La Crevette

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  Le vent soulevait des tourbillons de neige entre les arbres, ses cris creux glissaient entre les branches noires amaigries par l'hiver. Enroulée dans un manteau de laine trop grand, protection dérisoire face au froid mais la seule qu'elle ait eu le temps d'attraper avant de sortir, la Crevette remontait la piste de sa camarade en tanguant sur ses raquettes comme un bateau dans la tourmente. Ce n'était déjà pas évident d'avancer sur des congères de deux mètres mais privée de quelques orteils au pied droit et poussée contre les troncs par le blizzard ça devenait encore une toute autre aventure.

  Elle n'avait pas le choix. Elle avait piqué un sac à dos, y avait fourré une poignée de fusées de détresse, une couverture, une paire de raquette pour cette imbécile d'Annie qui avait estimé qu'une fugue dans les bois un 8 janvier était une bonne idée. La Crevette avait aussi attrapé avant de partir le fusil à gros-sel que les Nonnes utilisaient pour faire peur aux ours qui s'approchaient trop de l'internat. Dans ses poches, il y avait trois cartouches, ce n'était pas beaucoup mais elle osait espérer que ce serait suffisant pour le trajet qu'elles auraient à effectuer. Sans doute n'aurait-elle qu'à tirer l'une ou l'autre sommation pour éloigner des loups un peu trop courageux, on n’était jamais trop prudent, si elle devait grenailler, elle grenaillerait sans remord.

  Heureusement qu'elle avait remarqué que sa camarade avait pris ses bottes dans le hall, s'il avait fallu attendre que les Nonnes se rendent compte de son absence Annie aurait eu le temps de mourir trois fois. Qu'auraient-elles fait les pingouines ? Elles auraient couiné, rassemblé le cheptel dans le réfectoire et appelé la police et les centres de gardes-chasses de la région et tout le monde aurait prié. Elles auraient prié pendant que les doigts d'Annie seraient devenus gris, elles auraient prié pendant que les policiers se seraient battus contre la tempête, elles auraient prié pendant que les grands yeux bleus d'Annie se seraient fermés, pendant que son grand cœur tout mou se serait lentement arrêté de battre.

  La Crevette avait bien fait de ne pas les attendre, quoiqu'on puisse en penser elle était plus efficace que des prières et avec deux élèves manquantes les vieilles se rendraient peut-être compte plus rapidement que quelque chose clochait. Elle n'était pas l'élève la plus remarquable certes, mais deux lits vides ça se voyait même avec la myopie de sœur Alma.

  Le vent lui brûlait le visage et elle sentait les larmes qu'il lui tirait geler sur ses joues, Annie était allée loin pour une gamine capable de croire que son petit-ami viendrait de Québec pour la chercher. Qu'elle était conne Annie, gentille comme tout mais stupide à bêtifier le monde autour d'elle. Souvent elles s'asseyaient face à face pour le déjeuner et la Crevette se retrouvait à ne plus savoir dans quel sens il faudrait la gifler pour remettre de l'ordre dans le fil tendu entre ses deux oreilles.

  Dans le doute, elle s'était abstenue, Annie n'avait pas vraiment d'amies à l'internat et la Crevette s'était rendu compte que des soixante jeunes filles de l'institut Sainte Rita, c'était sans doute elle la moins cruelle avec ce petit cœur égaré. Elle avait donc décidé de renoncer à toute violence physique envers Annie Con-con, ce n'était pas non plus la chose la plus épuisante à faire, de toutes manières, il n'y avait pas vraiment de plaisir à cogner là où tout le monde avait déjà passé ses nerfs.

  Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire à Sainte Rita la Annie ? Il y avait de tout là-bas, des folles qui se taillaient les veines, des folles qui aimaient faire du mal aux animaux, des filles de vingt ans qui faisaient pipi au lit, des filles de douze qui avaient des crises de colère proches de la possession démoniaque, d'autres que le juge avait envoyé là plutôt qu'en maison de correction. Elle-même s’y trouvait parce qu’elle avait mordu au sang une assistante sociale qui devait la changer de famille d’accueil.

  Elles avaient toutes un petit pet au casque sauf Annie, Annie elle était juste bête, les filles bêtes normalement elles sont plutôt appréciées par leur proches et ils les gardent bien au chaud chez eux parce qu'elles sont douces et dociles. Trop, peut-être ? Annie s'était fait engrosser par un beau parleur et ses treize ans frêles avaient poussé les médecins à prendre la décision de mettre un terme à cet incident. C'est après cela que ses parents l'avaient envoyée « au vert ».

