Chapitre 45

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Après les cours, Patrice s’était rendu dans un bar avec ses amis, où il avait rencontré Cécile, une étudiante en japonais aux cheveux bleus. Ils avaient rapidement sympathisé et la jeune femme le suivait chez lui deux heures plus tard.

Emportés par leur étreinte passionnelle, ils n’entendirent pas le téléphone de l’Irlandais sonner. Ce ne fut qu’après avoir atteint l’extase que Patrice vérifia ses échanges.

Un appel manqué. Tristan.

Intrigué, il se redressa dans son lit pour écouter le message. Sa grimace d’incompréhension suscita la curiosité de la jeune femme, à qui il le fit écouter. Le visage de sa belle se transforma : cela ne lui disait rien qui vaille.

Une dernière écoute lui permit de percevoir le soupçon de détresse dans la voix de son ami. Paniqué, il bondit du lit pour rassembler ses affaires, imité par Cécile ; cinq minutes plus tard, le couple rejoignait la cité du jeune scientifique au pas de course.

Arrivés à destination, le traducteur atteignit la chambre de son ami avec l’aide du concierge et le trouva dans son lit, paisiblement endormi. Après avoir tenté de le ranimer sous les yeux catastrophés de Cécile, son inertie le poussa à composer immédiatement le 15.

Le service d’aide médicale urgente intervint dans le quart d’heure qui suivit. Patrice fit de plates excuses à Cécile pour l’embarras de la situation, mais celle-ci tint à l’accompagner dans cette épreuve.

– Tout va bien se passer, le rassura-t-elle. Ils ont dit qu’il était encore en vie et l’ont pris en charge tout de suite. Il s’en sortira.

Le visage enfoui dans ses mains, le celte l’écoutait, mais ne répondait pas. Entre autres parce qu’il était beaucoup moins optimiste. Il avait écouté le message un quart d’heure après réception, ce qui lui paraissait déjà énorme. Le jeune homme s’estima même heureux d’avoir pris la peine d’écouter celui-ci en dépit de leurs tensions actuelles. En effet, il aurait très bien pu l’ignorer, car le scientifique l’avait explicitement rayé de sa vie.

Il se redressa, s’affala sur le dossier de sa chaise, inspira un grand coup, souffla. Les yeux humides de larmes retenues, il tourna la tête lorsque Cécile lui indiqua l’arrivée de la chirurgienne qui les avait accueillis.

– Patrice Canavan ?

À son appel, les deux étudiants se levèrent d’un bond et l’interne leur apprit que le lavage d’estomac était fini, mais que les constantes du patient étaient encore instables. Patrice, énervé, se passa la main dans les cheveux et l’étudiante en japonais le prit dans ses bras. La jeune femme leur promit de revenir bientôt dès qu’elle aurait du nouveau avant de prendre congé.

– Mais bordel, qu’est-ce qu’il a foutu, ce couillon… maugréa l’Irlandais. Sans déconner… Je te jure que s’il survit, je vais l’étriper moi-même, ça va le calmer !

– Ça, j’en doute pas, commenta Cécile. Un mort, c’est calme, en général.

– Il a pas intérêt à se réveiller, car je vais lui faire regretter d’être encore en vie ! Qu’est-ce qui lui est passé par la tronche, bordel ?

Devant son visage effondré, Cécile ne répondit pas. Il partit finalement vers la sortie de l’établissement en déclarant qu’il avait besoin de prendre l’air, quand la porte laissa débouler trois personnes dans l’accueil.

Patrice se figea.

Solène, Éléonore… et Nicolas. Il avait complètement oublié avoir appris la nouvelle à la germanophone.

Le trio les rejoignit à pas de géant, la mine déconfite.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé, Padraeg ? s’inquiéta la jeune blonde. Comment il va ?

– Mal, répondit-il sèchement. Ils lui ont lavé l’estomac, mais ses constantes sont instables. Il n’est pas sorti d’affaire. Ce qu’il s’est passé ? Visiblement, il était tellement au bout du rouleau qu’il s’est bourré de médicaments. J’ai ma petite idée sur ce qui l’y a poussé, mais je préfère me la fermer…

La psychologue pâlit instantanément. Nicolas posa ses mains sur ses bras tremblants et regarda Patrice d’un air sévère.

