Le Conseil des Lords

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  Archie lui tapa sur l’épaule pour passer à la suite. Jamal jeta un œil à l’horloge, ils avaient cinq minutes pour traverser le château et se rendre à l’Auditorium. Ils pressèrent le pas.

- Hé, tu sais quoi ? On va enfin voir le père de Charles. S’enthousiasma Archie alors qu’ils dévalaient les escaliers de l’internat. Il parait que c’est le même en plus grand !

- On va aussi voir celui de Leeroy et la mère de Léonard. Poursuivit Jamal.

- Dis, tu crois que la mère de Léo c’est aussi la même en plus grand ?

- Seigneur, préservez-nous ! Frissonna Jamal.

  Archie gloussa comme une poule après son grain, sans doute imaginait-il Léo avec deux têtes de plus et une paire de seins, la perspective était effrayante. Lady Alistair avait donné naissance à huit filles et un garçon en l’espace de dix ans et si on en croyait Léonard, il était le plus mignon et agréable du lot.

- Tu vas rencontrer mon Grand-père aussi ! Bondit Archie comme électrisé à l’approche de l’Auditorium. Tu verras, il est génial !

  Jamal répondit par un sourire crispé. Il ne doutait pas une seconde de la gentillesse de Lord Bryant mais parler de Grand-père ne le mettait pas très à l’aise. Le sien serait présent aussi, c’était sûr et pour peu que Sir Hawke ne lui révèle un peu trop le détail de leur examen…

  Le pas de Jamal ralentit. Devant la porte de l’Auditorium l’attendaient déjà ses camarades et à l’intérieur, Sir Karan Singh et tous les espoirs déçus que représentait pour lui son petit-fils.

  Jamal entra en fixant ses chaussures sans entendre les consignes de dernière minute de Sir Hawke. Il fut retenu par l’épaule et son Maître d’Arme se pencha à nouveau à son oreille.

- Tête haute, tu n’as pas à rougir de quoi que ce soit. Moi je suis fier de toi fiston, nous sommes tous très fiers de toi.

  Jamal redressa la tête pour être un bon disciple mais il n’en n’avait pas la moindre envie. La haie d’honneur de leurs professeurs souriants, les applaudissements enthousiastes des Lords. La seule femme de l’assistance était une haute silhouette rousse et plantureuse vêtue d’un tailleur parme qui la rendait impossible à ignorer et pourtant, à quelques pas d’elle se trouvaient deux trous noirs qui absorbèrent Jamal et le broyèrent impitoyablement.

  Sir Karan, une statue de granit austère dans un costume élimé. Il était la parfaite illustration de ce que Sir Hawke entendait par « s’enfoncer dans les ténèbres ». Sir Karan ne dégageait rien de chaleureux ou de jovial ; il ne souriait jamais, parlait peu et lorsqu’il parlait, c’était pour corriger ce qui devait l’être. Il bougeait peu aussi et toujours avec une lenteur glaçante. C’est en le voyant vieillir que Jamal avait compris que c’était pour s’épargner l’humiliation de l’imprécision. Sir Karan ne souffrait pas les affres de son âge, la perte de l’agilité de ses doigts, la difficulté de la marche, alors chaque fois qu’il se mouvait, il engageait une lutte contre le temps pour que le mouvement soit parfait, eusse-t-il été incroyablement ralentit.

  Il semblait à Jamal que rien n’avait jamais échappé à son Grand-père. Ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites savaient tout, ils lisaient les plus infimes de ses émotions, les plus lointaines de ses pensées, les plus honteux de ses secrets. Sir Karan savait qu’il avait appelé le loup-garou en faisant des jappements, Jamal en était sûr et certain et il sentait sur ses joues le feu de la honte et des gifles de son Grand-père.

  Atomisé par le visage dur du vieil homme, Jamal se retrouvait perdu dans les limbes et eut besoin que Charles lui mette un coup de coude pour comprendre qu’il était appelé. De l’autre côté de la pièce, Léonard, Archie et Leeroy abordaient autour du cou le médaillon d’une lame flambant neuve probablement spécialement forgée pour eux. Sir Hawke lui passa une chaînette rouillée au médaillon à présent familier.

- Tu l’as laissée dans le manoir, Singh, ne l’oublie pas, c’est la première, prends soin d’elle et elle prendra soin de toi.

