L'Exemplarité (Partie 2)

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  Il fallut patienter jusqu'en Juin pour que le tuteur de Mademoiselle Rousseau ne daigne se présenter à l'institut Sainte Rita. Le bonhomme s'assit seul dans une classe vide avec elle et poussa un soupir derrière sa moustache. Tandis que son œil droit cherchait manifestement à s'enfuir à toutes jambes, le gauche la regardait avec dépit.

- Susan, je ne comprends pas, tu es pourtant une fille intelligente... Pourquoi as-tu voulu t'enfuir ?

- Je n’ai pas voulu m'enfuir.

- Allons, en Janvier... Commença-t-il.

- Annie s'est barrée pour retrouver son copain, comme il y avait une tempête je suis partie la chercher pour la ramener, en arrivant ici elle a grimpé dans l’arbre pour passer par la fenêtre, je l'ai suivie mais j'ai glissé et je me suis fait mal, comme je pouvais plus rentrer pour me planquer et qu'elle ne voulait pas de punition, Annie a mentit aux Nonnes.

- Je vois. Souffla-t-il. Et toi tu as pris la punition sans rien dire ?

- Elles ne m’auraient pas crue m'sieur.

- Pourquoi est-ce qu'elles ne t'auraient pas crue ? Demanda-t-il dubitatif.

- Parce que j'ai pas de parents. Annie, elle, en a.

- Je ne pense pas que cela...

- Bien sûr. L'interrompit Susan d'un ton ferme mais paisible. Lisa Beckerman a coupé une oreille à Sally Turner l'an dernier, il y a deux ans elle a mis un pied de chaise dans les fesses d'Edna Goldberg, il y a trois ans elle a cassé toutes les dents d'Hélène Fournier. Elle a eu des fessées mais rien de plus et là elle s'est occupée d'Annie Legrand et elle est renvoyée dès que possible. Tout ça c'est une blague, une grosse blague parce que temps que Lisa Beckerman lui faisait des choses qui ne lui laissaient pas de traces pour quand elle rentrait chez ses parents l'été, les Nonnes ne disaient rien mais maintenant que les parents d'Annie vont vouloir porter plainte elles ont décidé de se donner bonne conscience.

- Tu es sûre de ça ? Se raidit-il d’effarement.

- C'est soit ça, soit elles sont profondément débiles mais dans les deux cas ce n’est pas très sain de leur confier des enfants.

- Susan, surveille ton langage ! Il se redressa sur sa chaise et se pinça l'arête du nez, le signalement de cette affaire allait lui faire faire une paperasse dingue. Elle t'a fait quelque chose à toi Lisa Beckerman ?

- Non.

- Tant mieux. Soupira-t-il avec soulagement.

  Elle fourra les mains dans les poches de sa jupe et serra le canif qui s'y trouvait. Elle l'avait récupéré lors de sa première année ici, avant que Lisa Beckerman n'arrive, elle l'avait chouré dans l'atelier près du potager et elle ne l'avait plus quitté. Il était bien arrivé à Lisa Beckerman de vouloir l'ennuyer, elle le lui avait planté dans le bas du ventre sans prévenir et à la suite de ça, la grosse Lisa avait toujours hésité avant de s'en prendre à elle.

  La Crevette n'en avait pas été rassurée pour autant, les tarés comme Beckerman étaient imprévisibles et elle s'était toujours apprêtée à lui remettre un coup de surin si elle revenait à la charge. Elle gardait son couteau sous la main au cas où Beckerman aurait une remplaçante.

  Tout cela, elle ne le raconterait pas à son tuteur, il n'avait pas besoin de le savoir, il ne le comprendrait pas, lui, c'était un gars bien, un homme droit, gentil, honnête. Il était aussi bon qu'il était moche et quand il lui rendait visite, les deux ça lui faisait presque monter les larmes aux yeux.

- Susan, sors les mains de tes poches s’il te plait, ce n'est pas très polit quand on parle à quelqu'un. Rappela-t-il avec une patience angélique

- Pardon. Elle posa ses mains à plat sur le pupitre qui les séparait.

- Bon, je suis venu te voir parce que j'ai une « bonne » nouvelle pour toi.

- Vous n'êtes pas venu pour la « fugue » ? Sursauta Susan.

- Tu crois que j'ai le temps de traverser le Canada à chaque fois que tu auras envie de te mettre au vert pendant deux heures ? Non, je suis venu te chercher parce que je pense t'avoir trouvé une famille d'accueil.

- Impossible ! Trancha-t-elle. C'est impossible ! Je vais avoir quatorze ans en Août. Personne ne veut adopter les grands, surtout quand ils viennent d’un institut.

- Quelqu'un veut t'adopter toi. Sourit-il. C'est un couple, lui il est médecin, il a son propre cabinet à Vancouver et elle est bibliothécaire, ils ont environ cinquante ans, ils travaillent beaucoup et je pense qu'ils veulent un enfant qui sait être autonome. En tout cas les Bush ont vu ton dossier à l'agence d'adoption et ils ont eu un « coup de foudre » pour toi.

