Incipit

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  Susan était debout dans la neige. Elle grignotait patiemment un biscuit grand comme sa main tandis que Maman décousait soigneusement l'étiquette de son nounours.

  Fluff était un nounours merveilleux, un peu miteux certes mais tellement doux ! Maman le lui avait acheté chez un préteur sur gages et à l'époque déjà il lui manquait un œil. Maman l'avait lavé et recousu mais Susan n'avait pas voulu qu'elle lui remette son œil. A la place elle y avait cousu un bandeau de pirate avec un cœur brodé dessus. Fluff était le plus beau doudou de toute l'histoire des doudous et le meilleur ours de l'histoire des ours.

  Maman lui mettait parfois un peu de son parfum avant de partir au travail pour que Susan s'endorme mieux.

  Ils avaient beaucoup marché tous les trois, Susan, Maman et Fluff. Ils avaient quitté leur petite ville en bus la veille et avaient roulé toute la journée puis ils avaient marché jusque dans les bois. Il y avait là, au milieu de la forêt enneigée, un quai de gare qui servait aux bûcherons à charger leurs grumes sur un grand train pour les emmener vers la ville.

  Susan leva les yeux vers Maman. Elle glissait dans sa poche l'étiquette qu'elle venait de retirer à Fluff et rendit sa peluche à la petite fille.

  Au loin on entendait le vrombissement du train. C'était une vieille locomotive à vapeur, un truc costaud, qui faisait un raffut de tous les diables. Maman mit un peu de son parfum à Fluff et embrassa Susan sur le front. Elle dit ensuite à Susan de ne pas bouger et s'approcha du bord du quais. Le train ne s'arrêterait pas aujourd'hui mais il allait suffisamment ralentir. Maman n'eut qu'a tendre le bras pour s'accrocher à la portière de l'un des wagons couverts et même si sa valise lui donnait un peu de mal, elle finit par se hisser à l'intérieur.

  Depuis sa place sur le quai Susan lui faisait coucou de la main. Maman ne répondit pas. Aussitôt glissée à l'intérieur du wagon elle en claqua brutalement la porte coulissante.

  Susan resta là de longues heures, aucun autre train ne passa. Le froid lui donnait envie de faire pipi, elle ne bougea pas. Le jour commençait à décliner et elle ne sentait plus ses orteils, elle ne bougea pas. Au fin fond de la forêt elle entendait feuler les pumas et hurler les loups, elle s'accroupit mais ne bougea pas d'un millimètre. La neige se mit à tomber et à la recouvrir. Maman lui avait appris qu'il ne fallait pas dormir quand on avait très froid. Susan finit par se faire pipi dessus mais elle parvint à ne pas s'endormir.

  La lune au-dessus d'elle était bien ronde et dans l'obscurité des bois, de grands yeux jaunes l'observaient. C'étaient des loups qu’elle aurait juré qu’ils étaient grands comme des poneys, ils étaient toute une meute. Susan serra Fluff entre ses jambes et sa poitrine entourant ses genoux avec ses bras. Elle ne bougerait pas. Elle fût longuement humée puis les créatures s'en retournèrent au fond des bois, laissant transparaître entre deux rayons de lune des vagues de fourrure argentée.

  Susan laissa venir le jour. Il lui semblait que l'intérieur de ses os avait gelé, elle n'avait toujours pas bougé, elle se félicitait de ne pas s'être endormie.

  Le monsieur s'approcha d'abord avec méfiance, puis lorsque Susan leva les yeux vers lui, il se précipita à sa rencontre. C'était un inuit dans un grand manteau de renne qui balaya la neige qui s’était accumulée sur elle avant de la soulever. Susan poussa un couinement de protestation mais elle était bien trop fatiguée et refroidie pour se débattre. Le monsieur la posa sur son traîneau et l'enroula dans une grande couverture avant de héler ses chiens pour les lancer à toute vitesse à travers les bois. Susan avait la nausée, ça allait très, très vite, elle avait peur mais elle ne pouvait plus bouger. Il s'arrêta près d'un chalet devant lequel la neige avait été dégagée et une peau d'orignal était tendue à sécher.

