Arnold Derniche

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Le grand maigrichon assis juste derrière Lola et Tom, c’est Arnold. Il aime grignoter pendant ses trajets de métro et hait par-dessus tout le contact des draps gelés lorsqu’il se couche le soir.

Aujourd’hui, il est habillé comme il s’habille tous les autres jours de la semaine : élégamment. Les cheveux légèrement gominés, un large veston marron foncé descendant le long de sa courbe longiligne, un pantalon à pinces d’un noir profond et de longues chaussures de cuir si brillantes que l’on pourrait presque se voir dedans.

Il y a quelques années de ça, Arnold avait été un enfant joyeux, souvent apprécié des professeurs car il était doté d'un sens de l'humour peu commun pour son âge, était investi, aimait jouer avec les autres et ne récoltait par-dessus tout rien que des bonnes notes. En grandissant, il a un peu perdu de son air gentiment moqueur et de son irrésistible humour, mais il a toujours su rester quelqu'un de souriant, droit, sans problèmes, et de qui personne ne dit jamais de mal. Quelqu'un de discret. Quelqu'un dont personne ne connaît les secrets. De toute façon, il ne les raconte jamais partant du principe que tout le monde s'en fiche.

Il s’était souvent retrouvé seul mais contre son gré, par simple concours de circonstance. Adolescent, il avait eu une petite phase d’isolement volontaire, un simple besoin ponctuel de se retrouver avec soi-même. Mais à partir du moment où il s'était confiné dans sa solitude, il lui avait été difficile d'en sortir. C'était un peu la même injustice que celle subie par la plupart des restaurants : lorsque nous ne connaissons pas l'endroit, nous allons plus facilement remplir notre ventre dans un bistro noir de monde plutôt que dans un boui-boui exposant à nos yeux trop de chaises vides. C'est une sorte de règle implicite qui régit le monde, et il en avait fait les frais : les chaises vides qui l’entouraient l'avaient pendant très longtemps empêché de se faire de nouveaux amis.

Puis il avait fini par se faire à cet isolement, en se disant chaque jour que sa situation, aussi inconfortable soit-elle, lui permettait au moins d’avoir du recul sur les choses. Plus on est terre-à-terre et proche des gens, plus les coups que l'on prend sont brutaux. Plus on s'en éloigne et prend de la distance, et moins les coups portés font de mal. Au fil des années, Arnold s’était créé toute une philosophie de vie qui finalement lui correspondait bien et le rendait plus ou moins heureux.

Jusqu’au soir où sa vie fut chamboulée par la perte inattendue de quelqu'un dans la série d'attentats qui toucha Paris un 13 novembre froid de 2015. Eric. Il ne lui parlait plus vraiment, ne l’avait pas croisé depuis plusieurs années, ne connaissait sa vie qu’à travers les quelques photos qui avaient bien voulu s’étaler fièrement sur les réseaux sociaux… Ce détail rendait forcément cette blessure encore davantage “insignifiante” aux yeux des autres. Pourtant, il connaissait cette personne. Il l’avait connue à un moment passé de sa vie, avait partagé l’école avec elle, les chaises de la salle de cours, une discussion dans le bus en rentrant le soir… Alors non, il n’était plus directement lié à cette vie volée un triste soir de novembre, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir été profondément affecté. Depuis ce jour-là, il connaît des angoisses incontrôlables et insurmontables, qui l'empêchent de dormir la nuit et le hantent de cauchemars. C'était il y a sept mois.

Arnold n’a pas subi directement la violence des attentats. Il n’a perdu aucun être cher dans l’attaque, et aucun ami proche. Mais ce soir-là, il a pris conscience du danger. Il a pris conscience que la mort pouvait survenir tout le temps, partout, pour n’importe qui. Lui aussi avait erré dans ces lieux attaqués, quelques semaines auparavant. Ces mêmes bars, ces mêmes terrasses, cette même salle de concert… Ça aurait de toute évidence pu être lui.

