10. La fatigue de la formatrice

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Livia

J’adore vraiment l’ambiance du shop. Avec mes parents, nous avons tout refait il y a quelques années, dans une atmosphère un peu moins vieillotte et plus colorée. Le bois foncé des banquettes et des chaises a cédé sa place à du bois clair et naturel, les tables sombres à une surface ressemblant à du marbre blanc, et le rouge pétant a été remplacé par un bleu canard qui n’a pas fait l’unanimité immédiatement. Nous avons même transformé la mezzanine, qui servait à accueillir des groupes pour des réunions, afin d’y faire un coin cocooning avec des canapés, dont les jeunes du lycée voisin et de la fac sont fans. Beaucoup plus rentable, c’est clair. Certes, le café est un peu cher, mais mes parents, aussi coincés soient-ils, ont compris qu’on pouvait fidéliser la clientèle en leur offrant un espace où ils peuvent rester plusieurs heures, même sans devoir consommer à outrance. Il leur aura fallu du temps pour accepter de changer un peu les choses, et pour une fille qui n’a pas de vrai métier, je pense avoir été de bon conseil.

Bon, j’adore vraiment l’ambiance du shop, mais y être depuis sept heures du matin, ça, en revanche, ça pique. Surtout quand tu as passé la nuit à gérer un enfant malade. J’ai l’impression d’avoir déjà fait ma journée, et il n’est que neuf heures. J’ai eu à gérer seule une horde de travailleurs de passage pour prendre un café à emporter et les lycéens qui commencent les cours plus tard et qui sont installés là-haut, bien bruyants. Mes parents sont je ne sais où, en train de discuter avec leur nouvel employé. Comme s’ils ne pouvaient pas faire les choses l’un sans l’autre. Livia la bonne poire peut tout gérer seule, après tout. Même les pains au chocolat qui cuisent dans la petite cuisine. L’avantage, c’est qu’avec une pièce en partie vitrée, je pourrai voir si ça crame parce que je suis trop occupée pour aller les sortir du four. Quand je pense que l’idée vient de mon père afin de pouvoir avoir constamment un œil sur son petit café, alors qu’il prétend que c’est intéressant pour les clients de voir comment sont faites ses pâtisseries…

Ok, je suis un peu de mauvaise humeur, ce matin, mais Louis m’a pris le chou quand j’ai déposé Mathis à Véronique. Oui, si j’avais un mari et que je ne travaillais pas, je pourrais m’occuper de mon fils qui, forcément, réclame sa maman. Et franchement, les leçons de morale à six heures cinquante du matin, quand tu as dû dormir en tout et pour tout deux heures, par un gars qui n’a jamais dû se lever quand l’une de ses filles était malade, ça m’a clairement donné des envies de meurtre. Je souris aux clients, mais intérieurement, j’ai déjà envoyé balader tous les emmerdeurs qui me demandent un autre croissant parce qu’il est moins cuit, une autre cuillère, un second gobelet parce qu’ils sont trop cons pour tenir le leur au niveau du carton qui protège de la chaleur. J’ai même lourdement insulté le type qui a l’habitude de me draguer quand je bosse du matin. Un beau brun, toujours en costard, qui commande toujours la même chose et sourit comme un benêt quand je devine sa commande. Comme si j’étais stupide. Ce n’est pas parce que je suis serveuse que je suis bête, Crétin.

Je pousse un sourire de soulagement en voyant mon père regagner sa cuisine. J’espère juste que je n’ai pas laissé les pains au chocolat trop longtemps, mais, forcément, un client a renversé sa tasse et je me retrouve à quatre pattes sous une table pour tout nettoyer correctement.

— Livia, il y a des clients qui attendent à la caisse, je te signale, m’indique ma mère.

— Ça vient, ça vient, je n’ai que deux bras et deux jambes, aux dernières nouvelles, bougonné-je en me redressant, prête à mordre.

Je me calme pourtant en constatant qu’elle n’est pas seule, et ne mets qu’une seconde à resituer où j’ai déjà croisé ces beaux yeux gris.

— Bonjour, le client qui vient d’ici et d’ailleurs.

