Chapitre 17

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Bien au chaud dans ses draps, La Joueuse de go entre les mains, Solène n’arrivait pas à se plonger dans sa lecture. Elle lisait les mots, mais n’arrivait pas à les imprimer. Frustrée de n’avoir rien retenu du paragraphe qu’elle venait de parcourir, elle reposa l’ouvrage.

Elle éteignit la lumière, s’allongea et ferma les yeux. Les événements récents l’avaient mentalement fatiguée. Patrice, premier informé de sa relation avec Nicolas, avait été tellement surpris qu’elle s’était sentie obligée de se justifier. Il lui avait demandé ce qui l’attirait chez lui et la jeune femme lui avait servi le même discours qu’à Éléonore. Malgré son air sceptique, il avait finalement écarté le sujet, à son soulagement.

Mais ça ne s’était pas arrêté là. Nicolas, qui avait relevé l’ambiguïté de ses rapports avec Tristan, lui avait confié ses inquiétudes à son sujet. D’autant qu’ils étaient censés officialiser leur relation. Elle lui expliqua tout : comment elle avait essayé de freiner ses espoirs sans le blesser, Patrice qui lui avait conseillé d’être directe… Son sentiment d’être prise au piège…

Devant son absence de réponse, elle avait remis son site sur le tapis.

Elle ne pouvait lui en vouloir, après tout. C’était humain. En revanche, l’attitude de Patrice l’avait dépitée. Pour l’une des très rares fois dans leur amitié, elle s’était sentie jugée sur ses choix amoureux et cela l’avait blessée. Depuis quand avait-elle des comptes à lui rendre ? Elle avait le droit de s’attacher à qui elle voulait, vivre sa vie de femme comme elle l’entendait.

Ou bien pensait-il encore à Tristan ? Mais n’était-il pas temps de renoncer ? N’avait-il pas encore compris qu’elle ne voyait en lui qu’un ami ? Pour quelle raison s’obstinait-il de la sorte ? Si elle pouvait difficilement tenir rigueur à Tristan de la persistance de ses sentiments à son égard, elle trouvait incorrect venant de Patrice d’entretenir ses vains espoirs.

Cette histoire commençait à devenir usante. Il lui avait fallu s’expliquer deux fois en moins d’une semaine. C’était harassant.

Elle se retourna dans ses draps et tenta de faire le vide dans sa tête. Elle avait cours demain et était censée revoir Nicolas un peu avant.

Il lui fallait être en forme.

***

Son sac de cours en bandoulière, l’Ukrainien pénétra la gare Saint-Charles pour rejoindre Solène, qui l’attendait sur un banc, occupée à lire. Elle redressa la tête en l’entendant arriver et referma son livre, dont Nicolas put lire le titre.

– Ça raconte quoi ? s’informa-t-il avant de l’embrasser.

– C’est l’autobiographie de Carl Gustav Jung, un psychiatre suisse des 19e et 20e siècle. C’est la troisième fois que je la lis. J’adore.

– Trois fois ? Ce pavé ? Arrête, je vais faire un AVC…

La jeune étudiante l’embrassa au coin des lèvres en riant avant de se réfugier dans ses bras.

– Ya tebe kokhayu[1], Nicolas…

Le slave sourit devant cette déclaration dans son autre langue et la lui rendit en l’enlaçant.

– Tu sais, y a un truc qui me chiffonne, reprit-il au bout d’un moment, à propos de Patrice. Ça m’étonne qu’il ne tente rien avec toi. Pourtant, je sais que vous êtes amis depuis longtemps. Et puis, je ne suis pas né d’hier, je vois bien la tronche qu’il fait quand il nous voit ensemble… D’autant qu’on sait tous les deux qu’il est doué avec les filles, et tu es très attirante. C’est con, mais ça m’intrigue… Sans oublier que t’es la seule à l’appeler « Padraeg ».

La réponse attendue ne vint jamais. Tout en continuant de passer sa main dans son dos sans mot dire, il se rappela lui avoir déjà parlé de Tristan récemment. Ça faisait beaucoup en peu de temps. Peut-être commençait-elle à s’en lasser ?

– Excuse-moi, lâcha-t-il. C’est pas que je te fais pas confiance, c’est juste que ça me surprend qu’il ne s’intéresse pas à toi plus que ça. Enfin… qu’il n’en ait pas l’air, en tout cas.

– T’inquiète… chuchota-t-elle.

Le slave scruta sa chevelure blonde pendant quelques secondes, un peu plus perplexe devant cette réponse brève. Puis Solène esquissa un mouvement hésitant pour s’éloigner de lui. Nicolas crut comprendre à son regard qu’elle barguignait à lui avouer un secret qui semblait beaucoup la gêner.

Le cœur battant, sa tension nerveuse grimpant d’un cran, il déglutit.

– Éléonore, commença-t-elle enfin, tu vois qui c’est, j’imagine ?

– Oui.