  Vieux connards ces deux-là, elle avait lu leurs lettres, ce n’était même pas une punition, ils pensaient sincèrement que leur fille se reposait au calme au bord d'un étang dans l'une des plus belles demeures de style colonial du pays, presque un château. S'ils avaient vu leur petite Annie par terre sur le carrelage de la salle de douche avec la grosse Lisa sur son dos à lui frotter ses tampons usagés dans les cheveux ils auraient sans doute changé d'avis mais que voulez-vous, s’il y a une pomme quelque part c’est qu’à son origine se trouve un pommier.

  Au final, elle pouvait presque comprendre qu'Annie ait envie de croire à la lettre de son Étienne, elle pouvait le comprendre mais elle ne trouvait pas cette situation moins ridicule pour autant. Ce mec, il lui mentait, c'était sûr, ça se lisait dans chaque voyelle de chaque mot, il lui écrivait pour qu'à son retour elle s'allonge encore sous lui mais il se fichait d'elle et maintenant il la mettait en danger.

  Honnêtement, la crevette ne savait pas trop ce que c'était l'amour, elle avait entendu tout et son contraire à son sujet et avait décidé qu'il ne s'agissait pas d'une chose qui méritait qu'elle s'y penche pour le moment. En revanche, elle était quasiment sûre que l'amour ne consistait pas à faire risquer sa vie à quelqu'un pour le plaisir d'y frotter ses parties. Ça c'était de la perversion, un truc qu'elle connaissait mieux, ce mec était un pervers et comme tous les pervers il méritait qu'on lui fasse un cache-oreilles avec la peau de ses couilles.

  Tout occupée que la Crevette était à fulminer, elle finit par tomber presque par hasard sur Annie assise entre les branches d'un sapin léché par la neige. L'institut avait disparu derrière elle et leurs traces s'effaçaient peu à peu sous les flocons, elle espérait seulement qu'elle parviendrait à retrouver leur chemin avant qu'il ne fasse nuit noire.

  Elle s'approcha de sa camarade et sortit la couverture de son sac pour la saucissonner dedans, Annie avait les lèvres un peu bleuies mais elle était en un seul morceau. L'adolescente leva ses yeux rougis vers la Crevette, elle pleurait et son visage se cristallisait dans la morve.

- Crevette ? Couina-t-elle, pitoyable. Il va pas venir je crois.

- Bien évidemment connasse, tu t'attendais à quoi ?! Lève-toi, on doit rentrer.

- Mais s'il... Se remit à sangloter Annie.

- T'as plus besoin de voir ce mec ! Viens maintenant !

  La Crevette lui accrocha les raquettes aux pieds et l'attrapa par le bras pour la relever. Annie, secouée de sanglots et épuisée par la marche, avait du mal à avancer. Elle se traînait et la Crevette n'aimait pas ça, une bouffée d'angoisse lui tordait le ventre, la sensation désagréable que la tempête n'était pas le seul danger qui les guettait lui mordait la gorge.

  Elles allaient rentrer, elles allaient passer par la fenêtre du dortoir, Sœur Justine les attendrait les poings sur les hanches, elle leur donnerait une fessée, un bon bain, un bol de soupe et elles iraient au lit. Privées de radio pendant deux semaines, c'était un bon deal, surtout que par ce temps-là ladite radio ne captait pas grand-chose, si elles rentraient avant la nuit c'est tout ce qu'elles auraient. La Crevette essayait de se rassurer en se disant qu'un coup de planche à découper sur le fondement était la pire chose qui pourrait lui arriver lorsque le vent tomba soudain.

  Plus le moindre bruit, elles s'arrêtèrent, suspendues au crépuscule, elles attendaient... elles attendaient sans savoir ce qu'elles attendaient, c'était un instinct qui les retenait, un instinct primaire, viscéral. Les flocons tombaient l'un après l'autre devant ses yeux, le ciel s'égrainait avec une lenteur insoutenable jusqu'à sa dernière miette. La Crevette serra le fusil contre sa poitrine.

  Derrière l'ultime flocon, une longue silhouette décharnée se dessina dans l'épais brouillard qui enserrait les bois, ce n'était pas une Nonne.

  La Crevette cassa la carabine pour y glisser une cartouche de sel. C'était un orignal, sans doute un orignal, ça expliquait les larges cornes qui ornaient son crâne, c'était ça, un orignal sur deux pattes.

  Ses côtes à nu étaient couvertes de lambeaux d'une fourrure imprégnée de sang séché, ses bras traînaient par terre, ses griffes crasseuses lacéraient le beau tapis blanc de l’hiver. C'était froid, la neige ne fondait pas sur ça, elle tombait de son dos comme d'une branche morte, les stalactites accrochés à la crinière qui ornait sa poitrine s'entrechoquaient et craquelaient au rythme lent de son pas.