  Jamal acquiesça d’un hochement de tête et rejoignit ses camarades sans se préoccuper du geste symbolique de son Maître d’Arme. Il pesait sur sa nuque pour le moment, un poids tout autre que celui de l’apprentissage de la chevalerie. Lorsque Charles eut reçu son épée, ils furent à nouveau ovationnés par le conseil.

  Le président actuel du conseil, Lord Lake fit un pompeux discours sur l’importance de la jeunesse auquel personne ne préta attention, les uns excités à la perspective de voir leurs bébés devenir des hommes, les autres agacés par le retard significatif que cela faisait prendre au brunch.

  Sir Karan, lui, se contentait de fixer Jamal avec une rage qu’il ne lui avait jamais connu. Ses yeux noirs semblaient briller d’une haine vorace et ses lèvres fines pincées donnaient l’impression qu’il se retenait de se lever pour le frapper.

  Aussi furieuse que son regard, sur la poitrine de Sir Karan luisait de ses reflets rubis sombre, le médaillon de sa lame Arrache-Cœur ; il n’avait jamais suffisamment estimé son fils pour la lui transmettre et sans doute finirait-elle dans sa tombe avec lui. Il n’allait pas la donner à Jamal, il allait l’égorger avec pour peu qu’il en ait l’occasion.

  Jamal eut un nouveau vertige, il délirait, Sir Karan le méprisait peut-être mais il ne lui ferait pas de mal, pas plus que ce que la loi n’admettait en tout cas. Il restait que son regard lui torturait l’esprit et qu’il fallut attendre que le conseil se lève pour aller siroter du Chardonay en mangeant des saucisses cocktail à une heure indue pour que Jamal ait un instant de répit.

- La vache, il fait peur ton vieux… Lui souffla Léonard dont les tempes étaient couvertes de sueurs froides. J’ai croisé son regard et ben j’aurais pas dû, je me sens comme une grosse merde. Faudrait lui envoyer Leeroy en stage. Renifla-t-il.

  L’Amazone vêtue de parme se saisit alors de lui et l’embrassa bruyamment sur la joue. Lady Alistair était non seulement grande et athlétique mais elle arborait aussi fièrement la légendaire Galuth ornée du soleil de son prestigieux propriétaire d’origine, Sir Gauvain d’Orcanie. On aurait dit à Jamal que Lady Alistair était la descendante directe du neveu du roi Arthur en personne, il l’aurait cru sans hésiter. Malheureusement la lame lui était revenue par alliance.

  Loin de ressembler à l’abomination qu’ils avaient imaginé avec Archie, Lady Alistair était sans conteste la femme la plus impressionnante que Jamal ait pu voir de sa vie. Il devait admettre ne pas en avoir vu beaucoup, certes, mais elle rayonnait d’énergie et de chaleur et ça, ça ne devait pas être donné à beaucoup de monde.

- Vous avez merveilleusement bien travaillé les garçons, je suis très fière de vous ! Leur adressa-t-elle avec un sourire radieux. Merci infiniment d’avoir pris soin de mon petit Léo pendant tout ce temps, il m’a énormément parlé de vous pendant les vacances et dans ses lettres. Je suis vraiment heureuse qu’il ait pu se faire d’aussi fidèles amis.

  Jamal lui rendit son sourire comme un nigaud, non seulement parce qu’il était drôle de voir Léonard réduit à l’état de poupon entre les mains soigneusement manucurées de sa mère mais aussi parce que plus il regardait Lady Alistair, plus il la trouvait belle et rayonnante. Son cœur allait presque aussi vite que son cerveau était lent. Lady Alistair reprit alors en se penchant sur sa progéniture dont les joues avaient viré au rouge carmin.

- Léonard est tellement douillet, j’avais vraiment peur que ça se passe mal pour lui… Merci beaucoup les garç… enfin… messieurs maintenant ! J’ai hâte de vous voir évoluer dans votre carrière. On se retrouve au brunch…

  Elle leur accorda un dernier sourire et embrassa Léonard sur le front avant de s’éloigner. Jamal sentait le peu de neurones qui lui restaient lui dégouliner par les oreilles. Le père, l’aîné des frères d’Archie et un vieil homme replet qui devait être son Grand-Père vinrent leur serrer la main. L’espace d’une seconde, Jamal l’envia. Le père d’Archie était encore en vie, il avait un frère suffisamment attentionné pour prendre un congé dans sa mission pour venir le voir depuis les fins fonds des Carpates et son Grand-Père avait l’air malicieux, tendre et jovial de ceux que l’on voit dessinés dans les livres de contes pour enfants. Archie avait grandi dans un rêve éveillé.

