23h06

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Quand elle ouvrit les yeux, Emma sentit qu'on s'était occupé d'elle. Elle fut installée dans un grand fauteuil dont le dossier avait été incliné pour elle. Elle était encore un peu étourdie. Devant elle, un grand verre d'eau orangée. La servante et quelques voisins venus s'enquérir de la situation la fixaient rassurés.

 — Vous allez bien, ma Reine ? avait demandé la servante.

Emma acquiesça.

 — L'équipe médicale ne va pas tarder ma Reine. Elle accuse un peu de retard, mais elle arrive. Tout va bien. Rien de bien grave. En vous évanouissant vous avez heurté une marche. Cela explique le bandage dans vos cheveux et peut-être un léger mal de tête.

 — Merci Nadé. Merci.

Elle entreprit de prendre une gorgée puis tenta de détendre en s'enfonçant de nouveau dans le fauteuil. Elle était encore sonnée par les récents évènements mais elle garda toute sa dignité.

 — Comment va Yakath ? Amenez-la-moi, s'il vous plait, demanda-t-elle d'un ton pressant.

Tout le monde avait gardé le silence. Elle parcourut un à un les visages présents, les interrogeant du regard. Tous s'étaient assombris. Par gêne, chacun avait baissé les yeux pour ne pas rencontrer les siens.

 — Parlez ! Voyons ! s'énerva-t-elle.
 — Emma... Viens.

Luciath, l'air grave, lui tendit la main pour qu'elle se lève. Elle se redressa rapidement mais accusa un petit mouvement de vertige, une fois debout. La servante proposa de l'accompagner en la tenant par le bras. Emma ne refusa pas. Elle pressentit quelque chose de terrible. Le silence de tout le monde. Les regards tristes. Son mari abattu jusque dans sa démarche lente et courbée. Elle sentit même l'air un peu plus frais que d'habitude. Luciath fit un geste pour libérer la servante de ses obligations.

 — Retournez auprès des autres, s'il vous plait, Mademoiselle.

Elle s'exécuta et disparut. Le couple s'arrêta devant la chambre.

 — Ma chérie. Je t'avais dit que la présence de cet homme constituait un véritable danger pour notre famille, non ? Tu n'as pas mesuré l'ampleur de ce danger.
 — Qu'es-tu en train d'insinuer exactement ?
 — Ma chérie, écoute... Je n'insinue rien... Tu es sous le choc...
 — Quel choc ? Ne me prends pas pour une idiote, s'il te plait ! Tu crois que je n'ai pas vu ton manège avec le Colonel ? Vous vous êtes entendu pour Yakath, c'est ça ? Et puis, il connaissait le nom d'Isaac... Je sais que ce type n'a pas une once d'intelligence. Il ne connait même pas sa droite de sa gauche, c'est une brute sanguinaire que tu as toujours défendu et presque protégé, hein ? Alors ne me prends pas pour une idiote !

Le débit s'était accéléré. Elle s'était détachée de lui et même s'il était un peu plus grand qu'elle de quelques centimètres, elle lui fit face, le menton relevé. Mais elle ne cria pas. Il y avait toute la force d'une mère et d'une reine dans sa voix. Elle entra dans l'annexe de la chambre d'où on avait réduit l'éclairage au bleu.

Des dizaines de bougies faisaient vaciller les ombres autour du lit dans lequel Yakath se trouvait maintenant. Emma compris immédiatement. Pour sa première fille, disparue dans des circonstances tout aussi tragiques et mystérieuses, on avait organisé la même cérémonie. Les mêmes couleurs. Le même parfum d'ambiance. On l'avait retrouvée morte près du mur Sud de la Cité, criblée de balles. À l'époque, les Opposants furent désignés comme les coupables idéals et de sévères représailles furent conduites par Larse, mais il n'échappa pas à Emma certains aspects invraisemblables de cette affaire. Un certain Alessio, jeune homme de la Zone Libre avec qui sa fille parlait et dont Emma avait fait la connaissance, n'avait pas été retrouvé. On l'avait accusé de soutirer des informations stratégiques concernant la défense de la Cité ainsi que des renseignements à propos du Lazarus, informations que Tanya, sa première fille, aurait obtenues auprès de son père.

 — Je viens de perdre ma seconde fille, pensa-t-elle, dans des conditions aussi obscures que pour la première. Je n'ai maintenant plus de raison d'exister. Je n'ai plus de force. Ma course se termine aujourd'hui.

Elle pleura doucement sans aucun véritable sanglot. Juste des larmes qui vinrent assombrir sa tunique et mouiller les mains de Yakath. Pour l'instant, les blessures trop récentes ne montèrent pas à ses lèvres. Elle resterait digne jusqu'à la fin, non par protocole ou par orgueil mais parce que son âme même le lui inspirait. Elle souleva le drap mortuaire, ôta son anneau de Reine, celui qui garantissait la meilleure vie dans la Cité et qu'on ne transmettait qu'aux filles, puis le glissa dans le petit doigt froid de Yakath. Il lui allait presque.

