VOYAGEUR

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J’aime le mouvement. Remarquez, je n'ai jamais vraiment tenu en place. Toujours quelque chose à faire. Toujours à bouger, à regarder avec les mains ; si rarement avec le cœur. Le mouvement me canalise plus qu’il ne me calme. Il mobilise mon corps. À travers les transformations que j’impose au monde physique, il répartit harmonieusement mon énergie qui, plutôt que de s’éterniser dans la régie centrale, vient s'éteindre dans mes gestes. Tant mieux si mes mouvements se montrent amples et ridicules. Qu’ils soient tape-à-l’oeil ! Je veux les voir asséner des revers à l’immobilité, l’assombrir de coquards. L’agitation de l’âme devient alors l’agitation du corps. Voilà pourquoi j’aime le mouvement, pas parce qu’il empêche de penser, mais parce qu’il permet de penser fixe.

Pourtant, ceux qui me connaissent bien me rétorqueront volontiers que casanier comme je suis, je ne connais pas d’autres mouvements que celui de la plaque du micro-onde. Ils sont médisants, ils se trompent : je suis également familier de la viande de kebab qui tourne gracieusement sur elle-même. Encore faut-il sortir de chez soi. Mais ils n’ont pas tort dans le fond. Effacez de votre esprit l’image de l’explorateur aux milles steppes et névés, oubliez par la même occasion le portrait du voyageur plein de courage (et de courbatures). Celui qui écrit ces pages sans reliefs n’a ni la descente de Sylvain Tesson, ni la constance de Michael Schumacher. J’aurais aisément pu sauver les apparences : “Non, moi vous savez, je préfère l’aventure d’entre les lignes, le voyage au bout du mot.” Mais j’écris trop peu, je m’éparpille. Je me perds aussi volontiers dans les chemins que dans les yeux des amours de passage, et j'ai tendance à ne jamais terminer mes voyages, quels qu’ils soient.

Pour ma défense, il y a des voyages que l’on voudrait interminables. C’est pourquoi je refuse de me laisser dire que “toutes les bonnes choses ont une fin”. Je ne conteste pas la vérité cinglante, presque maudite, de cette phrase. Je me contente d’exprimer mon désaccord profond avec le phénomène. C’est vrai quoi, c’est dommage. Mais n’oublions pas son corollaire, qui rend cette histoire bien plus sympathique : "toutes les mauvaises choses ont une fin”. Les événements, qu’ils soient bons ou mauvais, sont égaux face au temps dans leur finitude. À nous de trier, de capturer ce qu’il y a de bon dans le moment présent et de laisser le mauvais derrière nous. Voilà, en quelques mots, une fraction de la sagesse du “cela aussi passera”.

Mais vous l’aurez compris, je n’ai ni la carrure, ni la carrière d’un aventurier des temps modernes (ou de n’importe quelle époque d’ailleurs). La preuve, la seule aventure épique que vous trouverez au creux de ces lignes se révèle être un simple trajet en train. Mais les voyages les plus modestes sont aussi riches de péripéties et d’enseignements. Par conséquent, Nul besoin de s’inventer une vie ; s’il faut raconter des histoires fraîchement inventées ou fortement exagérées, je les attribuerai à des personnages également imaginaires ou caricaturaux. En littérature comme en politique, le mensonge se trouve élevé au rang d’art et est accepté comme tel, un exercice de style qui, bien dosé, refaçonne la vérité et réorganise la causalité des faits. Je clame mon amour ridicule pour le RER et les trains de ma vie, comme ces politiciens se réclament du même monde pratique que nous. Ils se vantent parfois d’utiliser nos transports en commun. En réalité, ils en ont peur. Le train comme un serpent du vivre-ensemble qui effraie ses charmeurs, pas chômeurs pour un sou mais qui arrivent par magie sur leur lieu de travail sans être vus dans les transports.

De mon côté, si je me surprends occasionnellement à voyager, c’est moins par envie que par nécessité. Il y va de la survie de nombreux rites sociaux, et par extension de ma vie sociale. Puisqu’ici il faut sans cesse se manifester, crier que l’on existe, si possible plus fort que les autres. Puisqu’il ne suffit pas d’être, il faut être partout. Soyez donc riches de vos voyages, moi je resterai libre de mes mouvements ! Qu’on me laisse maître de mes propres gesticulations...Et entre nous, la tendance est à faire les cents pas, à condition bien-sûr de tourner en rond. Niveau voyage, je me contente finalement du strict minimum. Il ne me viendrait pas à l’idée de faire du zèle et de partir en roadtrip dans un pays au hasard sur la carte, dans l’un de ces endroits où les droits de l’homme et la monnaie ne valent pas grand chose. Même si, en suivant bien l’actualité, il se pourrait que l’on ait pas à faire beaucoup de route.

Évidemment qu’il y a de quoi rêver, qu’il y a de quoi admirer, de quoi vivre ! Mais le monde, dehors, ne fait qu’une bouchée des trouble-fête, des pense-à-côté. Il se débarrasse volontiers des idéalistes qui seraient prêts à sauter du train en marche, voire carrément à le détourner, plutôt que de le laisser aller dans la mauvaise direction. Ainsi, je ne sors que très peu de mon bunker flanqué de double-vitrage. Qui peut me jeter la pierre ? Comme dirait l’autre, pour choisir de ne pas sortir il faudrait encore en avoir la possibilité ! La cage qui m’emprisonnera a déjà été inventée et ferait passer Guantanamo pour une prison peu accueillante. Il s’agit d’une cellule toute simple, qui ne coûte presque rien à l’État : Un lit où procrastiner et un bureau où faire mes propres rêves. Ma conscience comme seul bourreau et comme seuls barreaux la pluie qui bat dehors.Toutes ces cordes me donnent des envies de soleil, et j’attend avec impatience ses rayons aiguisés. En attendant, je m’enferme progressivement dans ces geôles de papier, véritable cellule de grisement.

Mais j’aime également rejoindre mes rames de papier. J’ai appris à chérir ces voyages à dos de RER. Que les tortionnaires du service public et les déçus de la RATP soient avertis, je défendrais corps et âme l’air pur de ses wagons. Un air d’indifférence et de solitude qui pousse nos pensées dans leurs retranchements. Ces trajets, il m'a fallu les oublier un temps pour comprendre à quel point ils m’étaient essentiels. Me rendre compte que sans eux, j'atteignais difficilement cet état de transe : celui du voyageur qu’il ne fait pas attention où il va car son attention est ailleurs. Elle se trouve reconduite sur une réflexion intérieure, portant le doux nom d’introspection. Là, hors du temps, au cœur du mouvement, j’ai pu m’approcher de moi-même.

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