L'attaque

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Plusieurs jours s’étaient succédé sans encombre depuis la veillée. Les membres de la Tribu s’habituaient peu à peu à la présence de leur hôte parmi eux. Chaque jour, l’autonomie consentie à Alrick augmentait un peu plus. Malgré cela, depuis qu’il avait été recueilli par la caravane, le Chef de la Tribu avait toujours plus ou moins évité sa présence.

L’invitation de ce soir était d’autant plus surprenante que le Fama semblait particulièrement inquiet en attendant la venue au monde de son cinquième enfant. Sa nervosité était palpable, pourtant, il avait demandé à Alrick de l’accompagner lors de sa ronde crépusculaire.

Pendant que les femmes terminaient la préparation du repas, Zarhan et Alrick contemplaient les couleurs qui avaient embrasé le ciel en cette fin de journée.

De la main, Zarhan indiqua un point à l’horizon, droit devant eux.

— Quand les ombres commencent à bouger et que les chacals sortent de leurs trous, le soleil se couche sur Al-Dhila, notre ancienne capitale.

Le Chef se saisit d’un bâton et dessina dans le sable les contours du Grand Royaume des Sables. Il traça une forme qui ressemblait à un triangle dont le côté le plus étroit serait l’arête supérieure. Il planta plusieurs fois son bâton dans le sable constellant avec assurance sa carte de points précis. Du bout du pied, il en effaça un. Une fois satisfait de sa réalisation, il reprit son discours :

— Le royaume est plus vaste que les limites de l’esprit. Personne n’a réussi à en dépasser les confins et revenir pour en parler. Les sables entourent les frontières que nous nous sommes fixées. Les Anciens racontent, qu’au-delà, les mauvais esprits emportent tous les intrépides. Al-Hasa la magnifique, notre destination, borde un grand lac d’où part une rivière, en direction du sud. Tout le territoire qui longe la rivière appartient au Massaké ; c’est la plus grande oasis du royaume. Au nord, c’est le territoire du frère du Massaké et de ses Tribus. On prétend que les soldats les plus vaillants du royaume viennent de là-bas. Ils protègent un gisement d’or contre les pillards. Entre les deux, la route de l’or que sillonnent de nombreuses caravanes. Tout le long de cette trajectoire se trouvent de nombreux points d’eau. Nous longerons cette route, plus longue mais moins dangereuse. Nous sommes maintenant entre Bel-Hafar et Touati.

Alrick, ravi d’en apprendre enfin davantage sur le royaume, écoutait chaque explication attentivement, en mémorisant les détails.

 

Bwerani, caché derrière une des dunes surplombant le campement, espionnait les deux hommes qui conversaient. Il avait pris soin de bien rabattre son turban sur son visage afin que sa peau d’ébène ne fasse pas de contraste avec le sable, presque blanc dans cette partie du désert. Même de loin, il avait reconnu Zarhan et cracha une insulte silencieuse à son intention. En revanche, s'il ne pouvait distinguer nettement son compagnon dans la faible lueur des rayons du soleil couchant, il était pourtant convaincu que ce n'était pas un membre de la Tribu. Il était bien trop grand pour cela, dépassant le Chef d'au moins un empan alors que celui-ci avait déjà une belle taille pour ses origines.

Ce conciliabule nocturne avec un étranger piquait sa curiosité mais il aurait été dangereux de s’approcher davantage pour entendre leur conversation. Quelques minutes plus tôt, il avait déjà eu de la chance d’avoir repéré le garde à temps pour le tuer, avant que ce dernier ne dévoile sa présence aux autres.

Satisfait de son observation, il sauta sur son étalon et retourna au galop à son propre campement, situé à quelques kilomètres de là.

Une fois sur place, Bwerani repéra son chef et le rejoignit rapidement.

Assis en tailleur devant une carte, il paraissait méditer. Derrière lui, à même le sol, un homme semblait à l’agonie. Recouvert d’ecchymoses, la plupart virant au jaune, il avait les mains et les pieds solidement ligotés. Son bâillon était maculé du sang qui avait coulé de son nez cassé. Il tremblait, probablement de fièvre. Le visage crispé, il ne semblait trouver aucune délivrance dans le sommeil. Détournant son regard du prisonnier, il s’agenouilla devant son Chef, Idriss.

— Fama, j’ai repéré une caravane qui s’est arrêtée pour la nuit près de la source. Leurs traces venaient du nord.

