09. Un boulot ou la rue

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Sacha


Je crois qu’il me cherche, le Karim, avec ses insultes. Comment peut-il se permettre de parler comme ça de ma mère ? Je me retiens de le frapper et lui lance un regard noir auquel il répond par un sourire exagéré, témoin de son mépris pour moi.

— Eh, mec, je te préviens que si tu dis encore un mot sur ma mère, je te casse la gueule, compris ?

— Wow, arrête, tu me fais peur, gros ! Je tremble, tu vois ? T’as même pas les couilles pour ça. T’es qu’un petit toutou. Tu l’étais au quartier, tu l’es ici, le petit chouchou de l’éduc. Elles sont passées où, tes couilles ? Tu les as laissées en taule ? T’as ramassé la savonnette, c’est ça ?

— Non, mais tu déconnes ou quoi ? J’te dis de m’laisser tranquille et toi, tu me provoques ? Tu vas voir où elles sont mes couilles, je vais te les foutre dans ton cul, oui !

Je m’avance vers lui bien décidé à en découdre quand cet enfoiré de Jordan intervient et immobilise le bras que j’avais levé pour frapper l’autre enflure qui se permet de maltraiter ma famille.

— Laisse-moi, c’est lui qui l’a bien cherché.

— Je sais, mais t’es le plus con des deux si tu le cognes. Je sais que tu n’es pas très futé, mais quand même, tu vaux mieux que ça. Allez, va te calmer dehors.

Bien entendu, Karim se marre de son côté et je dois faire un effort surhumain pour ne pas lui donner le plaisir de me voir continuer à m’énerver. Je dégage mon bras de l’emprise de l’éduc et je m’éloigne en ruminant des pensées qui vont du désir de casser la gueule à tout ce qui bouge à l’envie d’en finir une fois pour toute avec cette vie de merde en passant par l’étape intermédiaire de retourner dans ma vie facile de dealer. Franchement, je devrais peut-être tout faire pour retourner en prison. Là-bas, au moins, pas besoin de réfléchir ou de se bouger.

Quand Jordan vient me retrouver à l’extérieur, il allume sa clope en me regardant, visiblement amusé de mon énervement. Je crois qu’il aime ça quand l’un d’entre nous met en danger son hébergement parce qu’il se montre violent. Cela lui permet de nous démontrer sa supériorité alors que je suis sûr qu’il est comme nous et a grandi dans une banlieue à peine moins sordide que ce quartier.

— Qu’est-ce qui te fait marrer ? Que j’ai obéi comme un mouton parce que je tiens à ma place ou qu’entre sortants de prison, on n’arrive qu’à se foutre dessus ?

— Un peu les deux, j’avoue. Des fois, je me dis que je me ferais moins chier à vous laisser vous cogner. Après tout, si vous n’avez pas pigé qu’on est là pour vous aider à vous réinsérer, ou si vous êtes trop cons pour vouloir rouler droit, c’est pas mon problème.

— Comme si on était “désinséré”, répliqué-je en mimant les guillemets autour de ce mot qui me révolte. C’est la société qui est comme ça. Il faut bien qu’elle crée des merdes comme nous pour que des types comme toi puissent nous écraser et nous mépriser.

— Ben voyons… Tout est la faute de la société. C’est pas en n’assumant pas que tu as merdé que tu vas t’en sortir. On a toujours le choix dans la vie. Y a les gars comme toi qui choisissent la mauvaise voie, et les gars comme moi qui ne tombent pas dans la merde, c’est tout.

— Ouais, ben tes leçons de morale, tu peux te les garder et les mettre où je pense, dis-je en me dirigeant vers la porte pour ne pas qu’il fasse monter à nouveau la colère qui sommeille en moi.

— J’y penserai ! Sache juste que la prochaine fois, je te laisse te démerder. On verra si tu peux te débrouiller tout seul comme un gars inséré. Oh, au fait, Sacha. Le dirlo veut te voir, me dit-il, un sourire dans la voix. Bon courage, mon gars. Et évite de le menacer de lui foutre tes couilles dans le… Enfin, tu vois, quoi.

C’est pas bon signe, ça. Quand le directeur descend de sa tour d’ivoire pour parler au menu fretin que nous sommes, c’est que ça va barder. Franchement, j’avais pas besoin de ça aujourd’hui et je me demande, en voyant le sourire de Jordan, s’il n’est pas responsable de cette convocation. Je vais donc frapper à la porte de son bureau et entre quand il me crie de le faire. Même bouger son cul pour m’accueillir, ça doit trop le rabaisser.

— Vous avez demandé à me voir ? le questionné-je en ne sachant pas si je dois m’avancer ou rester à la porte.

— Vous ne pensez pas que j’ai des raisons de demander à vous voir, jeune homme, peut-être ? m’interroge-t-il en me détaillant des pieds à la tête.

“Jeune homme”. Il ne doit même pas savoir mon nom car je le vois chercher dans ses papiers avant de retrouver une note sur un post-it.

— Je ne vois pas, non. Je n’ai rien fait et si on vous a dit le contraire, on vous a menti.

Je m’en veux de m’abaisser à me justifier comme ça. Pourquoi je perds tous mes moyens ? Parce qu’il a un costume et une cravate ? Franchement, les automatismes acquis en grandissant, ça fait chier.