- C'étaient des vieilles photos ?

- Elles dataient de ton arrivée mais ils savent que tu es grande maintenant, ils ont insisté pour te rencontrer, si vous vous entendez bien tu pars avec eux, sinon tu reviendras ici... enfin non, on va essayer de te trouver un autre endroit quoi qu'il arrive... dans tous les cas ça te fait de petites vacances tous frais payés à la grande ville.

- On part donc pour Vancouver ?

- Oui, j'aimerai que ta valise soit prête pour onze heures. Nous avons un avion dans l'après-midi et je ne voudrais pas faire attendre le pilote.

- On va déjeuner ici ?

- Non, je t'offre un bon steak en ville pour fêter ton départ de ce taudis. Proclama-t-il en jetant un regard dédaigneux à une latte de parquet à moitié soulevée.

  Il n'en fallut pas plus pour que Mademoiselle Rousseau saute sur ses pieds et courre fourrer un maximum de chose dans sa malle. Ce fut plus compliqué que prévu. Les uniformes appartenaient à l'institut, elle devait donc les laisser sur place, pareil pour les sous-vêtements, pour les livres, les cahiers, les stylos, au final les seules choses qui lui appartenaient étaient les vêtements avec lesquels elle avait débarqué six ans plus tôt et un vieil ours en peluche rapiécé, elle aurait même dû se mettre à poil pour partir si elle avait voulu être tout à fait honnête. Elle avait beau ne pas être devenue bien épaisse, elle ne rentrerait plus dans ses vêtements de petit-enfant même avec un chausse-pied.

  Sœur Joséphine arriva en trottinant sur ses jambes courtes avec la solution à son problème. Elle lui apporta une robe bleu pâle avec un col rond, des sous-vêtements en beau coton blanc, des chaussettes qui lui montaient aux genoux et de jolis souliers de cuir. Elle était allée les acheter elle-même avec son solde lorsqu'elle avait su que sa petite protégée partait pour la grande-ville.

  Les sœurs n’avaient pas le droit d’avoir de chouchoutes, comme Joséphine était encore gentille malgré la surabondance de crasse humaine autour d’elle et qu’elle traitait tout le monde avec douceur, les autres Nonnes n’avaient pas remarqué qu’elle en pinçait pour la si discrète petite Susan Rousseau qui lisait dans son coin sans jamais réclamer quoi que ce soit d’autre qu’un peu de calme et de nouvelles lectures.

  Joséphine s’était enamourée de la Crevette dans la bibliothèque, lui avait appris à ranger le peu de livres qu’elles avaient, avait pris son air désabusé et son refus de s’impliquer dans les embrouilles des autres pour de la timidité. Peut-être qu’elle se voyait, petite douce et discrète dans sa petite favorite, elle se trompait. Susan n’était pas une belle âme, elle n’était même pas sûre d’être une âme tout court. Elle était là, cerveau reptilien dans un corps de petite fille, elle appréciait la lecture parce que c’était un prétexte pour qu’on la laisse au calme, un bouclier plus qu’une échappatoire, ce qu’elle voulait c’était manger, dormir au chaud et qu’on la laisse tranquille.

  Joséphine n’avait pas compris ça, elle s’était acharnée à lui faire plaisir, à lui trouver des romans d’aventure, des recueils de poésie, en Anglais, en Français aussi, dès qu’elle avait su qu’il s’agissait de la langue maternelle de Susan elle s’était mis en tête de lui apprendre à lire le Français.

  Charles-Henri Ribouté, ça venait de loin ça. Susan l’avait lu dans un gros cahier de poèmes écrits à la main que Sœur Joséphine avait dégoté chez un antiquaire quand elle était elle-même adolescente.

« Que ne suis-je la fougère,

Où, sur la fin d'un beau jour,

Se repose ma bergère. »

  Les Tendres Souhaits, Joséphine avait tout fait pour lui faire avaler que ça pouvait avoir une explication pieuse, ce que Susan voyait c’est que c’était un peu cochon de parler de rafraîchir les appâts de sa Bergère à grand coup de Zéphyr. Elle n’avait pas l’esprit poétique mais elle appréciait les efforts de la Nonne pour l’éveiller à la littérature.

  Alors que Susan venait de passer la tenue que la sœur lui avait offerte, celle-ci se flatta d’avoir eu l’œil tout en versant une petite larme émue.

- Merci infiniment pour ce cadeau ma Sœur. S’inclina poliment la Crevette, sincèrement reconnaissante.

  La Moniale ne lui répondit pas, elle se couvrit la bouche avec ses mains usées par les rosaires. Qu’est-ce qui lui prenait ? Joséphine la prit à bras le corps et la serra avec force en pleurant pendant une bonne minute. C’était interminable.

- Je te souhaite tout le bonheur du monde Susan, tu étais… le rayon de soleil de l’Institut. J’ai tant d’amour pour toi, je prie pour que ta vie soit merveilleuse et comblée de joies. Prends soin de toi mon enfant.

