L'Exemplarité.

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  Mademoiselle Rousseau avait tenté de fuir de l’Institut Sainte Rita qui pourvoyait généreusement à son éducation. Le tuteur de Mademoiselle Rousseau avait été prévenu. Si Mademoiselle Rousseau s'était blessée en sautant par la fenêtre ce n’était que l’expression d’une justice divine. Lorsque Mademoiselle Rousseau irait mieux, elle aurait droit à une correction équivalente au manque de respect dont elle avait fait preuve envers ses éducatrices en se soustrayant volontairement à leur bienveillante surveillance.

  En attendant, sœur Joséphine veillait son chevet tous les jours à toute heure en lui faisant une morale que n’importe qui dont le Q.I. dépassait celui d’un lemming connaissait par cœur : « L'hiver est un piège mortel ». Sans blague, le jour où ses orteils avaient été pris dans les engelures elle avait cru que c'était une promenade de santé, lorsque l'inuit les lui avait coupés avec un couteau de cuisine chauffé à blanc pour éviter que toute sa jambe pourrisse : un déjeuner sur l'herbe. Bravo Joséphine ! Un vrai commando d’élite !

  Les sermons entre-coupés de prières n'étaient pas la pire des choses que la Crevette pouvait subir, c'était d'un ennui profond mais au moins ça l'aidait à s'endormir.

  La pire punition c'était Annie, ses grands yeux bleus et innocents, la manière dont elle avait tourné l'histoire à son avantage. « Mais voyons. Avait protesté sœur Joséphine. Pourquoi aurait-elle cherché à fuir ? Mademoiselle Rousseau a un dossier impeccable, elle n’a pas de conflits avec ses camarades ni avec le personnel d’éducation et depuis le temps qu'elle est ici ce serait bien une première si... » ; « C'est de la mauvaise graine ! On ne sait pas ce qu'il peut se passer dans la tête de ces petites dévoyées, quoi qu'il en soit elle mérite une punition exemplaire. L'affaire s'arrête là. ».

  Susan Rousseau dite la Crevette allait recevoir une déculottée devant tout le monde parce qu’elle était mal née, voilà ce que ça voulait dire et si la Mère Constance ne voulait pas entendre l'argument selon lequel elle avait été suffisamment punie par sa soi-disant « chute du sapin » c'était qu'elle prenait un plaisir pervers à frapper les petites filles.

  Merci Annie. Annie venait se tenir debout au pied de son lit en regardant ses chaussures, tous les matins après la prière commune. Elle marmonnait des trucs que la Crevette n'écoutait pas, pourquoi l'écouter ? Annie avait dit aux Nonnes qu'elle l'avait vue s'enfuir et avait fait comme si elle-même n'avait pas bougé du dortoir de la soirée. Elle la laissait seule dans sa galère ! Non, elle avait carrément échangé sa place aux galères avec elle. Annie avait reçu un chocolat pour l'avoir dénoncée et la Crevette se retrouvait à prendre une dérouillée dès sa convalescence finie pour une fugue qu'elle n'avait pas faite.

  Lorsque Annie venait lui rendre visite elle ne prenait même plus la peine de la regarder. Ce n'était même pas de la colère ; une fois la Crevette s'était réveillée de sa sieste en entendant la porte de l'infirmerie grincer, quand elle avait ouvert les yeux elle avait vu Annie et elle s'était simplement rendu compte d'à quel point elle était laide. La chose se confirma un mois plus tard lorsque, le bras et les côtes remis en place, on la fit mettre cul nul dans le hall pour prendre ses cinquante coups de planchette.

  Les bruissements de l'assistance prouvèrent bien que l'effet dissuasif souhaité n'était pas au rendez-vous. Il y avait de l'indignation : Quelle idée d'écourter le petit-déjeuner pour une séance de fessée publique ? Qu'est-ce qu'elles pouvaient bien en avoir à foutre des bêtises de la Rousseau ? Des fugues il y en avait tous les trois jours dès qu'il commençait à faire beau, que ça soit en hiver ne prouvait rien d'autre que le fait que Rousseau était aussi attardée que sa bonne copine la cafteuse.

  Un sifflement au fond du hall témoigna d'une certaine appréciation pour le derrière palot de Mademoiselle Rousseau. Il n'y avait aucune frayeur dans l'assistance, plus depuis longtemps.

  La première fois, la toute première fois ça avait fait un effet monstre. Lisa Beckerman s'était fait prendre entrain de battre une autre fille, les sœurs avaient sonné la cloche et l'avaient rossée sans sommation, cul nul devant tout le monde. Elles l'avaient frappée au sang les saletés mais depuis... depuis ça arrivait au moins deux fois par mois. Ce n'était même plus une distraction. D’ailleurs, en matière de brutalité Lisa était à la fois plus performante et plus imaginative que les Nonnes et sans se mettre à suffoquer après la troisième beigne. La planchette de Mère Constance faisait peut-être mal, mais rien que le regard de Lisa Beckermann, lui, faisait peur et ses séances de torture étaient des shows bien plus prisés que les fessées.

