LE JEUNE ET LE VIEUX

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DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I

Le jeune et le vieux.

1919

Il est 9 heures, la température est douce .

Il hésite.

Quel train va-t-il prendre ?

Les trains partent les uns derrière les autres.

Il arrive pourtant qu’il n’en reste qu’un.

Le chef de gare siffle.

Le conducteur penché par la porte, accroché à la chaîne, que tous les enfants rêvent de tirer, libère la vapeur et donne le signal.

La machine s’ébranle dans un bruit de ferraille. Pendant quelques instants et disparaît dans un nuage blanc.

Doucement le convoi s’éloigne.

La conclusion s’impose d’elle-même, sa route est tracée.

Il bondit comme un fou, court, trop tard,

Le dernier wagon atteint déjà le bout du quai .

Hors d’haleine, il s’arrête et retourne sur ses pas.

Derrière lui le train siffle, trois fois.

Le cheminot, qui a vu sa course désespérée, a freiné sa machine.

Il lui fait de grands signes pour qu’il puisse rejoindre ses camarades qui, étonnés par la manœuvre, se joignent au chauffeur dans ses encouragement à grand coup de sifflets et d’applaudissements.

Une fois le wagon accroché, les rails peuvent l'emmener vers le hasard.

Il pourrait bien-sûr demander à ses compagnons mais il y renonce.

Le train s’arrête dans toutes les gares qu’il traverse.

Les noms, inscrits sur les pancartes ou criés par les chefs de gare ne lui disent pas grand chose. Il les a aperçus vaguement sur une carte à l’école où il n’a jamais été très assidu.

À coup de décrochements, de rajouts de wagons et d’attentes inexpliquées, le voyage a duré deux jours et deux nuits.

Plusieurs fois il a été pour descendre et puis pour une raison inconnue, il s’est ravisé,

pas ce matin.

Le train ralentit annonçant le prochain arrêt.

À travers la vitre on ne voit rien à deux mètres. pour lui c’est un signe:

“ Je ne sais pas où aller autant ne pas savoir d’où je pars”

Par jeu ou superstition il évite de voir ce qui est écrit sur les panneaux ou d’entendre l’annonce du chef de quai.

Le train stationne sous une verrière, trottoir numéro un, il s’engouffre dans le hall.

Sept heures, déjà beaucoup de voyageurs se pressent au guichet. Des gens pressés et alourdis par leurs sacs et leurs valises cherchent le nez levé vers un grand tableau sur quel quai il doivent attendre ou attraper leur train.

Le mouvement de la foule l'enivre. Il n'a jamais eu l'habitude de tant de monde.

Il faut qu'il sorte.

La gare est entourée de grille. Des automobiles déposent ou embarquent des passagers. Quelques taxis attendent le client, un bus les imite. Ne sachant où aller il suit le mouvement qui se dirige vers la ville inconnue.

Le soleil commence à évaporé le brouillard. Des bâtiments semblent sortir de terre.

Les immeubles qui bordent la large avenue qui se trouve face à lui sont hauts de quatre ou cinq étages.

Les porches, les soubassements, les frontons tout est sculpture. Impossible de décrire les innombrable moulures, colonnes et corniches décorées de fleurs, de gerbes, d’angelots, de dieux mythiques, de gargouilles de marbre ou de granit.

Il remonte le trottoir protégé du soleil par des platanes.

Il ne veut rien perdre de ce qu’il découvre.

Quand il n’est pas la tête en l'air, son regard se tourne vers les vitrines des magasins.

Fleuriste, parfumeurs, modiste, chapelier, tout l'intéresse.

Alors qu’il vient de fuir les effluves d’une droguerie, une odeur lui attrape les narines.

Comme un chat pistant le fumet de sa pâtée, il suit Le parfum, la fragrance, le délicieux bouquet du pain frais. L’eau lui vient à la bouche, une sensation oubliée.

Cinq qu’il n’a pas mordu dans une croûte cuite juste ce qu’il faut, soixante mois sans mâcher une mie auréolée d’un pain pétri avec amour, mille neuf cents jours sans ce petit goût de sel qui reste sur la langue et qui dit: “ allez ! encore une bouchée”.