 — Madame, s'il vous plait, avait demandé une servante, il serait sage de vous reposer.
 — Où est mon mari ?
 — Il a reçu un appel...

Elle s'arrêta pour vérifier si personne n'écoutait derrière elle.

 — Un appel sécurisé, Madame.
 — Merci Nadé. Apportez-moi un autre remontant, s'il vous plaît. Faites en sorte qu'on me croit couchée. Je sors. Je ne reste en contact qu'avec vous. Soyez discrète. Je serai de retour demain matin, tôt. Si on vous interroge, feignez de ne rien savoir.
 — Madame, il se fait tard et est-ce bien prudent avec les soldats dehors ?

Des yeux, elle lui fit comprendre que tout irait bien.

 — Bien Madame, conclut-elle.

Emma prit le long tissu épais décoré et coloré qu'elle avait l'habitude de prendre quand elle sortait avec sa fille lors des soirées fraîches du printemps. Elle se couvrit le dos avec et disparut par la porte arrière. Au début, elle marcha assez lentement puis, à mesure qu'elle s'éloignait de la maison, son pas s'accéléra. Après quelques centaines de mètres, elle se mit à courir. Elle pleurait. Elle ne sentait plus les larmes sur ses joues rafraichies par le vent. Elle courait droit devant pour s'éloigner de cette macabre maison et pleurer.
La forêt des deux murs, comme on l'appelait, était en fait un petit bois situé à la limite du territoire de la Cité, au Sud. À cet endroit, il y avait deux murs séparant la Cité de la Zone Libre. Cette disposition avait été prise pour renforcer, à l'époque, les défenses de la Cité. Oublié de tous, l'endroit était calme et propice à la réflexion. Emma y venait souvent. Elle se mit à l'abri d'un arbre pour ne pas être vue. Elle regarda vers le ciel comme si les étoiles, à peine visibles, allaient pouvoir répondre à ses interrogations, lui donner un petit signe d'espérance, de solution. Elle avait atteint la tristesse la plus profonde que sa vie lui donna de connaître, celle qui ouvre les portes insoupçonnées de la solitude.

 — Emma ?

Une voix masculine venait de l'appeler. Ce n'était pas celle de son mari.

 — Isaac ? demanda-t-elle en cherchant partout.
 — Oui. C'est moi.

Il sortit doucement de sa cachette, méfiant.

 — Isaac, tu es vivant ! Mais comment as-tu fait ?

Elle se leva et quand il fut assez près l'entoura de ses bras. Elle le serra fort. Elle pleura de nouveau. Les étoiles répondaient-elles ?

 — Yaka m'a dit de prendre un tunnel caché dans la penderie. Il m'a conduit jusqu'ici. Je n'ai pas pu la prendre avec moi. Elle a voulu rester. Je suis désolé. Comment va-t-elle ?
 — Oh... Isaac...

Elle ne le lâcha pas. Il sentit son parfum dans ses cheveux, mais sa voix était si triste.

 — Elle est morte, Isaac. Elle est morte. Ils l'ont tuée, ils l'ont assassinée.
 — Mais...
 — Larse a lancé l'assaut comme si tu étais une bête sauvage à abattre. Ils sont entrés et ont fait feu sans sommation... Oh ! Isaac !

Elle sanglota en laissant tomber sa tête sur son épaule et pleura de nouveau longuement.

 — Je suis tellement désolé, Emma, tellement désolé. Ça va aller, ne t'inquiète pas.

C'est la première fois qu'Isaac sentit la fragilité de cette femme. Une fissure s'était ouverte dans son cœur. Une coulée de tristesse se répandait maintenant dans son ventre. Il devina facilement la douleur de cette mère blessée. Tant de déchirures dans ses gémissements. "Il aurait fait un excellent père pour Yakath. Il doit être un papa extraordinaire pour sa fille. Une telle tendresse, un amour si fort que même ce mauvais rêve n'interrompe pas" pensa-t-elle.

Elle passa sa main dans ses cheveux, décolla sa tête de son épaule et glissa délicatement ses lèvres sur les siennes.

 — Emma... Non... Attends...

Elle prolongea son baiser en maintenant la tête d'Isaac entre ses mains. Elle le savait désormais, les étoiles lui répondaient. Elles lui avaient envoyé cet homme du passé. Tout semblait si aérien d'un seul coup. Dans la fraîcheur de la nuit un amour incontrôlé naissait. Un avenir nouveau s'ouvrait alors devant elle. Était-ce une folie ?

 — Emma ?

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