Chapitre 38

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Tristan avait été surpris que Solène l’eût invité chez elle, surtout après leur dernière dispute qui avait été assez violente. Peut-être voulait-elle se faire pardonner son comportement ? Après tout, lui aussi avait des excuses à lui présenter.

Cela faisait quelques minutes qu’ils étaient là, sur le canapé, enlacés, Tristan caressant le bras de Solène appuyée sur lui. Aucun d’eux ne savait quoi dire ni par où commencer.

Au bout de plusieurs longues minutes, ce fut Tristan qui brisa la glace :

— Ça me fait plaisir que tu m’aies contacté. Je croyais que tu ne voulais plus me voir.

— Pour être franche, au départ, c’était le cas, répondit-elle. Mais tu sais que la nuit porte conseil. Et la solitude aussi. Je t’en ai beaucoup voulu.

— À raison. Je suis désolé de m’être comporté comme ça. J’étais un peu trop chaud, je l’admets.

— C’est ce que j’ai senti, oui. C’est pas super agréable de se sentir comme un objet sexuel, tu sais. Je sais que vous, les mecs, ça vous dérange moins, mais on n’est pas comme vous, tu comprends.

— Ça, rit Tristan, c’est vrai que les mecs ont beaucoup moins de respect pour eux-mêmes que les femmes.

Solène rit encore à cette remarque, ce qui l’enorgueillit de nouveau.

— Mais tu avais aussi raison, admit-elle. Je ne me suis pas bien comportée avec Frédéric… Je crois que Ni…

Sa gorge se serra, ses mots se coincèrent dedans. Elle ne pouvait pas. Quelque chose en elle l’empêchait de prononcer ces mots douloureux. Se forcer risquerait de lui faire perdre à nouveau le contrôle, Solène le pressentait. Ça ne devait pas arriver.

Il lui fallait reformuler sa phrase… non, la changer complètement.

— Je crois que je n’ai pas encore digéré ce qu’il a fait…

— Je sais. J’y ai repensé après t’avoir rattrapée. C’est lui qui a manqué de tact. Il peut être indélicat quand il fait pas gaffe.

— « Quand il fait pas gaffe »… Il ne semble pas avoir beaucoup d’intelligence sociale, ton collègue.

— C’est pas ce que je voulais dire…

Il s’interrompit, chercha à reformuler sa phrase… finit par renoncer. L’impression ne le quittait pas qu’ils ne s’accorderaient pas au sujet de Frédéric, quoi qu’il dît.

Un ange passa et, embarrassé de ne trouver aucun sujet de conversation, le jeune homme se remémora ce moment où la psychologue avait évoqué ce garçon qui avait changé sa vie :

— Au fait, tu as parlé d’un mec hyper honnête et gentil au bar. Je peux en savoir plus ?

— Bien sûr. Il s’appelait Joris.

Il écouta son récit. Joris fut le dernier petit ami de Solène, dans ses années collège. La jeune femme sortait d’une période traumatisante de rejet social. Après quelques jours de lutte, elle avait cédé aux avances du copain d’une de ses amies et cela s’était très vite su. Sa réputation fut noircie et tout le monde lui tourna le dos. Non content d’avoir brisé son cercle social, le fautif lui avait même avoué l’avoir draguée par pur désir, déclenchant en elle une féroce misandrie. Renfermée sur elle-même, la germanophone se jura de ne plus jamais faiblir. Anéantie, elle échoua au brevet et redoubla sa troisième.

Cela dura des mois, durant lesquels le temps et le suivi d’une psychologue guérirent ses plaies. Elle connut alors Joris. Mais leur relation fut éphémère : après quelques semaines, il comprit qu’une blessure l’empêchait de s’épanouir et, malgré les trésors de patience déployés pour la conquérir, rompit pour la laisser se reconstruire. Seulement, leurs chemins divergèrent trop tôt ; elle ne le revit jamais. Touchée par son honnêteté, Solène se promit de ne pas l’oublier. Son seul regret était de l’avoir rencontré au mauvais moment : il aurait sans doute été sa meilleure relation.

À défaut d’avoir duré, cette liaison avait changé sa vision des choses et sa vie. L’écorchure qui avait abîmé sa vision des mâles s’était résorbée. Sa seconde tentative de décrocher son diplôme fut un succès et, partiellement reconstruite, elle décida de tout reprendre à zéro. Avec l’accord de ses parents, l’étudiante s’inscrivit au lycée Saint-Charles, à Marseille, pour démarrer une nouvelle vie.

— Je savais pas du tout, ça…

Choqué, Tristan fixait du regard un point invisible sur le coin du mur devant lui, incapable de dire un mot de plus. Il n’avait jamais imaginé que Solène eût pu vivre une telle épreuve. Après tout, c’est vrai qu’il ne connaissait finalement pas grand-chose de sa vie, pour ne pas dire strictement rien. Il regrettait d’autant plus son attitude envers elle, désormais.

Il colla un baiser sur son front.

— C’est fini. Et puis, je suis là, maintenant.

— Oui.

Elle eut un faible sourire.

Son cœur commença à tambouriner sur ses côtes alors qu’elle cherchait une façon habile de lui confesser sa faute. Maintenant qu’il était là, il fallait bien le faire.

