Suzanne Joly

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Suzanne, c’est la vieille dame là-bas, qui tient par la main un petit garçon blond comme les larges champs de blés, champs qu’on ne voit plus depuis bien longtemps à Paris. Elle aime noter plein de petits mots sur des Post-it de différentes couleurs et les disposer partout dans sa maison à la décoration ancienne. Elle déteste les chaussures trop serrées, qui lui font mal à ses pieds enflés et lui rappelle que les ravages du temps existent bel et bien. Elle a passé sa vie à sourire, à être positive et à semer de la joie partout où elle passait. Pour elle, l'espoir est partout. Après tout, même les dépressifs rigolent de temps en temps… non ?

Par-dessus tout le reste, Suzy est une adoratrice de la culture, et même si personne ne sait comment cette vocation lui est venue, elle a longtemps eu l’habitude de distribuer gratuitement des tickets en tout genre dans les livres : grande cliente des bibliothèques, son rituel consistait à laisser au milieu de tous les livres qu’elle lisait des tickets pour des films au cinéma, des expositions, des pièces de théâtre, des musées ou parfois même des concerts. Elle aimait imaginer la surprise des lecteurs qui passaient après elle et découvraient ses petites offrandes au beau milieu des pages.

Cette lubie l’avait tenue en haleine pendant plusieurs années, de ses vingt-et-un ans à ses quarante-trois ans, âge malheureux où elle avait perdu son époux, son amour de toujours. Elle avait perdu en même temps que lui tout le plaisir qu’elle avait pu ressentir en partageant ces petits tickets d’ouverture au monde. Heureusement, elle avait trouvé son bonheur ailleurs et la perte avait suscité chez elle une nouvelle vocation.

En effet, les années qui suivirent la mort de son cher et tendre époux, Suzanne s’était plongée dans les casseroles, les poêles et les planches à découper. Elle avait noyé son chagrin dans la nourriture, mais dans le bon sens du terme, et elle y avait trouvé un nouveau souffle, une nouvelle passion.

Elle aimait cuisiner pour sa famille, tous les jours, tout le temps. Elle changea même de vie pour en faire son métier en 1986, la même année qui vit naître sa première petite-fille, Lucie, une petite fée qui l’avait définitivement sortie de son deuil. Tout le sable qui s’écoula dans le grand sablier de sa vie depuis cette année 1986 ne fut rempli que de joie, d’amour et de douceur.

Et puis, il y a 1 an, le diagnostic est tombé : 75 ans, souriante, un corps petit, fin et élancé comme on en attend pas forcément de la part de personnes ayant atteint cet âge, heureuse, drôle, aimante… Et atteinte d’Alzheimer. Effrayée par ce diagnostic, Suzy avait alors décidé de reprendre intensément la lecture. Elle avait entendu quelque part que cela aidait à faire travailler la mémoire, et elle n’en avait de toute façon jamais perdu le goût. Mais les souvenirs n’en font toujours qu’à leur tête, et les siens continuaient à lui échapper peu à peu… Un jour, alors qu’elle lisait un livre emprunté à la bibliothèque et qui lui semblait sans queue ni tête puisqu’elle en oubliait les points d’intrigue importants à chaque page qui se tournait, elle tomba à son tour sur un joli ticket.

Celui-ci ne ressemblait pas vraiment aux autres. Dessus, pas de nom d’exposition, de film ou de pièce de théâtre, juste l’inscription : « INVITATION – 14 juin, 9h »… Cette phrase la surprit, cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus été invitée nulle part. Puis 14 juin… De quelle année ? Et puis d’ailleurs, quelle année étions-nous ? Elle n’en était même plus certaine... Et si ce ticket n’était après tout qu’un de ceux qu’elle avait semés dans sa jeunesse, qui n’avait tout simplement jamais trouvé propriétaire ? Peut-être n’était-ce qu’une invitation pour le 14 juin 1965, l’année glorieuse de ses vingt-cinq ans ? Quoiqu’il en soit, ce mystérieux ticket avait au moins eu le mérite de lui évoquer des souvenirs, et de lui offrir un des moments de lucidité de plus en plus rares auxquels elle avait droit.

Au dos du billet, une seule ligne : « 6 rue Saint-Rustique, Montmartre ». Bon, elle se trouvait au moins dans la bonne ville, Paris, qui avait attentivement vu passer sa vie entière. Dans l’euphorie, elle avait décidé de suivre son instinct et de se rendre à ce fameux rendez-vous. Elle avait alors entré la date dans l’agenda électronique que lui avait offert sa fille à l’été dernier pour qu’elle arrête cette fâcheuse manie de tout oublier, tout le temps. Celui-ci lui indiqua du même coup que nous étions le 12 mai 2016. 2016...? Déjà ?!