  Joséphine lui embrassa le front, ses joues ruisselaient de larmes jusque sur celles de Susan. L’adolescente trouvait ça un peu sale mais ce n’était pas bien grave, elle lui devait bien ça et puis elle allait pouvoir se récompenser avec plus de viande grillée qu’elle ne pourrait en manger. Elle en avait d’ores et déjà l’eau à la bouche.

  À onze heures moins le quart Susan Rousseau était devant la porte avec sa jolie robe, son ours et son canif qu'elle avait glissé dans un défaut de couture de la peluche, elle avait laissé le cahier de poèmes à Joséphine pour le jour où elle trouverait une autre enfant digne de lire de la poésie Française pleine de fougères et de Bergères dans leurs bains.

  Edgard l'attendait en fumant, adossé au capot d'un land rover de location, il avait prévu de faire du hors-piste ou quoi ? Elle se souvenait bien que la route vers le premier bled n'était pas phénoménale mais ce n’était pas si terrible que ça. Elle changea d'avis en se faisant secouer dans tous les sens sur les crevasses que le gel de l'hiver et les bestioles avaient fait dans le chemin, ce ne fût rien comparé à l'avion de tourisme qui les envola vers Vancouver.

  Ce coucou avait une tête de cercueil ailé, de la rouille qui paraît ses flancs, aux sièges couverts de poussière, défoncés, desquels s'échappait un peu de rembourrage. Elle se tourna vers son tuteur avec circonspection avant d'oser se hisser dans l'appareil.

- Edgard, vous êtes sûr... ?

- Mais oui, regarde, c'est une bête solide !

  Il tapota la carlingue et ce fût le moment que le joint de la porte choisit pour se décoller et pendre lamentablement sous le nez de l'adolescente. Ils échangèrent alors un regard sans ambiguïté. Susan lâcha la poignée et amorça un demi-tour. Son tuteur la retint et la souleva pour la poser dans l'avion, ce fût alors qu'elle comprit à quel point elle méritait son surnom de « Crevette », même un vieil obèse avec un œil pourrit kidnappait sans peine la Crevette. Edgard monta derrière elle et lui montra comment accrocher sa ceinture.

  L'intérieur de l'avion sentait le gazole et la cigarette froide, lorsque le pilote se décida enfin à monter avec eux après avoir mis une main aux fesses de la secrétaire du petit aérodrome, l'odeur de l'alcool et de la cigarette chaude y ajoutèrent leur délicat fumet. La gamine ne put s'empêcher de froncer les sourcils et de planter ses yeux sur son tuteur. L'homme était pâle, pas plus rassuré qu'elle il tâchait de faire bonne figure, ils n'auraient sans doute pas de meilleur moyen de transport dans le coin. Ils décollèrent.

  Susan avait eu du mal à garder son copieux déjeuner au fond de son estomac, le paysage la distrayait quelque peu mais elle sentait que ce ne serait pas suffisant sur le long terme. Ne voulant pas ajouter le vomit aux fragrances de leur monture, son Tuteur prit en charge de détourner son attention de sa digestion.

- J'ai souvent eu Monsieur et Madame Bush au téléphone, ils ont l'air très gentils. Je suis sûr qu'ils vont beaucoup te plaire, ce sont des gens intelligents. En plus ils sont bilingues, ça fait longtemps que tu n'as plus eut l'occasion de parler Français je crois... ça te fera du bien.

  Susan lissa le bas de sa robe, elle avait compris le message, ce couple était une cible à séduire, elle devait faire bonne impression, se montrer une orpheline exemplaire. Elle n'était pas forcément très cultivée, elle n'était pas gracieuse, pas vraiment belle non plus mais Edgard comptait sur elle, il la regarda attentivement, lui arrangea les cheveux maladroitement.

- Tu devrais refaire ta tresse, je pense qu'ils sont assez à cheval sur la présentation.

  Elle s'y attela lentement, ses cheveux étaient très longs et les tresser représentait une activité à part entière, une activité qui fit passer momentanément sa nausée et lui occupa les doigts. Elle venait de la finir lorsqu'un ronflement la fit bondir. Elle vit d'abord l'avion piquer du nez puis ses yeux accrochèrent le pilote. Que faisait Edgard ? Elle n'aurait pas su le dire. Elle n'aurait pas su dire ce qu'elle même avait fait.

  Le sol s’était rapproché à une vitesse vertigineuse jusqu’à lui atterrir entre les dents, dans sa bouche la terre et le sang se mêlaient en grumeaux. Elle avait été projetée hors de l'appareil. Le monde tournait et se retournait comme quelqu'un qui n'arrivait pas à dormir, elle se dressa sur ses coudes, puis à quatre pattes et, sans attendre que la planète se décide à s'arrêter de gigoter, elle avança vers l'avion. Une fumée noire et acre s'en élevait, elle dû reculer pour pouvoir respirer, tousser, cracher, gerber. Elle s'assit à un endroit où elle trouva de l'air frais et regarda l'avion à nouveau.

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