Je constate qu’il a à la main le tablier du café et comprends que le petit jeune est donc le fameux nouvel employé… qui, d’après mes parents, est un délinquant qui sort de prison. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils font ça alors que le pauvre risque d’en prendre plein la tête. J’ai intérêt à ne pas faire une boulette sur la caisse, sinon ils vont tout de suite l’accuser d’avoir volé.

— Sérieux ? Vous avez tellement aimé le café que vous êtes prêt à le boire directement à la machine en douce pendant le service ? ris-je sans me trouver drôle.

— J’ai tellement aimé le service que je me suis dit que j’allais essayer de venir retrouver celle qui le fait si bien.

— Il s’appelle Sacha et je compte sur toi pour le former. Tu sais bien que ces jeunes avec des problèmes, il faut les encadrer, sort ma mère devant lui alors qu’il se crispe.

— Bien sûr. Tu lui as retiré ses menottes, félicitations, grogné-je en levant les yeux au ciel. Tu restes ici ou tu vas aider Papa en cuisine ?

— Je vous laisse. Fais comme si c’était ton fils, ne l’abandonne pas sans rien lui expliquer, surtout.

Autant, certains matins, ça me passe au-dessus, autant aujourd’hui, je n’ai aucune patience. Je récupère la serpillère et vais tout ranger au fond du shop avant de faire signe à Sacha de me suivre derrière le comptoir. Je me lave les mains et me plante devant la caisse pour prendre la commande du petit groupe de femmes qui attend depuis quelques minutes. Je m’excuse évidemment pour l’attente et commence à préparer les boissons.

— Je dois te former sur quoi ? demandé-je à Sacha. On se tutoie, c’est OK pour toi ?

— Je n’ai jamais été serveur. J’ai fait un peu de commerce, mais c’est la première fois que je me retrouve de l’autre côté dans un café. Bref, j’ai besoin qu’on me dise ce qu’on attend de moi. Je croyais que j’allais faire la plonge, mais on dirait que ça va être plus large que ça pour mes missions.

— Disons qu’on touche à tout. Je te formerai sur la caisse plus tard. Tu connais le nom des pâtisseries, globalement ? Ce serait bien de les apprendre. Quand c’est le rush, il faut aller vite.

J’apporte les gobelets de café aux clientes et les encaisse avant de me tourner à nouveau vers mon collègue.

— Pardon, la cliente a parlé en même temps que toi, je t’ai pas écouté. Tu disais ?

— J’ai dit que je savais lire. Et tu sais, je suis là, je peux t’aider plutôt que de rester à te regarder. Tu veux que je fasse quoi ? Et c’est quoi ton nom ?

— Tu sais te servir des machines à café ? Tu peux me faire une mousse de lait ? Faire des dessins avec ? Tu connais la différence entre les cafés qu’on propose ? Il va falloir que tu me regardes un peu, je ne peux pas bosser et te former en même temps, marmonné-je. Moi, c’est Livia. Je vois que j’ai une meilleure mémoire que toi.

Je lui fais signe d’attendre et prends la commande suivante. Je prépare deux cafés et masque le sourire qui se pointait sur mon visage en voyant qu’il a récupéré la pince pour les pains au chocolat et cherche le sachet. Je lui montre du doigt la pile dans l’étagère sous la caisse et l’observe s’appliquer à la tâche en encaissant. Au moins, il n’a pas envie de glander, c’est déjà ça.

— Je ne connais rien, tu sais. Mais quitte à venir bosser, autant que ce soit utile, non ? J’aime pas trop rester à regarder et ne rien faire, mais j’ai tout à apprendre. J’espère que ça ne te dérange pas trop.

— C’est pas la question, c’est juste que je dois me débrouiller toute seule pour gérer la caisse et la salle, et que je ne vais pas pouvoir tout te montrer tout de suite. T’as qu’à monter sur la mezzanine. Si tu vois des tasses vides, demande aux gens s’ils veulent autre chose. Prends un bloc note, sur le mur près de chaque table il y a un numéro, et note les commandes avec le chiffre de la table.

— C’est tout ? demande-t-il avec le carnet en main. Cela n’a pas l’air très compliqué, je devrais m’en sortir, je crois.