Captivé par la nouvelle, Idriss se hâta de rouler la peau qu’il parcourait au moment où Bwerani l’avait interpellé. Il se leva pour faire face à son Second qui patientait, tête baissée. Tant que son Chef ne lui adresserait pas la parole, il devait demeurer ainsi, attendant son bon vouloir.

— J’ai donc bien fait d’ordonner qu’on se tienne à l’écart.

Bwerani le lui avait suggéré en arrivant, mais il était habitué à ce que son supérieur prenne tout le crédit de ses bonnes idées. Il redressa la tête et acquiesça en souriant.

— J’ai compté une cinquantaine de tentes environ. Les voyageurs doivent être tout au plus deux cents, enfants compris. À voir la tente centrale, je dirais qu’il s’agit de la Tribu de Zarhan. Je crois que c’est lui que j’ai surpris en train de parler avec un étranger.

—Un membre d’une autre Tribu ?

—Non.

Il accompagna sa réponse par un signe de tête en direction du prisonnier.

Idriss se gratta pensivement le menton de ses longs ongles noirs.

— Ce n’est pas sa route pourtant. Etrange, on dirait qu’il se rend lui aussi à Al-Hasa.

Après un moment de réflexion, il se tourna vers son prisonnier puis à nouveau vers son second. L’occasion était trop belle pour ne pas en tirer profit.

— Doit-on les attaquer ? interrogea Bwerani qui connaissait déjà la réponse.

Idriss avait toujours été impressionné par la perspicacité de son Second.

— Je te laisse la moitié des hommes. Tu les attaqueras dès la tombée de la nuit. Pas de quartier. Assure-toi que son nouvel ami soit du lot. Je veux la preuve que Zarhan est bien mort. Rejoignez-nous ensuite au plus vite. Je ne veux pas prendre le risque que l’on nous voit sans vous en arrivant à la capitale. Cela paraîtra suspect, surtout après que l’on découvre la mort de ce cher Zarhan.

— Bien.

— N’oublie pas de dire aux hommes de ne pas faire de feu ce soir.

Encore une fois, il hocha la tête, gardant pour lui qu’il l’avait déjà ordonné. Quand il avait commencé à suivre Idriss, Bwerani avait l’habitude de répondre, ce qui lui avait valu des châtiments d’une cruauté sans nom. Il avait vite compris la leçon et appris à se taire quand on ne lui demandait pas son avis.

 

Machinalement, Zarhan grattait le sable avec le bout de son bâton. Il lui était difficile d’avouer qu’il s’inquiétait mais, d’une certaine façon, cela était plus facile avec un inconnu qu’avec ses hommes qui auraient été troublés de voir leur Chef aussi préoccupé.

— Je donnerais mes deux bras, non mes deux jambes pour ma femme, déclara tristement Zarhan.

Sur cette terre inhospitalière, donner ses jambes équivalait à donner sa vie. Qui n’était pas capable de se déplacer, devenant alors un fardeau pour le groupe, se retrouvait abandonné sans eau ni nourriture. La caravane ne devait pas se départir de la précieuse nourriture pour quelqu’un destiné à mourir à brève échéance. La loi était implacable et s’appliquait à tous, quelque soit l’âge de la personne condamnée.

Après un long soupir, Zarhan ajouta :

— Le sable est comme une femme. Indomptable, changeant et capable du meilleur comme du pire. Vivre ici est un défi perpétuel. Par chance, notre Tribu est riche et lorsqu’une tempête emporte quelques bêtes ou du matériel, nous réussissons encore à le remplacer ; mais les attaques des pillards sont aussi mortelles qu’imprévisibles. Ils ne laissent aucun survivant pour témoigner de leur identité. Ceci explique pourquoi nous devons prendre la route la plus sûre, même si elle est plus longue.

 

Pendant que les heures se succédaient et avant que le jour ne s’efface complètement pour faire place à la nuit noire, Idriss avait décidé de profiter des derniers rayons de soleil pour partir discrètement. Hommes et chevaux étaient restaurés et reposés et il préférait voyager de nuit, à la fraîche. Dès qu’ils se seraient suffisamment éloignés de la source où se trouvait Zarhan, le reste du groupe et lui suivraient les éclaireurs, porteurs de grands flambeaux, qui ouvraient la marche.