  Ce n'était pas seulement l'événement qui lassait mais la victime aussi. Elle n'était pas particulièrement connue pour être sensible ou pleurnicharde, la séance allait être fort longue. Il y eut un premier coup. Elle se crispa sur la chaise à fessée et Mère Constance déblatéra une connerie à laquelle elle était la seule à s'intéresser, deuxième coup, elle recommença à bavasser, Sœur Alma regarda sa montre en soupirant. Tout le monde avait mieux à faire que de participer à ça. La Crevette tourna les yeux vers l'assistance, Annie pleurait, qu'elle chiale seulement cette conne, ça lui faisait plus mal qu'à elle.

  Lorsque la chair de ses fesses commença à éclater, elle put voir Lisa Beckermann arborer un sourire, si elle s'avisait de s'approcher d’elle, la Crevette lui en taillerait un deuxième sur son double-menton pour équilibrer sa face de consanguine, ça lui irait d'une oreille à l'autre ce serait très seyant. De toutes façons Lisa savait qu'elle avait un couteau, elle ne viendrait pas la chercher, elle était folle pas stupide. En parlant de stupide, pourquoi était-elle aller chercher Annie dans la neige ?

  Annie n'était bonne qu'à mentir et pleurer. Elle était bête, lâche et surtout, surtout, si elle l'avait laissée se démerder dans les bois, la Crevette n'aurait jamais vu le monstre.

  Elle ne pouvait plus fermer les yeux sans sentir sur sa peau la viscosité glacée de sa bave, sans sentir son haleine putride, sans avoir son poids qui l'enfonçait dans la neige. Elle avait compris qu'Annie fuie sans l'attendre devant une telle créature, ce qu'elle ne comprenait pas c'était qu'elle fuie devant les Nonnes. Elle n'aurait pas été obligée de leur dire toute la vérité mais un simple « elle est venue me chercher » qui aurait divisé la fessée par deux ou même un plus aventureux « on voulait partir ensemble » qui les aurait mises au même niveau aurait été totalement pardonné.

  Non, bien sûr que non, l’arrière-train rose et dodu d'Annie Legrand ne souffrait pas une correction de solidarité pour la personne qui avait failli crever pour la sauver de sa propre connerie. À croire qu'il était bon qu'à se faire fourrer par un apprenti charpentier de Québec ce p'tit cul là.

  Une fois l'heure de correction appliquée, elle eut le droit de descendre de la chaise à fessées. Ses jambes étaient engourdies, elle avait la tête qui tournait et alors que sa chemise collait à la chair à vif de son derrière et que pas une seule larme n'humectait son visage, elle reçut l'ordre de ranger elle-même la chaise. Elle serra les dents, obtempéra tant bien que mal parce qu'elle était sacrément lourde tout de même cette saloperie de chaise et eut le droit de se rincer et de s'habiller pour aller en classe. Il serait bien entendu vérifié qu'elle ne se soit pas fait de pansement pour se rendre la position assise moins désagréable. Le sang sur les vêtements ? Ça faisait partie de sa rédemption et de sa pénitence, le fait de devoir rouvrir ses plaies à chaque fois qu'elle devrait enlever sa culotte pour aller aux toilettes aussi. La Crevette n’enlèverait ses sous-vêtements qu’après les avoir ramollis dans la douche, pour ce qui était de ses besoins naturels elle se contenterait de se nourrir de potage jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment remise pour que l'idée de s'asseoir plusieurs minutes sur la cuvette ne la rebute plus, elle ne voyait pas trop comment faire autrement.

  Deux semaines plus tard, un jeudi, à vingt-et-une heure, on trouva Annie Legrand inconsciente dans le placard à balais de la classe de science, elle avait regardé Lisa Beckerman de travers à la cantine. La Crevette avait relevé l'incident mais lorsqu'elle avait vu Lisa tirer Annie par les cheveux dans le couloir elle n'avait pas jugé bon d'intervenir.

  Les cris et les suppliques de sa camarade la hantait bien sûr mais bien moins que le monstre qu'elle avait dû affronter par sa faute et puis, déjà boiteuse de base, ses douleurs fessières lui avaient donné la flemme de faire demi-tour pour la secourir. C'est qu'il était long le couloir du troisième, on n’aurait pas dit comme ça mais quand on devait se tenir aux murs pour marcher ça rendait sourd à certaines demandes.

  Lisa Beckerman, les Nonnes avaient attendu le début du mois de Mai que les routes soient suffisamment praticables pour la coller dans une voiture et l'envoyer Dieu seul savait où, c'était le quinzième anniversaire d'Annie. Joyeux Anniversaire Annie !

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