21. Il y a comme un trouble dans la mousse

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Sacha

Je passe un dernier coup de balai alors que le dernier client sirote un thé arménien dans un coin du café. J’ai hâte qu’il sorte pour pouvoir fermer et profiter de ma leçon pratique avec Livia. Et si je suis honnête, je crois que ce que j’attends avec le plus d’impatience, ce n’est pas de mettre du lait dans du café, mais bien de passer du temps avec elle. J’ai adoré la façon dont elle a attaqué Jordan, bille en tête, même si ce n’est pas la façon la plus adroite de se le mettre dans la poche. Je reste un peu gêné d’être autant assisté et d’avoir dû demander un mot d’excuse à ma collègue, mais j’essaie de me raisonner en me disant que ce n’est pas de ma faute si ça fonctionne comme ça.

Enfin, le type termine sa boisson, fait tomber sa serviette en papier par terre sans daigner la ramasser et se lève en laissant le magnifique pourboire de trois centimes, trois pièces rouges qui devaient peser dans son portefeuille. Quelle générosité, surtout qu’il ne nous adresse ni un merci, ni un au revoir. Un champion du monde, ce client. Un comme je les adore et que j’ai envie d’insulter de tous les noms ou de coller au mur, juste pour le plaisir de les voir pisser dans leur froc. Bref, il vaut mieux que je me concentre sur la jolie femme affairée derrière sa caisse plutôt que sur les gens qui manquent de respect au petit personnel.

Je ferme la porte d’entrée et fais descendre le volet avant de me diriger vers le comptoir où je m’installe en face de Livia, sur un des tabourets réservé à la clientèle.

— Un café crème, s’il vous plaît Madame, avec un cœur dessiné dans la mousse !

— Ben voyons… On est fermés, désolée, rit-elle. Tu veux prendre une pause avant de commencer ?

— Non, j’ai envie que tu me montres ! Enfin, sauf si toi, tu veux prendre une pause. Je suis capable de patienter aussi.

— C’est bon pour moi, allons-y, plus vite on s’y met, plus vite je vais pouvoir glander derrière la caisse pendant que tu bosses.

— Tu me montres d’abord et j’essaie après ? Ou on le fait en même temps ? Comment tu veux procéder, Madame la professeure ?

— Eh bien, tu vas nous faire mousser le lait avec la buse vapeur, et… je te montre, et tu essaies après ? Tout est dans la façon de pencher la tasse et la distance entre le pichet et le café. C’est pas si compliqué, en fait.

Je la regarde s’appliquer et faire les gestes avec dextérité et une vraie habitude. En un rien de temps, elle a mis la mousse et a dessiné dessus un petit smiley souriant, comme si c’était la chose la plus facile au monde à faire.

— Wow. Tu m’impressionnes à chaque fois, tu sais ?

— Arrête, je vais prendre le melon ! Essaie, toi. Penche bien la tasse, tu verses du lait jusqu’aux trois quarts assez haut et tu descends au raz du café pour dessiner, me dit-elle en posant ses mains sur les miennes pour me guider.

J’essaie vraiment de me concentrer sur ce que nous sommes en train de faire, mais tout ce à quoi je parviens à penser en ce moment, c’est à ce contact entre nous. Son épaule touche la mienne et je sens son souffle contre ma joue alors qu’elle m’aide à réaliser le geste pour dessiner une petite tulipe. Finalement, ce n’est pas si compliqué que ça, on dirait. Quand on n’est pas en train de baver devant la beauté de sa collègue, je veux dire.

— Eh bien, c’est pas mal, pour un essai, tu ne trouves pas ? m’exclamé-je en essayant de cacher un peu le trouble qu’elle a créé chez moi par sa proximité.

— Tu t’en sors bien, c’est pas le plus facile, en plus. Il faut que tu fasses attention au débit. Là, t’es à deux millilitres de te retrouver avec du café sur les chaussures, rit-elle.

— J’ai une bonne prof, c’est tout. On devrait prendre une photo et l’envoyer à mon éduc pour qu’il voie que je suis bien en train de bosser, ris-je en posant mon doigt dans la mousse avant de le lécher.

— Heu… Oui. Oui, oui, si tu veux, bafouille-t-elle en s’éloignant pour aller chercher du lait, on peut faire ça, si tu veux. Et tu lui feras un exposé, aussi, histoire qu’il intègre qu’on ne glande pas, ici, même si on n’est pas éducs. Allez, je te laisse gérer le prochain ?

— Tu veux que je fasse quoi comme dessin, cette fois ?

— Le cœur. Il faut que tu maîtrises celui-là pour pouvoir faire les autres sans que je te tienne la main. Je te montre et tu fais en même temps ?

— Je ne sais pas si je vais y arriver si tu ne me tiens pas la main.

— Je vois… Mon fils me dit pareil quand il a la flemme, tu sais ? se moque-t-elle. Enfin, sans vouloir te vexer. Tu refais du lait ? Et n’oublie pas de toujours nettoyer la buse, un petit coup avant pour qu’il n’y ait pas de goutte d’eau dans le lait, un coup de chiffon après, et tu actionnes la buse vite fait pour enlever le lait qui pourrait être dedans.

Je fais ce qu’elle me dit sous son regard attentif et essaie d’oublier qu’elle est là pour me concentrer sur ma tâche, mais quand je commence à faire la forme de cœur, sa main vient à nouveau se poser sur la mienne pour m’aider à bien terminer mon geste, provoquant une nouvelle sensation de chaleur chez moi.

