La Fièvre

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  Lorsque ses yeux acceptèrent enfin de voir autrement que flou, lorsque les flammes prirent le dessus sur la fumée, elle put découvrir le visage du pilote éclaté contre le pare-brise. Il y avait aussi une forme derrière, une forme ronde, flasque, crépitante. Elle était seule.

  Elle tomba dans un sommeil profond, plutôt une sorte de comas, à son réveil l'avion avait cessé de brûler et elle était toujours seule. Ce qui était en train de se passer elle n'aurait pas été en mesure de le raconter clairement.

  Elle s'était levée, avait marché... elle avait avancé en tout cas. Elle avait avancé jusqu'à un étang, elle s'y était rincé le visage puis elle avait glissé dedans. Seule, la fraîcheur de l'étang faisait du bien à sa solitude et à son corps fourbu. Elle flottait, elle regardait le ciel d'où elle venait de tomber. Comment avait-elle survécu ? Sa ceinture avait lâché ? L'avait-elle ouverte ? Edgard l'avait-il jeté hors de l'appareil quand il l'avait vu prendre feu ? C'était sans doute ça. Il avait vu qu'ils allaient mourir, il l'avait sauvée, il n'avait pas réussi à se sauver lui-même. Ce serait sa version des choses jusqu'à preuve du contraire. Edgard était un homme bon.

  Une fois au clair sur les événements elle rejoignit tant bien que mal la rive, elle se sentait plus lucide, elle pourrait sans doute réfléchir à une manière d'agencer la suite de l'aventure. Il faisait chaud, bon point. La nuit allait bientôt tomber, mauvais point. Elle était seule, elle avait une carcasse d'avion sans doute encore trop chaude pour être fouillée, deux corps calcinés, un couteau inaccessible car dans l'avion... Ce n'était clairement pas une situation enviable.

  Elle allait retrouver l'avion, elle ne savait pas ce qu'elle pourrait y faire exactement mais ce serait son point de départ, son repaire, à partir de là elle pourrait tenter de dresser une carte mentale de la forêt. Elle n'avait aucune d'idée d'où elle pouvait se trouver par rapport à la première ville mais elle avait le lieu du crash, elle avait l'étang. Elle s'arrêta à mi-chemin. L'étang, quelle conne ! Elle pouvait mettre ça sur le compte du choc, ce n'était pas pardonnable pour autant, il fallait qu'elle retourne à l'étang.

  Elle s'y précipita tant bien que mal en boitant et observa l'onde dans le soir couchant. De l'autre côté il y avait trois barques. Il devait y avoir une route par-là ! La nuit était tombée, ses vêtements humides lui collaient à la peau, l'air tiède ne parvenait pas à la réchauffer, l'adrénaline le faisait, la fièvre peut-être. Elle n'avait pas vraiment fait d'état des lieux de son corps, elle n'en avait pas eu le courage, elle verrait ça lorsqu'elle serait en sécurité.

  Arrivée à la hauteur des barques elle put apercevoir entre les arbres un parking et la maisonnette d'un club de pêche. La porte était fermée avec un cadenas, il était gros et rouillé. Susan était à bout et déterminée. Elle fit le tour de la cabane dans l'espoir de trouver un morceau de fil de fer. Elle n'en trouva pas, elle retira l'anse d'un sceau abandonné, elle força, s'énerva, vint à bout du cadenas. Susan balança son bout de ferraille, elle avait des progrès à faire si elle voulait se lancer dans une carrière de cambrioleuse mais pour ce soir ses talents seraient suffisants.

  La cabane possédait un lit de camp, une table, une kitchenette aux placards remplis de boîtes de conserves et de viande séchée. Susan ferma solidement la porte, ouvrit une boîte de haricots, la mit à chauffer sur le gaz. Elle pompa un peu d'eau à l'évier et la mit à bouillir puis elle s'installa en mâchonnant de la viande séchée. Elle serait bien ici. Elle alluma la lanterne à gaz que les pêcheurs avaient mis sur la table et explora plus avant la cabine. Elle trouva dans un petit placard une couverture qu'elle jeta sur le lit de camp ; il y avait aussi un set de vêtements propres, une serviette éponge, un gant de toilette et un gros pain de savon sans doute laissés par le propriétaire de la cabine en cas d'accident. Elle s'en saisit, se déshabilla et entreprit une toilette soigneuse afin de déterminer l'étendue des dégâts que lui avait causé le crash. Elle allait bien, courbaturée, égratignée sans plus, elle avait faim. Elle mangea ses haricots, laissa refroidir le reste de l'eau, la bu, mit ses vêtements à sécher correctement, enfila ceux du pêcheur et se coucha sur le lit de camp où le sommeil ne tarda pas.

