TRAJETS

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En apparence, je trace toujours le même trajet. Je dois dire que mes habitudes sont assez habituelles ; ma routine, tout ce qu’il y a de plus routinière. De ma Banlieue jusqu’à Paris, de Paris jusqu’à ma Banlieue, et les trains passent comme les jours. Les horaires diffèrent, bien sûr. De temps en temps on se trouve légèrement en retard, le train et moi. Lui, parfois, oublie carrément de passer. D’après la légende, il est possible de tomber sur des trains en avance. Mais pour ceux arrivés à l’heure sur le quai et qui n’ont rien vu passer, cela ne veut pas dire grand-chose. À l’inverse, les passagers qui se trouvaient assez en avance pour avoir ce train ne verront pas les suivants, et ça ne semble pas les gêner le moins du monde. Des trains, j’ai voulu en sauter quelques-uns, peut-on dire alors que je les ai ratés ?

Toujours les mêmes trajets, et des visages qui me sont familiers. Celui des inconnus que je connais trop bien et qui répètent inlassablement leur rituel, sans faire attention à moi. Ils ne savent pas que j’existe, mais je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Ils jouent bien ; la plupart sont figurants dans le film de ma vie. Et comme trop de gens, trop souvent, j’oublie qu’ils ont une vie indépendante de la mienne : leur propre film, leur comédie dramatique à eux. On regarde le paysage à travers la vitre et on se croit dans un long-métrage. Le regard s'accorde à la bande son dans les écouteurs, et on se croit le personnage principal du film. Comment ne pas être égocentrique quand tout, sans exception, semble naître dans nos yeux ? Quand les phénomènes ne prennent vie qu’à travers nos sens et notre conscience ? Comme si, lassés du premier rôle, on venait se substituer à la caméra pour mettre la lumière sur ce qui est, et sur ce qui n’est pas. Dès lors, on ne fait pas attention à l’autre, sinon aux protagonistes de l’histoire, et encore… À vrai dire, on ne fait plus attention à grand-chose, on s’assure juste de ne pas oublier son individualisme sur le siège quand on se lève pour sortir. Amassés dans les carrés du train, contraints par ses formes et ses barres, tous ces gens sont si proches physiquement et pourtant si éloignés... Notre monde serait sans doute un monde différent si les inconnus se parlaient dans le train ; mais il paraît que ce n’est qu’un moyen de transport.

Chaque jour que le crépuscule défait, j’emprunte ce désert d'interactions humaines. En plus d’un an et demi, j’ai naturellement eu quelques pannes de soleil. J’ai été contraint de boycotter la fenêtre. Je me livre alors à un passe-temps assez singulier, une interaction avec moi-même qui requiert néanmoins la présence d’autres passagers dans la rame. Le concept apparaît simple : je m’amuse à deviner qui sont ces gens autour de moi et à imaginer leur vie. Pour cela, je détaille leurs comportements ou leurs choix vestimentaires. Je glisse sur les clichés et les apparences, les utilise même comme tremplins pour mon imagination débordante qui, de fait, déborde légèrement sur leur être. Il me faut récupérer précieusement les indices qu’ils laissent choir derrière et devant eux. L’usure de leurs mains, les accessoires qu’ils laissent traîner, leur posture : tout est bon à prendre. J’aime à croire qu’en accumulant tous ces schémas de vie, je peux deviner leurs passe-temps, leurs rêves et - plus important - si elles vivent avec des animaux de compagnie.

Ça y est, je sais tout d’eux, et pourtant si peu. J’ai peut-être deviné le bon prénom ou le bon métier. Qui sait ? Eux le savent bien sûr, mais je ne peux pas assumer le risque de leur demander. Pourquoi ? Par peur d’être déçu. Par peur de m’adresser à Marie, 24 ans, étudiante en droit et artiste à ses heures gagnées, et me retrouver soudain nez à nez avec Clémentine, 21 ans, déjà dans la vie active et déjà hâte de la quitter. Par peur de voir la vie que je lui avais méticuleusement créée se briser contre celle qu’elle s’est construite, petit à petit, dégagée du maigre espace laissé par le destin. Voilà pourquoi je ne peux pas vérifier. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’avoir raison, même si c’est un défi amusant. Cela reste un passe-temps, qui permet d’incarner les personnes autour de moi et peupler enfin ce train morne. Un moyen introverti de se confronter à l’espèce humaine et la décrire en détail, mais plus je l’observe, moins je semble comprendre.

Est-ce que je serais gêné qu’un inconnu m'essentialise de la sorte ? Qu’on vienne poser sur moi quelques déductions ? Et cela, uniquement sur la base de détails futiles, autant d’indices que je laisse plus ou moins volontairement planer autour de moi ? Comme si ce n’était pas ce que l’on faisait déjà tous les jours, juger au premier regard, miser sur les premières impressions ? Ici seulement, la première impression est travaillée, même si elle continue de faire la part belle à l’intuition. D’ailleurs, que pourrait-on dire de moi ? De mes habits banals et de ma dégaine mal assurée ? De ces vêtements juxtaposés sans esprit de cohésion, comme les mots d’une phrase hésitante ? Un petit air de patience et de fureur dans les yeux, mais pour le voir il faut attendre qu’il détourne le regard de la fenêtre. Jeune, un étudiant. Sur le dos, un sac eastpack noir qui se perdrait facilement dans une cour de récréation. Les yeux cernés ; pas le sac, l’étudiant. À priori, je ne collectionne ni les bonnes nuits de repos, ni les pièces originales dans ma garde robe. Un jean et un sweat à capuche, encore du noir. Même les chaussures ! Et toute l’originalité de la tenue réside dans le nom d’une marque. Du noir sur du noir, en deuil toute l’année car - j’ai oublié de le mentionner - mon coiffeur est mort. Les cheveux mal coiffés donc, et il s’agit d’une constante. Cela mis à part, j’ai l’air propre, c’est déjà ça. Voilà, voilà. Rien à déclarer, surtout passez bien votre chemin.

Je m’égare. Allez ferme les yeux, concentre-toi. Il suffit juste d’observer...Bon d’accord, ouvre les yeux, ça sera plus simple. Il y a ce type pas loin de moi qui connaît des problèmes avec sa femme : ils vont divorcer. Je le devine, non pas grâce à l’assemblage de quelques indices subtils, mais parce qu’il le crie au téléphone, mot pour mot, comme s’il avait peur qu’on ne l’entende pas depuis l’ISS. De la même manière, quelque chose me dit que le gars en uniforme vert près de moi vient contrôler un titre de transport ou deux. Quelle perspicacité ! Pas de doute : le mentalisme, ce n’est pas pour moi. Et même cette inférence, j’ai mis du temps à la faire... J’étais sur le point d’abandonner ma courte carrière quand un sourire fugitif, adressé au vide, attira mon attention. Trop tard, il est déjà parti. Il n’est pas dans son élément ici. Alors que le train s'engouffre sous la terre, je tapote en rythme la vitre avec mes doigts.

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