira de leçon. Nous pouvons tous penser à mal, nous pouvons tous nous tenir malgré tout, surtout lorsqu’il s’agit de dames. Au moins il s’est abstenu devant elle, c’est déjà ça.

  Sir Hawke s’apprêtait à se servir un autre verre de bourbon en mémoire de Sir Karan ou bien pour fêter le début des vacances lorsque le clocher de la chapelle sonna minuit. Son front se plissa et il reposa sa bouteille.

- Eh bien il est tard ! Nous avons suffisamment parlé pour aujourd’hui mon garçon, file te coucher et profites bien de ton repos. Si tu t’ennuies ou que tu as besoin de parler, n’hésite pas à venir me voir, je te trouverais de quoi faire et mon bureau t’es grand ouvert. Bonne nuit fiston.

  Il lui ébouriffa les cheveux et le mit à la porte. Seul dans les couloirs déserts et froids, Jamal frissonnait de fatigue et se laissa tomber sur son lit sans même avoir pris la peine d’allumer la lumière ou de se déshabiller. Il sombra dans un sommeil lourd, sans rêves, sans questions et ne se réveilla pas avant que la cloche ne sonne l’heure du déjeuner pour les rares élèves restés au Collège en ce lundi matin.

  En s’éveillant, la bouche pâteuse, les yeux collés, Jamal pu découvrir une silhouette qu’il ne pensait pas retrouver de sitôt. Voilà longtemps qu’il ne l’avait plus vu en tenue de ville. Vêtu d’un pantalon en jean bien trop ajusté pour laisser la moindre place à l’imagination et d’un ample t-shirt gris aux manches roulées sur ses épaules, Leeroy fumait une cigarette assit sur le bord de fenêtre en regardant passer les hirondelles qui se piaillaient après.

- Tu as dormi longtemps. Commenta-t-il. Ça va mieux ?

- Ouais je crois. Bailla Jamal en s’étirant douloureusement.

- J’ai entendu pour ton grand père. Je suis désolé… Leeroy hésita un instant en regardant toujours obstinément par la fenêtre. Je suis désolé pour hier matin aussi, j’ai fait et dit n’importe quoi, je n’aurais pas dû essayer de te convaincre de faire quelque chose d’aussi stupide, c’était nul, même pour moi.

- Tout le monde a été nul hier, t’as ouvert les hostilités mais au moins t’as présenté tes excuses. Ne t’inquiète pas, j’avais compris que tu ne te sentais pas très bien, je te pardonne.

  Jamal se leva et commença à retirer son costume, ça allait être une galère à repasser. Il le jeta dans son bac à linge sale et prit lui aussi des vêtements de ville avant de se diriger vers une douche salutaire. Avant la salle de bain, il s’arrêta, titillé par une question.

- Tu ne devais pas rentrer chez tes parents pour les vacances ?

- Si mais mon père n’était pas content de mes résultats alors il a demandé à ce que je reste pour travailler. Dit-il en écrasant sa cigarette dans le bocal vide prévu à cet effet avant de se retourner vers Jamal.

  Voilà pourquoi il regardait dehors avec tant d’insistance, sa pommette droite était enflée et fendue d’une longue plaie qui laissait comprendre qu’il avait pris des coups de baguette de noisetier, les marques sur son bras corroboraient cette hypothèse. Jamal n’avait aucun mal à se le figurer roulé en boule sur le sol à tenter de se protéger des coups, il s’abstint de tout commentaire. A quinze ans ça faisait encore plus mal qu’à six, il irait lui chercher de la pommade après sa douche.

- Si tu veux on révisera ensemble. J’ai eu du mal avec le cours sur les elfes et les lutins, j’aimerai bien le revoir avec quelqu’un histoire de rendre tout ça plus clair. Lança Jamal pour rompre le silence qui devenait gênant.

