LES NUITS SE LÈVENT

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chapitre II

LES NUITS SE LÈVENT( 1ère partie)

Deux voyageurs enjambent le muret qui les sépare du chemin qui file vers le sud.

La vue dominante dessine la séparation entre le monde du fourrage et celui du vin.

Dans la plaine, un patchwork de prairies, de bois, de champs de tournesols à la tête noire et basse et de parcelles que l'automne a retournées.

De gros bâtiments sans intérêt, que l'on peut supposer être des fermes et leurs dépendances, enlaidissent une campagne que l'été doit flatter.

Sur les coteaux, un damier fait de clos délimités par de petits murs de pierres sèches.

Parce que les vendanges approchent, de lourdes grappes pèsent sur la vigne qui rougit à vouloir être soulagée de son fardeau.

En contrebas, la pierre dorée des maisons et les toits aux tuiles vernissées ne laisse aucun doute sur la richesse qui s'y trouve.

Quelques châteaux ça et là persuadent celui qui n'est pas convaincu.

Dans la cour des chais, que la hauteur permet d'entrevoir, on devine les maîtres donnant les ordres afin que soient prêtes les “pièces” qui abriteront le nectar espéré après toutes ses années de misère dûe aux hommes et aux ravages du mildiou.

Les deux hommes marchent en silence.

À chaque pas se réveille le sentiment d’hommes libres qui s’était mis en sommeil.

Chacun retrouve les souvenirs enfouis dans la terreur.

C'est Levieux qui craque en premier.

-Tu veux toujours entendre mon histoire ?

-Si tu es prêt à me faire confiance, ce serait un grand honneur.

- très bien, alors voilà...

Tout en marchant, Il raconte son histoire.

Lejeune l’écoute sans jamais l'interrompre.*

* ( à lire dans l’oeuvre “ Le tiroir entrouvert” chapitre : “ De Cette à Toulouse”)

Levieux ayant terminé son histoire, il se passe quelques minutes pendant lesquelles Lejeune réfléchit puis, il dit :

- Tu surestimes ton rôle dans ce malheur. Comment un instituteur peut avoir une quelconque responsabilité dans ce massacre.

-Tu le penses vraiment ?

-Bien-sûr !

-Je peux te poser une question ou deux ?

-Je t’écoute

-Cela fait combien de temps que tu as quitté la communale ?

Après un instant de réflexion .

- Vingt-deux ans.

-Ça fait un bail.

-Je ne vois pas où tu veux en venir.

-Tu va vite le savoir. Prêts pour la deuxième question?

-Je commence à te connaître, je sais qu’il y a un piège mais vas-y.

-Qu’est-ce que la patrie ?

Lejeune stoppa sa course, se raidit les deux bras collés au corps, la tête légèrement penchée en arrière et il ânonna.

-La Patrie est la famille dont nous faisons partis. Nous sommes tous les enfants de la Patrie.

Le vieux enchaîna.

-Quels sont nos devoirs à tous lorsque survient la guerre ?

-Nous devons être tous prêts à défendre contre nos ennemis notre bien, c’est-à-dire notre sol et nos concitoyens. On doit à la Patrie le sacrifice de sa vie comme on le doit à sa famille.

Lejeune se relâcha et regarda, hébété, le vieux qui le dévisageait avec la douleur de l’homme face au chevalier au miroir.

-Vingt-deux ans dis-tu ? Qu’en penses-tu ? Ai-je participé à sauver la France ou à tuer des millions d’âmes ?

-Merde ! Dit le jeune vidé de ses forces. J’avais complètement oublié. Et pourtant j’en ai noirci des pages, puni de ne pouvoir faire entrer ces putains de phrases dans mon crâne ramolli. Mon père a même était convoqué par le directeur parce qu’à force de faire l’imbécile j’ai récité, fière (parce qu’enfin je les connaissais) : « ...C’est-à-dire notre sol et nos cons de citoyens ». Je te dis pas la raclée que je me suis prise.

Le vieux le regarda avec cette fois dans les yeux une immense reconnaissance et il éclata de rire.

-Allez ! On arrête de remuer les souvenirs larmoyants. Je suppose que tu es comme moi, que le sou ne va pas tarder à te manquer. Allons le dépenser pour un bon repas. On est encore valides. On va bien trouver un petit boulot dans le patelin. Sinon on ravalera notre fierté et on acceptera la pitié d’une rombière pour deux pauvres poilus errants.

Midi sonne au beffroi de Nuits-Saint-Georges...

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