  Fiévreuse, elle s'éveilla en pleurant. Elle se sentait tomber, elle voyait Edgard qui brûlait, elle voyait son gros ventre s'agiter de rire, son œil malade tournoyer dans son orbite, elle voyait son double-menton s'élargir alors qu'il souriait et elle voyait sa peau frémir, bouillir sous les flammes.

  Elle plongea son visage dans la couverture pour hurler, elle hurla à s'en faire vomir, elle hurla à perdre connaissance. Elle tombait, brûlait, voyait Edgard brûler, l'entendait rire. « Tu devrais refaire ta tresse. », « Ce sont des gens très gentils. », « Elle t'a fait quelque chose à toi Lisa Beckermann ? ». Lisa Beckermann, elle brûlait elle aussi et l'avion s'écrasait. Il écrasait Edgard, il écrasait des arbres, il écrasait des lapins, il écrasait des œufs de moineau dans leurs nids et il brûlait, chaud comme l'enfer et le monstre. Le monstre, cadavérique, glacé, la serrait entre ses griffes, il lui peignait les cheveux. « Tu devrais refaire ta tresse. »

  Un parfum familier par-dessus les vapeurs de combustion et de vomissures, un parfum qu’elle connaissait bien, qu’elle pensait ne plus jamais sentir, le parfum de Fluff. Susan s’y accrocha, fleura la piste, remonta en elle-même jusqu’à avoir la force d’entre-ouvrir les yeux.

  De longs cheveux d’un blond doré, une peau pâle, un minuscule nez et de grands yeux vert émeraude. Une petite main aux ongles bien soignés entreprit de lui faire sa toilette.

- Ne pleure pas mon cœur, Maman est là. Lui murmura la voix la plus douce de l’univers.

  Susan avait bien vu mais elle n’y croyait pas vraiment. Avait-elle absolument besoin d’y croire ou même de comprendre quoi que ce soit ? Pour ce qu’elle en savait Maman était toute aussi concrète que le cornu et ses longs doigts froids qui démêlaient ses cheveux.

  Maman lui retira ses vêtements, elle lui frotta le dos et la poitrine avec un gant de toilette rêche. La friction, la chaleur lui faisaient un bien fou. L’eau avec laquelle Maman la lavait sentait la menthe, Susan se souvenait de sa petite enfance, des hirondelles sur le toit, des bains infusés à la lavande le soir, au sapin quand elle avait la toux.

  Susan n’était plus tout à fait au clair dans sa tête mais c’était agréable, sa main s’accrocha au chemisier de Maman, c’était un beau chemisier avec de la dentelle. Maman était belle, elle avait un collier de perles et des pendants d’oreilles en or. Maman c’était la bergère pour laquelle on se serait transformé en plante préhistorique.

  Susan se laissa habiller avec des vêtements de fille trop grands. Elle se sentait mieux, sa nausée était passée mais la fièvre lui faisait encore palpiter les tempes, c’était suffisant pour Maman apparemment. Elle la porta jusque dans une voiture confortable, l’installa sur la banquette arrière et lui dessina un cercle avec un bout de charbon sur le dos de la main.

- Ne l’efface pas petit cœur, tu dois le garder sur la main d’accord ?

  Susan acquiesça, de toute manière elle se sentait partir à nouveau dans les limbes et n’était pas sûre que ce qui lui arrivait était suffisamment vrai pour que ça vaille le coup de lutter contre quoi que ce soit. Avant de fermer la portière Maman lui colla entre les bras un ours en peluche avec un bandeau sur l’œil. Fluff était intacte, c’était une bonne nouvelle.

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