– Non, au contraire, répliqua-t-il. Dis le fond de ta pensée, Patrice. Donne ton opinion. On est dans un pays libre, après tout, non ?

– Attendez… intervint Éléonore. Que tout le monde se calme, d’accord ? C’est pas le moment de se prendre la tête. C’est de la faute de personne si on en est là. On doit tous se serrer les coudes.

– « La faute de personne » ? releva Patrice. Correction : « la faute de deux personnes » ! Et on sait lesquelles !

Le visage de Solène s’assombrit. Les sourcils froncés, ses yeux commencèrent à briller.

– Mon opinion ? Rien ne serait arrivé si on ne l’avait pas jeté comme une merde pour un queutard ! Vous pouvez venir faire les pleureuses ici, mais ça réparera rien. Remballez-moi vos larmes de crocodile et foutez le camp d’ici ! On n’a pas besoin de vous !

À défaut d’avoir cité des noms, l’Irlandais avait fait peser tout le poids de son regard accusateur sur Solène et Nicolas. Meurtrie, l’étudiante fit volte-face et courut vers la sortie, Éléonore sur ses traces.

L’Ukrainien foudroya le celte du regard.

– Idy na khuy, mudak[1]…

Il se retourna aussitôt sans tenir compte de la grimace de Patrice, qui balaya cette insulte d’un revers de la main et se rassit sur sa chaise.

– Je ne pense pas qu’il était nécessaire de les humilier comme ça… osa Cécile, gênée.

– Tu connais pas l’histoire ! s’emporta-t-il. Elle l’a quitté pour ce connard alors qu’il l’a trompée ! Lui, ça fait trois ans qu’il est à fond sur elle et elle le sait ! Alors, au bout d’un moment, ça va, quoi, merde ! Pas la peine de venir faire les faux-cul alors que c’est de leur faute s’il a voulu se foutre en l’air !

– Ça va, pas la peine de m’agresser…

Patrice, embarrassé, se leva et la prit dans ses bras en s’excusant. Conciliante, elle le serra contre elle et lui tapota le dos en voyant arriver deux personnes. Le jeune homme se retourna.

Entre la quarantaine et la cinquantaine, tous deux bruns, cheveux longs volants au vent pour l’une et en brosse pour l’autre. La femme était fluette, l’homme plus imposant. Les parents de Tristan. Michaël et Salomé Forge. Les yeux bouffis de larmes, aussi fragiles que des châteaux de cartes, ils approchaient fébrilement.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? le pressa la mère. Racontez-nous ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

L’Irlandais ouvrit la bouche, puis hésita. Il s’agissait des parents de son meilleur ami. Dire la vérité impliquerait de leur résumer toute l’histoire qui avait abouti à ce drame. Non seulement, ce serait trop long à raconter, mais en plus, cela pourrait compliquer inutilement la situation. À tort ou à raison, il jugea, sur le moment, préférable de maquiller légèrement la réalité :

– Tristan s’est trompé dans le dosage de ses médicaments. Il a voulu se soigner d’un rhume. Un accident…

La gêne lui obstrua la gorge sur cette dernière phrase, mais le couple sembla la prendre pour de l’angoisse. Salomé, sous le choc, s’effondra dans les bras de son mari, qui, malgré ses efforts, laissa échapper un flot de larmes. Patrice se retourna et, se laissant tomber sur sa chaise, sentit ses nerfs lâcher. Il parvint à se ressaisir, mais s’essuya les yeux et usa deux mouchoirs avant de se calmer totalement. Lorsqu’elle lui proposa de nouveau son soutien, il se réfugia volontiers dans les bras de Cécile.

C’est alors qu’un remue-ménage agita l’hôpital. Le quatuor regarda les médecins et les aides-soignants se précipiter dans le couloir avec un chariot de défibrillation. Patrice se figea.

Le numéro de chambre qu’il avait entendu correspondait à celle de Tristan.

[1] Russe : Va te faire foutre, connard (Иди на хуй, мудак)

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