— Je…

Le lui avouer. Puis lui demander pardon. S’expliquer…

Elle se vit prendre son courage à deux mains, le lui apprendre de plusieurs façons différentes. Demander pardon avant, après. Ne pas se repentir mais s’expliquer…

Son esprit imagina la meilleure de ses réactions, prenant en compte le fait qu’elle connaissait son caractère. Le voyait se décomposer, pleurer, s’énerver, l’insulter… devenir violent ? Lui qui la percevait comme un ange tombé du ciel, une femme pure et innocente, à la limite de l’affubler d’une robe blanche et immaculée. Solène imaginait la violence de sa déception en proportion avec la pureté qu’il lui prêtait.

Une violence explosive. Des couverts et assiettes qui volaient, des assiettes qui se brisaient, des tables qui se renversaient, des objets qui traversaient les fenêtres… Tristan qui se tournait vers elle, les yeux fulminants, le visage enlaidi par la colère et la douleur, les poings serrés… Tristan qui fondait sur elle en lui jetant à la figure un chapelet d’injures…

Un spasme secoua son corps alors que sa table réapparaissant devant ses yeux. Son cœur s’était affolé.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-il.

Elle glissa un regard sur lui, hésita encore quelques secondes…

— Rien… Je suis fatiguée.

Elle essaya de se détendre. Se blottit un peu plus contre Tristan, qui la serra plus fort contre lui.

***

L’air commençant à se radoucir avec le retour des beaux jours, Solène avait proposé à Éléonore une promenade aux Calanques. La voyageuse avait accepté mais portait quand même sa veste hivernale, tandis que Solène se contentait de sa veste en cuir.

Cela aurait été difficile à Éléonore de refuser : Solène lui avait bien spécifié qu’elle avait besoin de se confier à quelqu’un, de se débarrasser d’un poids insoutenable. Et il était hors de question d’en toucher un mot à Patrice. Éléonore était la seule en qui elle avait confiance.

— J’ai fait une bêtise, Éléonore… se lança-t-elle. Je… j’ai couché avec un autre mec…

Son amie se tourna brusquement vers elle, stupéfiée.

— Mais… t’es bien avec Tristan, non ?

— C’est le problème…

— Oui, là, t’as déconné, meuf. Et tu lui as dit, ou pas ?

— Non. J’ai pas osé…

Un nouveau silence s’installa entre elles, plus tendu. Solène sentait la contrariété d’Éléonore et n’osa poursuivre tout de suite.

— Ça s’est passé comme ça. On se baladait, puis il m’a embrassée. J’ai adoré ça, j’ai pas résisté une seconde… Puis le soir, je l’ai fait venir dans mon appart pour lui éviter de se taper le chemin du retour. Et puis, voilà, c’est arrivé comme ça, on l’a fait dans la cuisine. Puis on a dormi ensemble.

— « Pour lui éviter le chemin du retour », releva Éléonore. Alors, ma Solène, de deux choses l’une : soit tu te fous de ma gueule, soit tu te mens à toi- même. Tu me feras pas croire que tu l’as invité juste pour lui éviter la peine de rentrer.

La germanophone ne répondit pas, consciente que son amie avait raison. Ce serait mentir de nier qu’elle avait ressenti un vide en rentrant seule dans sa résidence, et qu’il lui fallait amener Pascal chez elle, d’une manière ou d’une autre.

— Je crois qu’il y avait un peu d’autre chose, tu as raison. Je pense que j’avais besoin de me sentir moins seule…

— Ouais, tu avais juste envie de baiser, quoi.

Surprise par la conclusion triviale de son amie, Solène se figea en l’observant, sans savoir quoi répondre. Elle finit par opiner après quelques secondes.

En revanche, son récit se limiterait aux événements du soir. La psychologue ne jugea pas nécessaire de lui avouer qu’ils n’avaient pu résister à l’envie de le refaire le lendemain matin, au réveil…

— En plus, reprit-elle, j’ai essayé de résister au début… mais…

— Ne cherche pas à te justifier. Ce qui est fait est fait. D’ailleurs, je suppose que ça t’a plu ?

La psychologue ne sut répondre. Le mot exact ne venait pas. Et replonger dans ce souvenir lui faisait perdre pied. Elle soupira finalement un « oui » dont la volupté ne laissa aucun doute à son amie.

— Bon, après, reprit la géographe, sans te dédouaner pour autant, je suppose que le vrai problème est ailleurs. Ton couple avec Tristan ne te satisfait pas du tout. Qu’est-ce qui t’a pris de te caser avec lui, je pige toujours pas… C’est clairement pas ton type, mais alors pas du tout.

— J’étais pas bien et il était là. Voilà.

— C’est pas une excuse, mais bon… Je te juge pas, mais je peux rien te conseiller, là, maintenant. Moi, Patrice, tous les conseillers de la région ne pourront rien pour toi, je pense. Ça ne tient qu’à toi de réfléchir et prendre une décision.

La jeune femme savait que sa meilleure amie avait raison.

Seulement… Elle savait que la venue de Tristan l’avait sauvée ce soir-là dans son état de détresse, et que sa relation avec lui l’avait aidée à tenir. Et puis, les premiers jours avaient été savoureux, il fallait l’admettre ; mais aujourd’hui, la magie commençait à se dissoudre. Et sa réaction potentielle si elle lui annonçait vouloir rompre maintenant lui faisait peur. D’autant qu’il lui faudrait également lui annoncer son écart…

Ses lèvres se tordirent.

Solène se sentait coincée. Avec l’amère impression d’avoir elle-même sauté à pieds joints dans un piège à loup.

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