Ce matin, Suzy est arrivée au n°6 de la rue Saint-Rustique le sourire aux lèvres et le regard pétillant de ceux qui viennent de percer le secret du bonheur. Elle était tellement contente lorsque son agenda a sonné au petit jour pour lui rappeler son rendez-vous qu’elle en est arrivée 1h trop tôt, à 8h, à croire que l’excitation avait eu raison d’elle. Pourtant, après 45 minutes d’attente, elle n’était plus sûre de ce qu’elle était venue faire ici. Elle avait pris peur et avait hélé, déboussolée, le premier taxi qui passait pour rentrer chez elle.

Dès l’instant où elle s’agrippait à la portière pour monter dans le véhicule, elle sentit une des doigts fins l’attraper, fermes mais délicats. Elle se retourna, par réflexe, et vit cette jolie main de femme parsemée de taches de rousseur qui la retenait du bout de son veston. Un peu plus haut dans son champ de vision, une bouche espiègle recouverte d’un rouge intense lui avait rappelé son rendez-vous. « Tu te souviens de moi, mamy ? Tu sais, Lucie… » La vieille femme prit alors les yeux de quelqu’un qui cherche dans sa mémoire, mais sans grand espoir d’y trouver quelque chose.

Soudain, en même temps que le clocher du quartier sonnait les fameuses 9h de la matinée, s’avança devant elle un jeune homme bien habillé, très beau dans son magnifique costume bleu nuit, qui faisait de ses yeux clairs deux petites étoiles. Ce costume à la couleur si particulière lui rappela tant de choses… Elle n’était pas capable de savoir quoi précisément, mais déjà une douce chaleur s’emparait de ses joues et de son cœur. Cette fois-ci, les souvenirs lui revinrent : elle reconnut cet homme, Léonard, celui qui partageait sa vie depuis tant d’années et qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. Il l’emmena dans sa pâtisserie préférée et, galamment, l’invita à prendre un petit-déjeuner. Leur tête à tête se passait à merveille, et il en profita pour lui parler de leurs deux adorables enfants, Marjorie et Guillaume, qu’ils ont élevés avec autant d’amour que possible. Elle les retrouverait d’ailleurs après leur petit-déjeuner en amoureux pour les emmener à la fête foraine, qu’elle leur avait promis depuis longtemps.

Sur les coups de 11h, les deux amants timides se quittèrent avec la simplicité et l’élégance d’une bise sur la joue. Marjorie et Guillaume étaient alors entrés en scène. Elle les emmena avec elle, un enfant au bout de chacune de ses mains pour leur faire faire les manèges qu’elle leur avait promis. A chacune de ses respirations, Suzanne devenait un peu plus lucide. De fil en aiguilles, les souvenirs lui revinrent : non, elle n’avait pas pris le café avec Léonard, parti trente-trois ans plus tôt mais bien avec Simon, le mari de sa petite fille Lucie, à qui appartenaient la jolie main et la bouche si rouge de ce début de matinée. Marjorie et Guillaume, ses enfants à la quarantaine bien avancée, n’avaient définitivement plus l’âge de se faire payer des tours de manège par leur mère adorée…

Tout ce cinéma avait contribué à la replonger dans ses souvenirs. Ses années passées aux côtés de son époux, le seul et unique amour de sa vie, parti trop tôt et dont le doux et trop présent souvenir l’avait empêchée de connaître d’autres hommes. Toutes ces années passées avec ses deux enfants qu’elle avait vu grandir avec la fierté dont rêverait n’importe quelle mère. Lui faire revivre tout ça lui avait rendu sa lucidité. Oui, mais pour combien de temps ?

Et, comme si c’était la dernière fois, comme s’il fallait profiter de chaque seconde de sa présence “réelle”, ils terminèrent ce joyeux parcours dans les rues de Paris en lui confiant son arrière-petit-fils, premier garçon de Lucie, Timéo. Il est passionné par les dinosaures et par l’Histoire Naturelle de façon générale. Lucie n’a pourtant rien fait pour, mais il a toujours voué un culte manifeste pour l’histoire de son espèce, et de l’évolution qu’elle a traversé au cours des années.

Le 14 juin, sur ce quai, Suzanne tient par la main Timéo et l’emporte avec elle dans le métro, tout droit vers le Musée d’Histoire Naturelle de Paris, sous les regards lointains, discrets et attendris du reste de la famille. D’ici quelques heures, elle ne saura plus qui est ce petit garçon aux cheveux blonds accroché à son poignet. Elle ne reconnaîtra plus les rues qui l’ont vue grandir, et elle sombrera de nouveau, un peu plus… Laissant témoins impuissants une famille unie, fière d’avoir pu lui offrir ensemble ce dernier cadeau plein d’amour et de fraternité.

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