— Entrez, je crois qu’il faut qu’on discute, vous et moi.

— De quoi vous voulez parler ? Franchement, j’ai rien à me reprocher ici.

— Donc, votre comportement est irréprochable ?

— C’est ce que je viens de dire, oui. Ducon, ajouté-je silencieusement.

— Et la dispute avec votre camarade qui a presque fini en bagarre ? Irréprochable ?

— Ah ouais, l’autre a déjà cafté, je vois. Eh bien, Karim n’avait qu’à pas insulter ma mère, et s’il recommence, je le défonce. C’est clair pour vous, là ?

— Et si un patron vous parle mal, vous comptez le défoncer, aussi ?

— J’ai pas de patron, personne ne veut de moi, de toute façon. Et un patron, il n’insultera jamais ma mère. Elle est au ciel, qu’on lui foute la paix.

— Vous n’avez pas de patron parce que vous n’avez pas non plus accepté de contrat aidé, Sacha. Alors peut-être que vous pourriez arrêter de vous plaindre un peu et réfléchir au mieux pour vous, non ? Aurélie pense que vous ferez partie du peu de jeunes qui s’en sortent en passant chez nous, elle place beaucoup d’espoir à votre sujet. Et si elle le pense, ce n’est pas pour rien. Alors, mettez-vous un petit coup de pied aux fesses et allez bosser. Il n’y a rien de pire que ceux qui peuvent et ne font pas, et je vous rappelle que votre place ici est régie par un contrat.

— Ça veut dire quoi, cette mention du contrat ? demandé-je en essayant de me contenir au mieux.

— Accepter les propositions qu’on vous fait si elles sont jugées dans votre intérêt. Aurélie m’a dit qu’on vous reprochait d’avoir un CV trop vide, non ? Alors, allez bosser. Et pour être plus clair, parce qu’on dirait qu’il faut vous mettre les points sur les “i”, soit vous avez trouvé un contrat avant la fin du mois, soit vous irez voir ailleurs si on peut vous aider. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui. En gros, je prends un boulot de merde où je me retrouve avec mes fesses dehors. C’est très clair. Ducon.

Je ne sais pas pourquoi mais ça me fait du bien de l’insulter dans ma tête. Je crois que c’est un mécanisme que j’ai développé pour me maîtriser. Le fait de le penser très fort, ça a le même effet que de le crier ou de donner un coup de poing dans un mur. Ça ne sert à rien, mais ça soulage. Je retourne dans l’espace que Ducon doit être fier de nous mettre à disposition et récupère dans mon sac à dos la liste des entreprises qui embauchent. Quand Aurélie me l’a donnée, je l’ai juste chiffonnée sans la lire. Mais là, j’ai un peu la pression. Si je veux avoir une chance de ne pas replonger dans le deal, il va falloir que je fasse des sacrifices. Cela m’énerve de céder aux menaces de Ducon, mais si c’est ça ou la rue, le choix est vite fait. Il ne faut surtout pas que j’écoute la petite voix qui me souffle qu’il y a une troisième voie plus facile, celle du retour au quartier, de la vente, de la conso. Si je me laisse aller à ça, je vais finir par retourner en prison et y perdre mon temps et ma vie. Ma sœur aussi.

Je regarde la liste sans rien voir qui me tente, ne serait-ce qu’un peu. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de bosser, au contraire, mais se lever tôt pour gagner une misère, c’est franchement pas mon truc. Surtout que je pourrais prétendre à mieux. Mes potes du quartier se moqueraient vraiment si l’Intello, comme ils m’appelaient, se retrouve à nettoyer les sanitaires dans un supermarché. Tu parles d’une réussite sociale. Je soupire, un peu désespéré, quand mes yeux tombent sur le nom du Coffee Shop où je me suis retrouvé en sortant de prison. Le Lucky. C’est un nom prédestiné, non ?

Je m’allonge dans mon lit et me demande si je vais vraiment postuler pour faire le service et la plonge dans ce café. J’essaie de me faire une liste des plus et des moins. Et dans les plus, la première chose qui me vient en tête, ce n’est pas le fait que je vais pouvoir garder ma place, c’est que je vais pouvoir revoir la jolie serveuse à l’air si envoûtant. Je me rends compte que j’ai pensé à elle plusieurs fois déjà depuis que nos chemins se sont croisés. Est-ce que ce serait fou d’arrêter ma liste là ? J’ai envie de la revoir, j’ai besoin d’un boulot, ça fait une belle lettre de motivation, ça !

Je reprends les documents que m’a laissés Aurélie et regarde le détail de ce qui est demandé. C’est un petit contrat, vingt heures, pour faire la plonge, essentiellement. Et le service en cas de besoin. Et tout ça pour… Non. Je vais pas aller me crever au boulot pour huit cents euros par mois quand même ? Ils se moquent de moi ou quoi ? Quand je pense que le choix que j’ai, c’est faire ça ou me retrouver à mendier sur un trottoir. Ou à dealer dans la cité… Mais bon, la serveuse avait de beaux yeux quand même. Et ça, c’est une excellente raison de ne pas écouter ma petite voix. Alors, je n’hésite plus. Je me redresse, bien décidé à aller trouver un des éducs du centre pour déposer ma candidature. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour un simple regard !

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