Alors oui, il y a les maladies, les accidents. Il avait déjà bien conscience que la mort pouvait survenir lorsqu’elle en avait envie. Mais malgré ses 28 ans, il n’en avait jamais vraiment fait l’expérience. Il avait bien perdu ses grands-parents étant adolescent, mais il s’agissait là pour lui d’une “suite logique”. Pour chacun d’eux, les larmes avaient coulé plusieurs jours sur ses joues encore jeunes mais la peur ne l’avait pas envahi. Juste la tristesse et de la colère contre personne, générée par le sentiment profond d’impuissance, qui nous forcent à accepter les choses telles qu'elles sont. Ce 13 novembre, tout fut différent.

Il ne s’agissait plus de mort “acceptable”, simple fin de vie bien remplie. Il s’agissait là d’une chose bien plus terrifiante, incontrôlable, et à laquelle on ne s’attend pas. Il avait pris conscience qu’on peut effectivement être heureux, amoureux même. Être beaucoup trop loin d'une « fin de vie bien remplie » pour ne serait-ce qu’y penser un peu. Et que tout peut pourtant s’arrêter la seconde d’après. Plus de souffle, plus de lueur dans le regard, plus de battements dans la poitrine, plus rien.

Voilà sept mois qu’Arnold apprend à vivre avec ses angoisses et tente tant bien que mal de les apprivoiser. Sept mois que les gouttes de sueur ruissellent le long de son dos quand il se trouve baigné dans la foule. Dans la rue, dans le métro, partout. Sept mois que le moindre bruit de porte qui claque lui serre le ventre. Même si le temps lui a permi d’apprivoiser ses angoisses, il erre désormais aux côtés de ces ombres noires plus grandes que lui, et ces sept mois écoulés n'ont pourtant rien effacé : ni le sang, ni les larmes, ni la peur de la mort.

Sa vie est maintenant ponctuée d’habitudes routinières fades, qu’il suit chaque jour à la lettre comme un mort-vivant à qui la vie et les choix n’appartiennent plus. Tous les jours, le patron italien de Il Ristorante Porpora voit le même jeune homme en costume bleu marine s’installer à la petite table du fond, à gauche, la n°32, face à la grande baie vitrée qui donne sur le parking. Arnold s’est habitué à manger tous les jours dans le même restaurant, à la même heure, à la même place, avec la même solitude, le même plat de “spaghetti alla bolognese” à chaque fois. Il avale chacune de ses fourchettes sans prendre le temps de profiter des saveurs que son plat lui offre, après avoir été confectionné par amour par Gino, jeune apprenti au sourire ensoleillé qui se démène dans les cuisines modestes du restaurant. En même temps que ses mâchoires exercent le travail mécanique qui lui permet d’avaler sa nourriture sans s’étouffer, sa tête est légèrement tournée à gauche, orientée vers la grande baie vitrée qui donne sur le parking du restaurant. Ici, il n’y a rien d’autre à voir que des places prises, d’autres places vides, et les mouvements ponctuels de voitures qui viennent séjourner ici le temps d’un repas. Il n’y a rien à voir, et pourtant son regard se perd dans ce grand parking pendant de longues minutes comme si lui, il y voyait beaucoup.

Aujourd’hui, comme tous les midis, Arnold a été s’asseoir à la table n°32 et a profité d’un repas face aux voitures stationnées, accompagné des ombres de plus en plus sombres qui partagent sa vie et son couvert. Le ventre rempli, il attend désormais son métro, sur ce quai, pour se rendre deux stations plus loin, au 6 boulevard des Lilas. Sept mois d’errance, c’est déjà bien assez : aujourd’hui, Arnold fait un pas vers la sortie ensoleillée qu’il aperçoit au loin et se fait violence pour se rendre chez le Dr Bolad, psychologue trouvé sur Internet il y a trois semaines et qui, semblerait-il, pourrait l’aider à aller mieux.

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