— J’allais y arriver, tu sais ? dis-je, amusé, alors que sa main ne quitte pas la mienne.

— Je voulais être sûre qu’il ne foire pas. Un cœur ne s’abîme pas, c’est pas cool sinon. Bien, tu as le bon geste. Maintenant, ce n’est qu’une question d’entraînement.

Et effectivement nous passons les vingt minutes suivantes à nous entraîner. Il n’y a plus de contact physique entre nous mais cela ne veut pas dire que nous n’échangeons pas plein d’autres choses : des sourires, des regards, des éclats de rire quand la forme que l’un d’entre nous fait ne ressemble à rien, ou pire quand elle ressemble à des formes obscènes.

— Je pense que c’est bon pour ce soir, non ? Je maîtrise, là, je dirais. Il faudra juste que je m’entraîne avec du public.

— Le plus problématique, c’est pas le public, c’est la pression de la file d’attente qui risque de te faire foirer quelques dessins. C’est bon pour ce soir, oui. J’ai faim et j’espère qu’on va monter avant que mon fils ne soit au lit. Il me faut ma dose de bisous, sourit-elle en attrapant la lavette pour nettoyer le plan de travail.

Moi aussi, il me faudrait ma dose de bisous et j’ai presque failli lui dire, mais je me suis retenu. Je ne sais pas ce qui me prend avec elle, j’ai bien compris qu’elle n’était pas libre pour moi, entre son fils, son compagnon et la différence d’âge, mais je n’arrête pas de rêver à cet inaccessible impossible. Et voilà que je me fais poète. Si mes potes m’entendaient, non seulement ils se moqueraient de ma bêtise, mais j’aurais encore le droit à des surnoms d’Intello.

Je la suis dans les escaliers qui mènent chez elle et l’écoute me raconter comment sa mère lui a expliqué les techniques de dessins dans la mousse de lait en souriant. C’est un peu comme si on se connaissait depuis des années alors qu’on ne s’est rencontrés qu’il y a quelques jours. C’est vraiment étrange cette connexion qui semble exister entre nous. Lorsqu’elle ouvre la porte de chez elle, j’entends un bruit de pas et une petite tornade court et se jette dans les bras de sa mère. Je trouve la vision touchante et vraiment trop mignonne jusqu’à ce que le compagnon de ma collègue se pointe à son tour.

— Ah te voilà, Liv. Tu tombes bien, Mathis t’attendait pour aller au dodo. Oh, Sacha ? Qu’est-ce que …

— T’occupe. Entre, Sacha, intervient ma collègue. Fais comme chez toi.

— Euh, je ne veux pas déranger, non plus. En plus, je viens de réaliser que je n’ai rien pris pour passer la nuit. Je ferais mieux de tenter ma chance au centre, dis-je rapidement en faisant déjà demi-tour.

— Tu n’y seras jamais à l’heure, Sacha. Reste, je t’assure que tu ne déranges pas. Je dois avoir une brosse à dents propre dans la salle de bain, et pour le reste… tu auras le temps de rentrer au centre avant ta prise de poste, demain. Te sens pas obligé de partir…

— Non, reste, Sassa !

— Sacha, petit kangourou, Sacha, le reprend sa mère alors que le gamin attrape ma main.

— Je ne veux pas non plus m’imposer. J’aurais dû réfléchir et je vais vous empêcher de passer votre soirée en famille.

— Oh, tu sais, Ethan va rentrer chez lui, Mathis dort d’ici vingt minutes… La soirée en famille n’est pas au programme.

— Ouais, je file, d’ailleurs, je vais boire un verre avec mon éditeur. Faudra qu’on parle, toi et moi. Salut, le kangourou.

— Eh, un bisou, Tonton ! réclame le petit, dont la demande est rapidement exaucée.

— Ouais, à demain, Tonton Ethan. Et encore merci !

C’est bizarre cette façon de l’appeler “Tonton” de la part de Livia, mais bon, son fils est encore petit et ils doivent vouloir garder les apparences. Ethan sort en nous souriant mais, je ne peux m’empêcher de le remarquer, sans embrasser ma collègue qui est déjà en train de pousser son fils vers sa chambre sans plus s’occuper de moi. Je ne sais pas quoi faire et me décide à la suivre pour ne pas rester comme un imbécile à l’entrée.

— Je peux venir avec vous ?

— Bien sûr, si tu es prêt à entendre l’histoire de la Pat’Patrouille et des citrouilles. C’est bien celle-là qu’on lit, ce soir, mon Cœur ?

— Oui, Maman ! sourit le petit tandis qu’ils s’installent tous les deux dans le petit lit.

Je m’installe sur le rocking chair qui se trouve à l’entrée et observe la scène attendrissante. J’ai l’impression que Livia a revêtu un nouveau costume ou plutôt qu’elle a enlevé tous ceux qu’elle avait enfilés. Elle sourit librement et fait changer sa voix pour faire les différents personnages du livre qu’elle semble vraiment bien connaître. Etrangement, je n’ai pas l’impression d’être un intrus dans cette petite scène familiale que j’ai la chance de pouvoir observer. Je souris quand elle prend une grosse voix et que son petit garçon se réfugie sous les couvertures. C’est vraiment agréable de se retrouver au milieu de ce petit cocon de tendresse et d’amour. Un petit îlot de bonheur dans un monde d’incertitudes et d’épreuves.

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