- Je comprends. Pour citer un grand penseur dont je tairai le nom « y’en a une chiée à plus savoir de quels culs ils sortent ». S’amusa Leeroy dans une remarquable imitation de Léonard. Sir Galaway n’est pas connu pour rendre ça facile, j’ai trouvé une tablature qui devrait t’aider si tu veux.

- D’accords, merci. Sourit Jamal.

  Ils sautèrent le déjeuner et passèrent l’après-midi à la bibliothèque à revoir et réapprendre des arbres de classification de gnomes en tous genres, lesquels étaient nuisibles, lesquels étaient carrément dangereux et comment s’en débarrasser. Ils furent des plus studieux et ne se laissèrent pas même perturber par les anecdotes les plus farfelues concernant les méfaits de ces créatures. Quel dommage que Leeroy se soit laissé prendre au piège de ce stupide miroir. Il aurait merveilleusement réussi son examen sinon, c’était un garçon terriblement cultivé et quel bretteur ! Si Jamal n’avait pas soupçonné ses côtes d’être couvertes d’hématomes, il lui aurait immédiatement proposé une séance d’escrime. Leeroy maniait sa lame avec tant de précision, de finesse et d’élégance que c’était presque un plaisir que de perdre face à lui, car on ne pouvait que perdre face à sa vivacité, même Sir Hawke en avait fait les frais.

  Alors qu’ils remontaient du réfectoire après avoir diné, Jamal fît un crochet par le guichet de l’infirmière pour lui demander un onguent qu’elle lui donna avec méfiance avant de le laisser filer. Il remonta ensuite quatre-à-quatre vers le dortoir pour découvrir Leeroy qui tentait maladroitement de passer en vitesse son pyjama. Il était à mi-chemin de mettre son haut et Jamal pu constater qu’il avait eu raison de ne pas lui proposer de combat. Leeroy n’aurait jamais refusé et aurait sans doute aggravé son état.

- Je t’ai pris de la pommade. L’interrompit Jamal.

  Leeroy se figea comme un lapin dans les phares d’une voiture et le regarda par le col de son pyjama.

  Jamal soupira, attrapa le tabouret qui leur servait à ranger des choses sur le dessus de leurs armoires et le posa devant son camarade sans rien ajouter. Archie avait fait ça des dizaines de fois pour lui mais sans se retenir de faire des commentaires outrés. Le mieux c’était encore de se taire.

  Leeroy était jeune et en bonne santé, ils n’avaient pas trop bougé aujourd’hui, les plaies étaient propres et sèches. Jamal fit réchauffer la pommade au creux de sa main et commença par l’appliquer sur son dos. La plupart des marques devaient provenir de coups de pieds, il avait salement insisté sur le creux des reins et entre les omoplates. Jamal ne put réprimer une grimace due à des souvenirs cuisants et étala généreusement le baume sur le dos de son camarade avant de traiter son épaule, son bras, ses côtes. Il avait moins de bleus à ce niveau-là, son bras avait amorti la plupart des coups mais un énorme hématome au niveau de son nombril indiquait que, de frustration, son père avait dû saisir la première occasion de frapper au ventre. Jamal se mordit la langue pour tâcher de garder un visage impassible. Autant il pouvait grimacer dans le dos de Leeroy, autant face à lui, ces mimiques risquaient seulement d’ajouter à son mal-être.

  Il ne le regarda dans les yeux qu’au moment de soigner sa pommette. Leeroy avec ses cheveux châtains trop longs, ses yeux de chat, ses traits androgynes était la beauté romantique par excellence. Ambigüe, tourmentée, délicate comme la rosée du matin, puissante comme ouragan, fière, noble et torturée par d’obscures et vils démons. Il était peut-être plus gothique que romantique au final, pour ce qu’il en savait, Jamal était un bon élève mais il n’était pas non plus un pro de la littérature. Il s’appliqua à tamponner précautionneusement la contusion du bout des doigts lorsque Leeroy rompit un silence que Jamal trouvait pourtant apaisant.