– Quand je l’ai connue, elle avait un problème avec le sexe. Un traumatisme d’adolescente, rien de bien méchant en soi. En gros, elle l’a fait très tôt… trop, peut-être. Je l’ai aidée à surmonter ce problème, surtout en jouant les entremetteuses. « Combattre le mal par le mal », en somme. Je l’ai fait rencontrer beaucoup de mecs et lui ai donné plein de conseils. Je lui ai même arrangé un coup avec Tristan, quand je l’ai connu, mais ça n’a jamais marché. Il ne lui plaisait pas et il me préférait, moi.

– Tristan avec Éléonore ? releva-t-il. Bah, remarque, ça aurait fait un couple bien assorti.

Elle sourit, mais ignora la boutade.

– J’ai également connu Patrice à la même période, poursuivit-elle. Dès que je l’ai vu, j’ai pensé que c’était le mec parfait pour Éléonore. Gentil, intelligent, drôle… Déjà dragueur en série à l’époque, mais toujours dans le souci du respect envers les femmes. J’ai donc commencé à lui parler d’elle…

Le cinéphile se surprit à sourire. Il avait déjà deviné la fin.

– Ensuite, on s’est rapproché… et puis peu à peu, une attirance s’est développée. J’ai d’abord nié l’évidence, car l’objectif était de le caser avec ma meilleure amie, vois-tu. Mais bon, voilà… Il m’a invitée chez lui pour discuter, et puis… bah, c’est cousu de fil blanc, je pense. Ça s’est fini dans le lit. On a hésité quelques secondes, bien sûr. Moi, pour Éléonore ; lui, pour m’avertir qu’il avait envie de moi, mais ne voulait pas s’engager. Du coup, comme on en avait très envie tous les deux, je lui ai dit qu’on s’en foutait. Alors finalement, on a couché ensemble et, après coup, on s’est mis d’accord : ce n’était qu’une passade, on n’en parlerait à personne.

Tendue, la gorge sèche, le cœur battant, elle gardait ses yeux rivés au sol pour ne pas affronter le regard de Nicolas.

– Ce n’est pas le plus gros secret du monde, mais… Je me dis que tu as le droit de savoir.

Son rire lui fit redresser la tête, surprise.

– Sans déconner… fit-il. Quel cachottier, c’ui-là ! Ça m’aurait étonné qu’il ne se soit jamais rien passé entre vous. C’était évident…

– Ce n’est arrivé qu’une fois ! se défendit Solène. Et personne n’en sait rien. À part toi, maintenant…

Il posa ses mains sur ses bras, le regard rivé sur elle.

– Ça va, détends-toi. Ce n’était ni un reproche, ni un jugement. Avec qui tu as couché, combien de fois, quand et où, je m’en tape. Pour moi, ce qui compte, c’est maintenant. Et puis, toute façon, si tu m’avais dit que t’étais vierge, je t’aurais pas crue. Pas à 20 ans, quand même.

La jeune femme sentit une boule se former dans sa gorge et ses yeux s’embuèrent de larmes. Soulagée, elle lui planta un baiser sur les lèvres avant de se blottir contre lui.

– Merci… t’es génial… J’avais vraiment peur de t’en parler. Sachant que j’ai trahi ma meilleure amie dans l’histoire, ce n’est pas quelque chose de facile à porter. Surtout pour une femme…

– On fait tous des erreurs. Enfin, « des erreurs »… question de point de vue. Tant que tu ne regrettes pas ce petit coup, tout va bien, non ?

– Oui…

Elle essuya un trait chaud qui lui avait coulé sur la joue et s’écarta de Nicolas pour se moucher.

– Pardon… bredouilla-t-elle. Je suis fatiguée, en ce moment.

Pour toute réponse, le cinéphile la prit de nouveau dans ses bras.

— Par contre, je t’en prie, ajouta-t-elle, pas un mot à Tristan. Il fait tout pour ne pas le montrer, mais il jalouse énormément le succès de Padraeg avec les femmes. Ça le rendrait malade de savoir que…

Elle s’interrompit, mais Nicolas n’eut besoin d’en savoir davantage.

— Ne te méprends pas, j’adore Tristan, mais… Quand Padraeg me dit qu’il m’aime… pour moi, c’est pas de l’amour, c’est une obsession. Jusqu’à maintenant, je trouvais ça vraiment touchant, mais là, ça devient disproportionné. Faudrait voir à passer à autre chose. Son gros problème, c’est qu’il manque tellement d’assurance qu’il a développé un certain orgueil pour compenser cette lacune. Il essaie d’être parfait de partout par rapport aux autres et voudrait que tout le monde suive son exemple. Et il n’accepte pas que les autres réussissent là où il a échoué. Il est adorable, mais c’est une partie de lui que je ne supporte pas.

— Eh bien… T’en as gros sur la patate, dis-moi.

Il opina du chef et l’embrassa sur le front.

[1] Ukrainien : je t’aime (Я тебе кохаю)

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