— Bien. Tu prends un plateau pour desservir si besoin. Et au passage, passe par la cuisine pour avertir le patron qu’il ne reste que six pains au chocolat. C’est bon, pas trop d’infos ?

— Je ne sais pas, je suis un jeune à problèmes, il va falloir me tester.

— Garde tes problèmes à la porte, déjà, et exécution, on ne va pas y passer deux heures non plus.

Je me détourne de lui pour m’occuper du client suivant et le regarde monter l’escalier du coin de l’œil. Il a l’air motivé, c’est cool, mais je n’ai pas vraiment le temps de m’occuper de lui. Je comprends mieux pourquoi mes parents ont repris un petit jeune de l’association. Ils n’ont pas à le côtoyer plus que ça. Ils vont le mettre sur les mêmes horaires que moi, et bosser tous les deux ensemble. Et je vais devoir me taper la pâtisserie en le surveillant, parce que chaque boulette de sa part me retombera dessus.

Je profite qu’il soit occupé à l’étage pour enchaîner les commandes et soupire de soulagement quand la file a disparu. Personne ne semble avoir besoin au rez-de-chaussée et je profite du calme momentané pour me servir un café. Quand il redescend, je lui prends le carnet des mains et me cale contre l’évier.

— OK… Les mugs sont sous la machine à café de gauche. Il faut que tu demandes aux clients quelle sorte de café ils veulent. En ce moment, on a du Brésilien et du Vietnamien. L’idée c’est qu’ils choisissent la puissance du café. Y a une différence entre un doux et un corsé. Les lycéens prennent généralement du doux, mais sur le principe, on demande toujours. C’est pas un café classique, ici, tu comprends ?

— Enfin, ça reste du café. C’est amer et heureusement que ça sent bon, sinon, ça serait pas drôle. Il y a quoi à part du café, ici ? me demande-t-il sur un ton un peu provoquant.

— Lève les yeux sur le mur, il y a la carte affichée en grand. Il paraît que tu sais lire, marmonné-je en commençant à préparer la commande.

— Je sens qu’on va bien s’amuser, tous les deux, si on passe notre temps à s’envoyer des piques. Tu es toujours comme ça où c’est juste pour me montrer que tu es supérieure à moi ? Tu as besoin de ça pour te mettre en valeur ?

Je m’apprête à lui répondre du tac au tac, mais me stoppe in extremis en réalisant qu’il a raison. Je suis chiante ce matin, et pas vraiment de bonne humeur. Le problème, c’est que je ne peux pas passer ma mauvaise humeur sur mes parents, alors qu’ils le mériteraient clairement, en me laissant former le nouveau toute seule sans être eux-même derrière le comptoir.

— Ça m’arrive d’être plus agréable, marmonné-je avant de jurer en me brûlant la main avec le café qui déborde de la tasse.

Forcément, le mug finit éclaté au sol et mon humeur déjà maussade s’accentue. Entre la fatigue et l’agacement, je me retrouve à faire n’importe quoi.

— Fait chier. Je peux pas faire vingt trucs à la fois, bordel, je suis pas une machine.

— Attends, je vais t’aider à nettoyer, commence-t-il à dire en attrapant une serviette en papier pour essuyer.

— C’est bon, je vais me démerder. Va voir les patrons en cuisine et dis-leur que je suis trop occupée pour te former, ce matin. C’est pas le moment, et s’ils te disent quelque chose, dis leur que c’est ma faute et que je suis partie en pause.

Je n’attends pas sa réponse et traverse le café pour aller m’enfermer dans les toilettes et me passer la main sous l’eau. Putain de journée de merde. Vivement qu’elle soit terminée, même si je vais devoir emmener Mathis chez le médecin et gérer sa fatigue. J’espère vraiment que la nuit sera meilleure, parce que bosser dans ces conditions, c’est plutôt invivable. Moi qui suis généralement joyeuse, j’avoue que la fatigue me fait partir en vrille assez rapidement. Autant dire que vu les cycles de sommeil compliqués de mon fils ces dernières semaines, la joie et la bonne humeur m’ont un peu abandonnée.

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