  La madame sortit du chalet l'air mécontent, elle grommela sur le monsieur qu'il était étourdi et perdait toujours du temps à revenir chercher ce qu'il avait oublié. Le monsieur ne répondit pas et ramena Susan qui s'était vomit dessus dans la cabane bien au chaud. Elle fût lavée, soignée, nourrie. Le gros et le petit orteil de son pied droit étaient devenus tout noirs et la madame les avait coupés avec un grand couteau et elle avait brûlé les plaies avant de les bander. Susan avait hurlé et pleuré, le monsieur l'avait maintenue et avait tenté de lui expliquer aussi bien en anglais qu'en français que si ce n'était pas fait maintenant le docteur viendrait lui couper toute la jambe.

  Susan passa toute une semaine avec la madame et le monsieur. Pendant tout ce temps elle ne décocha pas un mot intelligible. Maman lui avait dit de ne pas parler aux inconnus. Au bout de la semaine, comme elle allait un peu mieux et que le monsieur devait se rendre en ville, elle fût déposée au commissariat le plus proche. Les policiers étaient gentils avec elle mais c'étaient des inconnus et Maman lui avait dit de ne pas parler aux inconnus.

  Ils l'installèrent dans une salle et un vieux monsieur y entra. Il avait un œil malade et un gros ventre, il portait l'uniforme de la police et s'assit en face d'elle. Il parlait en anglais.

- Bonjour jeune fille, je m'appelle Edgard, je suis policier et je vais devoir te poser des questions si tu veux que l'on retrouve ta maman.

  La petite fille l'observa longuement. Il n'avait pas la tête d'un policier, il avait une tête bizarre de vieux monsieur bizarre, elle ne voulait pas lui parler, elle préférait encore retourner chez la dame qui coupait les orteils.

  D'un autre côté il parlait de retrouver Maman. Susan se pinçait les lèvres et fronçait les sourcils d'un air butté, l'homme sortit son badge et le posa sur la table qui se trouvait entre eux. C'était bien un badge de policier mais il ne constituait pas la preuve ultime de sa bonne foi.

- Les policiers ils sont pas gros comme toi, t'es pas un policier t'es trop vieux ! Pis les vrais policiers ils ont des pistolets !

  Une étincelle de victoire passa dans le regard du vieux monsieur, Susan se mordit la lèvre, elle avait parlé, Maman ne serait pas contente. Le vieux monsieur posa son arme de service sur la table. Les narines de Susan se dilatèrent et ses yeux s'écarquillèrent autant que possible. Le vieux monsieur reprit calmement.

- Voici mon pistolet, tu me crois maintenant ?

- Si je réponds pas à tes questions tu vas me tuer ? Répondit-elle du tac au tac.

  Le vieux monsieur se mit à rire, son gros ventre s'agitait derrière la table et le globe de son œil malade semblait tournoyer dans son orbite.

- Et toi tu vas me tuer si je ne réponds pas aux tiennes ?

- Non. Concéda la petite fille.

- Très bien ! Le vieux policier reprit son sérieux. Comment t'appelle-tu ?

- Susan.

- Tu connais ton nom de famille ?

- Non.

- Tu as quel âge Susan ?

- Six ans.

- Comment s'appelle ta maman ?

- Maman.

- Tu habites où ?

- À la maison.

- Elle est où ta maison ?

- À côté du magasin qui vend les billes.

- Elle est dans quelle ville ?

- Je sais pas.

- C'est quand ton anniversaire ?

- En été.

- D'accord, tu sais quel jour en été ?

- Le douze.

  Le vieux policier poussa un long soupire. Il n'avait pas l'air satisfait, pourtant Susan avait tout bien fait pour répondre à ses questions. Elle fronça les sourcils, peut-être n'avait-elle pas été assez précise. Face à la déception du policier elle lança.

- Sur ma maison y'a le numéro vingt-cinq et c'est la rue avec les hirondelles sur le toit. Comme le vieux policier n'avait toujours pas l'air convaincu elle poursuivit en lui fourrant Fluff sous le nez. Sur mon doudou y'avait une étiquette avec mon nom et où j'habite mais Maman elle l'a enlevée avant de monter dans le train.

  Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Pour retrouver Maman il aurait été bien utile d'avoir cette étiquette mais Maman l'avait gardée dans sa poche. Le vieux policier en face d'elle avait l'air lui aussi très triste. Susan ne put s'empêcher de se mettre à sangloter.

- En plus maintenant doudou Fluff il a un trou dans les fesses là où y'avait l'étiquette !

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