Comme un sac, les gras ligotés en arrière, Philippe fut placé sans ménagement sur le dos d’un cheval, sur une couverture rêche et puante. Sa tête se balançait mollement au gré des mouvements de sa monture. Avant de partir, on lui avait fait boire l’eau croupie et sableuse d’une gourde, manquant à plusieurs reprises de l’étrangler. Il était sorti de sa torpeur mais n’avait même plus la force de gémir. Si son instinct de survie ne fut pas aussi fort, il aurait préféré mourir plutôt que d’endurer un jour de plus les souffrances qu’il devait supporter. L’espoir qu’Alrick soit vivant, comme une flammèche dans la nuit, le maintenait en vie.

 

Le soleil avait disparu en quelques minutes, laissant le Chef de la Tribu et son prisonnier dans une quasi obscurité.

Le piaulement des chacals s’interrompit soudainement. Ce brusque silence éveilla l’attention d’Alrick. Il sentit les poils de sa nuque se hérisser et avertit aussitôt Zarhan de son trouble :

— Quelque chose ne va pas ! Où est le garde ?

Zarhan scruta le terrain autour de la dernière tente mais il n’y vit personne de suspect. Toutefois, après sa précédente discussion avec le sourcier, il préféra ne prendre aucun risque. Il siffla trois fois, un garde arriva aussitôt.

— Préviens les autres qu’on va certainement être attaqués. Faites comme prévu et tenez-vous prêts. N’oublie pas de surveiller les chevaux.

Se tournant cette fois vers Alrick, il murmura :

— Allons nous cacher derrière les arbres.

Zarhan rabattit sur eux deux longues branches de palmiers, ce qui termina leur camouflage. Ses hommes, visiblement habitués à se mouvoir rapidement en silence, disparurent en l’espace de quelques dizaines de secondes.

Pendant de longues minutes, l’unique bruit qui perturbait la nuit fut les craquements du bois des feux allumés autour du campement, pour faire fuir les prédateurs nocturnes.

Soudain, des ululements résonnèrent dans la nuit. Une cinquantaine de pillards à cheval encerclèrent le campement armés de torches et de sabres. Ils lancèrent leurs brandons sur les tentes, embrasant la nuit.

Contre toute attente, personne ne sortit des habitations lorsque les flammes les atteignirent. La caravane semblait comme morte.

Méfiants, les hommes d’Idriss descendirent de leurs chevaux pour vérifier que personne ne se cachait aux alentours.

Zarhan reconnut un de ses assaillants qui s’approchaient et murmura une injure. Ainsi, ses soupçons étaient fondés. Son visage se transforma en un masque de fureur.

—  Ne bougez surtout pas d’ici. Ces hommes sont des combattants aguerris et ils ne feront pas de prisonniers, chuchota-t-il les dents serrés.

Se levant d’un bond, le Fama lança un cri de guerre qui donna signe à ses compagnons d’attaquer. Dans son élan, il poignarda l’homme qui s’était approché d’eux et, malgré la distance qui les séparait, il lança de toutes ses forces sa koummiya en direction de Bwerani encore sur son destrier. Le poignard atteignit le cheval au poitrail. La bête, blessée, se cabra furieusement et s’écroula entraînant dans sa chute son cavalier.

Nullement surpris, Bwerani roula par terre et se redressa aussitôt pour faire face à son attaquant son poignard à la main. Un sourire narquois flotta sur ses lèvres lorsque dans la lumière dansante des incendies, il reconnut Zarhan au loin.

Ivre de vengeance, le Second d’Idriss avança sans hésiter vers un des hommes de la caravane proche de lui et, d’un mouvement vif, lui coupa la gorge à la carotide. Un liquide, chaud et gluant, éclaboussa son côté gauche. Du revers de sa manche, il s’essuya la joue et lécha le dos de sa main. Le goût acre et salé du sang chaud lui donna un regain d’énergie. Continuant à se frayer un chemin en direction de son ennemi, il taillait sans pitié les chairs sur son passage.

Face à deux hommes armés jusqu’aux dents, Zarhan se tenait immobile. Il se concentra sur leur regard afin de détecter à quel moment ils lanceraient leur attaque. Par chance, ils ne furent pas synchrones et cela permit une ouverture. Zarhan trancha net la main du premier qui recula aussitôt tenant son bras pour stopper l’hémorragie, en vain. Le deuxième rugit en faisant virevolter son sabre. Aucunement impressionné par cette tentative d’intimidation, le Fama se baissa et faucha les jambes de son adversaire en lui tranchant les chairs derrière les genoux.