- Mon père ne m’a pas frappé parce que j’ai raté mon examen tu sais…

- Hu-hum… Répondit Jamal sans se laisser déconcentrer.

- On s’est disputés en partie à cause de ça mais… dans la colère je lui ai avoué quelque chose qui l’a mis en rogne et je… Je regrette un peu de le lui avoir dit à lui plutôt qu’à la personne concernée…

  Jamal recula légèrement pour s’assurer qu’il n’avait pas manqué un hématome et referma soigneusement le pot d’onguent sans chercher à interrompre Leeroy dans sa confession. Si ça lui faisait du bien de vider son sac, Jamal écouterait sans le juger.

- Je… c’est un peu difficile de te dire ça mais… Hésita Leeroy, les mains crispées sur ses genoux à en blanchir ses doigts. Surtout que… tu as beaucoup à digérer en ce moment, ce n’est vraiment pas bienvenue… je suis désolé. Se ravisa-t-il brusquement.

- Ne t’excuse pas. Répondit Jamal en haussant les épaules. Prends ton temps, ça viendra quand ça viendra.

- Jamal ! Déglutit Leeroy, nerveux comme jamais et pourtant l’air diablement déterminé. Tu m’as sauvé la vie pendant l’examen. Tu… tu es un garçon intelligent, gentil, paisible, bien éduqué et ça ne t’empêche pas d’être un excellent combattant et un meneur d’homme… Enfin, tu es aussi… très beau et je… Rougit soudain Leeroy comme s’il était coincé dans une étuve. Je t’aime… Je suis tombé amoureux de toi petit à petit à force d’être à tes côtés et l’autre soir, quand tu m’as… enfin, je me suis dit que je ne pouvais plus le garder pour moi… voilà, c’est dit…

  Leeroy se leva brusquement, le regard fuyant, les doigts agités à la recherche du haut de pyjama qui venait de tomber de ses genoux. Jamal mit un instant à comprendre avant de sentir son ventre se réchauffer puis s’emplir d’un brasier qui prit pour lui une décision qu’il n’aurait pas lui-même attendue.

  Il attrapa sans hésiter le poignet de Leeroy et colla sa bouche à la sienne. A l’instant où cela se produisit, ils en furent aussi surpris l’un que l’autre puis, la surprise laissa place au frisson. C’était une fièvre qui le fit glisser ses doigts entre ceux de son camarade, une fièvre encore qui lui fit prolonger ce baiser et si ce furent les flammes de l’enfer qui lui parcoururent l’échine lorsque dans un soupir Leeroy se lova contre lui, il en aurait volontiers subi les tourments plus longtemps.

  C’était donc ça la mélancolie qui ternissait ses yeux pâles, un secret inavouable qui réclamait la liberté… Si ça c’était pas romantique ! Il ne lui manquait plus que du vent dans les cheveux !

  Alors qu’ils reprenaient leur souffle d’avoir à peine bougé, Jamal fût saisi d’une euphorie incontrôlable, d’un gloussement stupide dont il ne se pensait pas capable et dans lequel Leeroy le suivit avec confusion. Ce n’était pas bien, ils s’en foutaient. Ils ne s’arrêtèrent de rire que pour s’embrasser à nouveau. Qui allait les en empêcher ? Il n’y avait plus personne au monde pour dire à Jamal ce qu’était la « juste vie d’un homme libre » et tant que son cœur battrait si fort qu’il pourrait à peine s’entendre rire de bonheur, il n’y aurait personne pour faire de mal à Leeroy. Plus personne, plus jamais. Il l’avait déjà sauvé une fois, il le ferait tant qu’il le faudrait, il l’aimerait autant qu’il voudrait être aimé.

  En se couchant ce soir-là, Jamal tremblait des pieds à la tête et il se retourna dans son lit le ventre pétrit de joie et d’impatience à l’idée qu’au matin il reverrait son visage, il entendrait à nouveau sa voix, il le serrerait dans ses bras, il l’embrasserait peut-être encore.

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