Passeport tunisien

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Il est 10h47 lorsque je me décide désespérément à sortir du lit. J’ai pourtant pris la peine de mettre le réveil, un brin optimiste, à 8h du matin. J’ai été contraint malgré moi de retarder l’échéance encore et encore, la faute à une nuit agitée et entrecoupée par une symphonie d’orages pluvieux. La veille, j’avais tenté d’accomplir ma mission du jour mais en vain. Remonté à bloc après cet échec cuisant, je saute du lit, ingurgite un café comme on ingurgite un remède de grand-mère contre la toux, et fonce au consulat de Tunisie pour récupérer mon passeport. Ce passeport, c’est ce qui m’éloigne de ma Tunisie et surtout de ma famille. L’objectif de la journée est donc simple : récupérer ce petit carnet vert-kaki au plus vite pour pouvoir prendre l’avion au plus vite et rejoindre les miens, au plus vite.

J’arrive au consulat à 12h08, plein de bonne volonté et d’insouciance. La longue file d’attente laisse présager que la journée sera animée. Je me dis que la patience est de mise et pense à ma mère, puis à la mer, pour me donner un regain de motivation. La personne en charge de la sécurité, que je reconnais immédiatement en raison de mes visites précédentes, donne le tempo et dicte le jeu.

- Il faut attendre ici Monsieur. Il n’y a rien d’autre à faire. On vous appellera lorsque ce sera votre tour.

J’acquiesce du regard et d’un sourire, non mécontent d’avoir reconnu ce chef d’orchestre. Coutumier de cette attente au beau milieu de la rue de Lübeck située au cœur du XVIe arrondissement de Paris, c’est pourtant la première fois que je concentre mon attention sur l’architecture qui abrite le consulat de Tunisie, si cher aux Tuniso-parisiens l’ayant expérimenté au moins une fois au cours de leur vie. Je remarque également pour la première fois que la devise de la République tunisienne est fièrement marquée sur la façade. « Horiya, Adala, Nidham ». Pourquoi pas. La devise est pourtant changée en « Liberté, Dignité, Justice, Ordre » dans la Constitution du 10 février 2014. Cherchez l’intrus. Le drapeau, lui, est en berne sans raison évidente. Comme à chaque fois, je savoure l’instant en m’amusant à m’attarder sur chacun des protagonistes de cette pièce de théâtre improvisée. L’ambiance est bon enfant. Il faut dire que la personne en charge de la sécurité sait détendre l’atmosphère, en bon maître de cérémonie. Chaque nouvel arrivant s’approche sûrement de lui et lui expose sa situation afin de négocier un dessein plus rapide à son aventure consulaire. La sentence est la même pour tous, il faut attendre et rien d’autre. Ce véritable gardien du temple récite sa partition encore et encore. Le protocole est le même à chaque fois. Clinique. Chirurgical. Il fixe son interlocuteur dans le blanc des yeux, le laisse finir son exposé patiemment puis le pique avec une sincérité déconcertante en lui annonçant que la seule action à entreprendre est d’attendre. Simple. Efficace. Les minutes défilent. Vers 13h35, le groupe auquel j’appartiens est prié de s’avancer jusqu’au seuil de la porte. La personne en charge de la sécurité lit alors à haute voix une liste d’heureux élus, en prenant le soin d’articuler consciencieusement le nom de chaque individu ayant reçu le privilège de passer les portes du consulat. Chacun accueille la nouvelle à sa manière. Certains sont soulagés de passer à l’épreuve suivante. Les autres ont compris qu’il faudra repasser demain. Lorsque je reconnais la tonalité de mon prénom et de mon nom, je m’avance fièrement et avec détermination jusqu’au seuil du portail.

Habitué à cette joute consulaire, je tente de grappiller quelques places en me dirigeant directement vers le point de rassemblement suivant, la salle des opérations. Il faut dire que je suis coutumier des lieux. Le pas est ferme. Décidé. Je me saisis du ticket qui détermine mon ordre de passage et entame la seconde phase de repos. Lors de ma première visite j’avais erré une bonne dizaine de minutes avant de recouvrer mes esprits. Mes sens avaient été soumis à rude épreuve. Désorienté par le brouhaha incessant. Confus par la lumière blafarde rappelant le milieu hospitalier. Brouillé par ces odeurs au mélange si singulier. Troublé par cette inévitable promiscuité. En somme, le goût amer du désespoir. Cette-fois ci il n’en était rien. Il faut par ailleurs passer à la caisse. J’ai pris mes dispositions par rapport au fait que « la caisse n’accepte ni les chèques ni les cartes bleues », comme mentionné sur l’écriteau affiché au beau milieu de la salle d’attente, m’évitant désagrément et désillusion. Le caissier ne fait preuve d’aucune sympathie envers moi malgré mes vaines tentatives de briser la glace avec lui. Impassible. Trop occupé à dévorer une grappe de raisins. L’essentiel est ailleurs, j’ai payé mon dû. Les dés sont jetés. Il ne me reste plus qu’à attendre sagement. 16h08. Je suis envoûté par la plume d’A. Maalouf dans Léon l’Africain. C’est alors qu’un timide « K... J... » fait frétiller mes oreilles et comble mon cœur de satisfaction. C’est un homme au costard noir sur lequel mes yeux se posent. Le contact visuel est rapidement établi. Il me fait signe de m’avancer vers lui de la tête. Je m’avance donc vers lui. Il prend alors le soin de parcourir les pages du passeport encore vierge. Ne laissant aucune place à l’inquiétude ou à la tergiversation, il me remet le Graal de manière solennelle et retourne à ses occupations. A peine la porte de la salle des opérations dépassée, je relie et vérifie scrupuleusement les informations inscrites sur le petit carnet vert-kaki. Il me prend alors de sourire béatement à la lecture de la date d’expiration. Rendez-vous en 2025.

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