Pendant ce temps, un troisième homme en profita pour s’approcher et enfoncer sa dague en direction des reins du Chef, la lame ripa toutefois sur les côtes ne causant qu’une entaille large mais superficielle.

Zarhan se tourna vivement et planta sa lame dans le pied de son agresseur. Ce dernier, déstabilisé, tomba lorsque Zarhan frappa violemment son autre jambe au niveau du genou. Son adversaire à terre, il lui enfonça une dague dans le cœur.

Penché sur sa victime, le Fama ne remarqua pas Bwerani derrière lui qui s’approchait. Profitant de la position de faiblesse de son ennemi, le Second d’Idriss lui empoigna la chevelure et lui souleva la tête d’une main ; de l’autre, il posa sa lame sur sa gorge pour la lui trancher. Une fois son adversaire immobilisé, il lui susurra à l’oreille :

— On dirait que la vengeance arrive toujours pour qui sait attendre, n’est-ce pas Zarhan ?

Quelques mois plus tôt, lors d’une joute similaire, le Fama avait tué le plus jeune frère de Bwerani et, depuis, ce dernier n’avait de cesse de venger sa mort.

Dès le début des combats, les yeux rivés sur Zarhan qui dominait par sa stature le champ de bataille, Alrick suivait ses faits et gestes. Malgré ses blessures, il se battait avec la grâce et la force d’un lion attaqué de toutes parts, souvent seul contre plusieurs hommes. Alrick était atterré par tant de violence gratuite, il n’avait encore jamais vu un tel carnage et encore moins vécu une telle horreur.

Réaliser que son protecteur allait être tué fut comme une onde de choc qui le sortit de sa léthargie. Même s’il était prisonnier, il ne pouvait pas regarder les membres de cette Tribu se faire assassiner les uns après les autres sans intervenir. Il saisit une branche pour s’en servir de gourdin et se mêla à la bataille. Il avait pourtant l’impression de ne pas faire part de toute cette rage de vaincre. Comme si son enveloppe était bien présente mais invisible, étrangement, les combattants se désintéressaient complètement de lui et il rejoignit Zarhan sans la moindre égratignure.

Le tranchant du couteau sur la gorge de Zarhan rendait toute intervention périlleuse, mais Alrick n’avait que quelques dixièmes de seconde pour agir. Piétinant un corps étendu par terre, il s’appropria son arme et enfonça sa lame avec rage entre l’épaule et le bras de Bwerani lui sectionnant le nerf, l’empêchant ainsi de se servir de son bras définitivement. Ce dernier jura et hurla de douleur. Zarhan en profita pour donner un violent coup de tête en arrière, brisant le nez de son adversaire. Le Second d’Idriss lâcha prise et Zarhan, en se retournant, lui enfonça sa dague au dessus du pubis et remonta vers le sternum. La plaie béante laissa échapper les entrailles qui se déversèrent sur le sol. Bwerani tenta de les retenir avant de s’écrouler face contre terre.

Un cri de ralliement fit comprendre aux survivants que Bwerani était mort et qu’il fallait s’enfuir. Les pillards détalèrent et récupérèrent leurs chevaux laissés derrière une dune.

Zarhan balaya du regard la scène de bataille et, voyant que l’ennemi fuyait, il relâcha la tension qui le maintenait debout et tituba. Sa vue commençait à se brouiller, il s’écroula par terre.

Sans réfléchir, Alrick, empli de colère et de fureur, prit le Chef dans ses bras et le porta jusqu’à sa tente.

Rescapés et blessés s’écartèrent dans un silence de tombe à la vue du fardeau qu’Alrick portait avec dignité. Personne n’osa intervenir. La fin du Fama sembla proche et inévitable pour tous les membres de la Tribu qui voyaient ses blessures ; on appela Nabila pour qu’elle fasse ses adieux à son époux.

Alrick déposa Zarhan doucement sur sa couche. Son sang commençait déjà à imprégner les couvertures. En cherchant de quoi tamponner les plaies autour de lui, Alrick réalisa tout à coup l’endroit où il se trouvait.

Comme si cela fut un sacrilège de rester dans cette tente à ce moment-là, comme un automate, il s’éloigna du corps mortellement blessé.



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