  La Crevette était tétanisée, Annie lui serrait le bras avec force tandis que la chose s'approchait d'elles. Le cornu déplia ses doigts dans un crissement étouffé et huma l'air avant de pousser un grondement presque satisfait. On aurait dit la grosse Lisa Beckermann qui fleurait du bacon grillé. La Crevette sentit ses genoux trembler, le souffle de la créature ne produisait pas de buée, elle était définitivement froide, déjà morte depuis longtemps et pourtant elle continuait d'avancer.

  Sans Annie et son cris strident, elle n'aurait pas bougé. Réveillée par le hurlement de terreur de sa camarade, la Crevette se ressaisit, pointa son canon vers le cornu et lui tira dans la poitrine, là, en plein milieux. Il posa sur elle des orbites vides qu'elle devinait surprises, d'un geste lent et silencieux, il porta ses longs doigts aux fumerolles qui laissaient percer les dernières lueurs du jour à travers sa poitrine et poussa à son tour un brame qui l'encouragea à charger une autre cartouche.

  Annie avait reculé et s'était écroulée sur son séant après avoir trébuché sur ses propres pieds. Elle n'était pas en état de fuir ou de se défendre, la Crevette allait devoir se battre, elle allait devoir les sortir de là, plus le temps de niaiser !

  Le cornu se pencha en avant et, appuyé sur ses poings, les chargea. La Crevette visa la tête et les grenailles de sel lui transpercèrent le crâne dévoilant une gelée grise nageant dans un liquide brunâtre, le cornu chuta. Allongé dans sa souillure, il se tordait dans des gueulements bestiaux qui emplissaient les bois et firent chuter de la neige des branches alourdies.

  La Crevette respirait un peu mieux, elle retira sa couverture à Annie et la balança sur le monstre pour ne plus voir sa tête éclatée, il lui restait une cartouche mais elle préférait ne pas la gâcher. Elle sortit deux fusées de détresse qu'elle alluma et balança sous la couverture pour occuper le cornu à défaut de l'achever puis elle attrapa Annie par la main.

- Bouge ! Dépêche-toi !

  Comment courir avec des raquettes, des orteils qui manquent et une copine terrorisée au bout des doigts ? Elle n'aurait pas su répondre, sans doute ne courraient-elles pas vraiment, suffisamment vite en tout cas pour apercevoir bientôt les contours de l'internat. La fenêtre par laquelle elles étaient sortie était encore ouverte. Maintenant qu'elles étaient sur un sol plus tassé et que la perspective du salut était enfin concrète, Annie se sentit pousser des ailes, elle sprinta, la dépassa, disparu dans le sapin qui lui permettrait d'atteindre la fenêtre. La Crevette, elle, avait un point de côté, et une crampe cruelle dans la jambe droite elle allait avoir du mal à remonter dans l'arbre. Elle espérait en avoir le temps.

  Dans son dos des râles attirèrent son attention vers un tourbillon de flammes qui fonçait sur elle, empêtré, maladroit. La Crevette savait qu'elle était trop lente, bien trop lente pour s'échapper, elle chargea sa dernière cartouche.

  L'odeur de putréfaction et de poil roussit la fit se vomir dans la bouche aussi sûrement que la douleur des serres enfoncées dans ses côtes. La Crevette ne s’était pas sentie tomber, elle ne sentait pas le sol dans son dos, seulement le poids du cornu, sa pestilence, ses griffes sous sa peau. Seul le canon de sa 22 tenu par ses bras maigres la séparait des crocs noirs qui dégoulinaient sur son visage. Placé en travers de la gueule funeste, le canon l'empêchait de se refermer sur sa tête de crevette. Elle avait les bras qui fatiguaient, elle entendait ses côtes se fissurer sous l'emprise du monstre, elle n'allait pas tenir éternellement.

  La Crevette lâcha prise, elle laissa glisser son canon sur la droite. Dans un baiser glacial la bouche du fusil caressa la langue blafarde de la créature, elle actionna la gâchette. Le monstre s'effondra sur elle, définitivement inerte, incroyablement lourd.

  La Crevette était sourde et sonnée, elle étouffait. De son bras gauche elle commença à se débattre pour se dégager, plus elle s'agitait plus le cadavre affalé sur elle partait en cendre. C'était rassurant quelque part, ça voulait dire que c'était finit. Son bras droit était mort pour le moment, ça aussi c'était finit, elle abandonna le fusil sur place, elle n’avait plus rien pour le charger de toute façon.

  Elle roula sur le ventre et rampa de son bras valide jusqu'au pied du sapin. Elle avait mal aux côtes, si mal au bras qu'elle n'osait même pas y jeter un coup d’œil. Affalée contre le tronc, elle pissait le sang, elle vomit une fois de plus et se mit à crier pour qu'on la ramène enfin au chaud. Épuisée, elle se mit à pleurer pour la première fois depuis son arrivée à l'institut. Dans les bois, elle sentait sur elle des orbites creuses et rougeoyantes qui la guettaient avec envie.

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