  Fût ensuite le tour de Lord Macpherson qui s’était attardé pour tenir la jambe à un autre Lord avant d’arriver vers eux d’un pas nerveux et agacé. Il était… hideux, à mille lieues de la grâce et de l’élégance de son fils. Ses traits grossiers et grimaçants ne laissaient pas douter de la tendance des Macpherson à se marier entre cousins pour conserver la garde du joyau des joyaux : Excalibur ! Accrochée au cou de ce personnage grossier qui les dévisageait de derrière son nez porcin avec un strabisme hautain, elle semblait s’être pendue de dépit. Jamal n’avait jamais écouté les ragots qui disaient que Lord Hubert Macpherson était aussi laid qu’il était mesquin. Il ne pouvait pas le croire en voyant la beauté et la noblesse dont faisait preuve son fils. Ce soir il avait découvert que les racontars étaient justifiés, en tout cas Leeroy s’était montré aussi mesquin que son père était laid.

  Lord Macpherson leur accorda à peine un signe de tête et passa devant son fils sans le regarder, en lui lançant d’une voix nasillarde.

- Maintenant il va falloir que je te trouve un Mentor, comme si j’avais que ça à faire !

  Ils avaient beau être déçus par le comportement de leur ami, cette remarque jeta un froid. Pas étonnant que Leeroy se sente le besoin de briller à tout prix avec un père pareil.

  Jamal en avait presque oublié son Grand-père. Il avançait soutenu par un homme blond avec une coupe au bol qui ressemblait tant trais pour trais à Charles que ça en était presque comique. Sir Karan avait été le mentor de Sir VanHelsing à une époque où le père de Jamal entrait à peine au collège de Saint George. Jamal ne se souvenait plus de son prénom et pour tout dire, si Charles ne lui en avait pas parlé, il ne l’aurait jamais su le lien qu’il entretenait avec Sir Karan.

  L’adolescent fronça les sourcils, à Noël dernier Sir Karan marchait encore seul et maintenant, il peinait à avancer avec assistance. Sa jambe était raide, son pied tordu étrangement comme s’il n’était pas en mesure de se rendre compte qu’il marchait sur le côté de sa chaussure.

  Sans mot-dire, Jamal s’avança, mit un genou à terre et redressa le pied de son Grand-père afin qu’il soit bien à plat sur le sol. Là, c’était bien mieux, il se redressa.

- Vous vous êtes blessé ?

  Sir Karan ne répondit rien, il le regardait, hagard, perdu et lui marmonna d’une voix qui ne lui ressemblait pas, comme un enfant qui a fait une bêtise.

- Je suis tombé.

- Jamal. Intervint Sir VanHelsing. Nous devrions parler de votre Grand-père, il souhaitait vraiment venir aujourd’hui mais il n’est plus tout à fait… Il m’a dit qu’il vous avait écrit lorsqu’il s’était cassé le col du fémur en janvier mais son infirmière m’a dit qu’il ne lui avait rien donné à poster.

  Sir Karan regarda son petit-fils avec la même ardeur que pendant la cérémonie et Jamal ne sut trop dire lequel, d’eux deux, était sur le point de devenir dément. Vu de près il put comprendre que ce regard brûlant n’était pas de la colère, c’était autre chose, une chose qu’il ne lui avait jamais montré. Les puits sans fonds qui lui servaient d’yeux débordèrent d’une émotion nouvelle et sa main sèche et parcheminée se leva pour se poser avec douceur sur la joue puis sur la nuque de son petit-fils. Il l’attirait vers lui et Jamal, hésitant, se laissa faire.

- Tu es grand, mon fils, tu es un homme.

  Grand-père ne l’avait jamais serré dans ses bras, il l’avait tenu, il l’avait porté mais il ne lui avait jamais dispensé d’affection, ni dans le verbe, ni dans le geste. S’il le faisait maintenant, ce n’était pas seulement parce que son esprit lui échappait, c’était parce qu’il était en train de partir.

  Quand ? Comment ? Pourquoi ? Jamal, les yeux grands ouverts comme un oiseau nocturne, veillait depuis plus de vingt-quatre heure. C’est dans un lit d’infirmerie, à l’heure du thé, que Sir Karan Singh acheva quatre-vingt-huit années d’une existence rude et âpre. Sous le regard halluciné de son petit-fils et les grands yeux clairs de son élève qui conclut son dernier soupir par.

- Il avait vraiment tenu à venir aujourd’hui.

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