Il entre dans la boulangerie, se fait couper une tranche de pain.

Pendant que la patronne s’affaire à le servir, il lui confie la bouffée de bien être qui l’envahit.

Il ressort, cherche un banc.

Son barda à côté de lui, il prend religieusement la généreuse part, ferme les yeux et mord sans précipitation dans la friandise que la boulangère lui à offert.

Le temps est à la contemplation, au ressourcement.

Un chauffeur de taxi engueule le cochet d’une berline parce qu’il n’avance pas et prend toute la route.

Un tramway s’arrête pour laisser monter quelques usagers, “ding, ding” le voilà qui repart.

Un rémouleurs, un vitrier et un charbonnier stentorent leurs arrivées.

Des enfants courent et poussent leur cerceau en riant. Leur mère, inquiète du danger, essaie de les rappeler sans succès.

Des moineau-moines (parce qu'il sont bien gras) piaillent en se poursuivant dans les branches. Des pigeons roucoulent en passant près de lui.

“ Y a-t-il un mécanisme qui relie les pattes et le cou du pigeon ? À chaque pas leur tête bouge en cadence.”.

Ses yeux se ferment, Il apprécie les bruits de la vie.

Cinq ans, soixante mois, mille neuf cent jours.

“Monsieur ! on le secoue, doucement. Monsieur ! ça ne va pas ?”

Il sursaute, il ouvre les yeux, il est ébloui. Le soleil doit sonné midi. Il s’est laissé bercé par la vie retrouvée.

D’abord le parfum, “Muguet ? Non plus subtil. Rose ? Non ! on a dit subtil. Pivoine ? peut être, pas sûr, j’ai oublié.”

Ensuite, la voix, “ féminine, sans aucun doute. Jeune ? Je dirais… oui, bienveillante et douce, sans aucun doute.”.

“ Ça va monsieur, vous avez besoin de quelque chose ?”

“Non tout va bien, tout va très bien”.

Dans le contre-jour apparaît les contours d’un visage encadrée par des boucles surmontées d’un chapeau.

Elle se recule un peu, il la découvre.

Cinq ans, soixante mois, mille neuf cents jours qu’il n’avait pas vu un sourire de femme.

Jamais il n’avait vu un visage d’ange frangé de blés, aux quenottes blanches ivoire avec pour écrin des lèvres incarnat et illuminé par deux grands yeux qui pétillent couleur pervenche.

Jamais il ne la reverra. Souvent puis parfois ses pensée iront vers elle, puis doucement l’oubli déposera son voile.

“Très bien, alors je vous laisse. Prenez soin de vous.”. Elle s’envole.

Il ne la remercie pas, c’est inutile, elle est déjà loin.

En face de la gare une brasserie lui a paru bien appétissante. Sa prochaine étape sera celle là.

Un grondement envahit la rue et fait écho sur les façades. Un brouillard de fumée obscurcit le soleil.

“Voilà qu’ça recommence !”.

Réfugié derrière un colonne morris, les passants qui le regardent stupidement et qui continuent leur promenade tranquillement au lieu de se mettre à l’abris l’effare.

“Mais ils sont con ou bien !”.

Le bruit se rapproche, la menace avance à découvert.

Un train semble s’être échappé de la voie de chemin de fer.

Ce ne peut pas être un tramway, il en a vu passer plusieurs depuis qu’il déambule sur l’avenue. Ils font du bruit, certes, mais ils sont reliés au fils qui parcourent toute la longueur de l’avenue et fonctionnent à l’électricité. La machine qui s’avance fonctionne à la la vapeur.

Un homme accompagné de celle qui doit être sa femme hurle:

“Dépêche-toi un peu ! il faut que nous arrivions jusqu'à l’arrêt avant le tacot sinon nous allons devoir rentrer à pieds jusqu’à Sainte-Marie.”

La femme oublie tout les règle de de la décence. La robe, le jupon et les dentelles remontés jusqu’à la taille, découvrant son plus joli panti, elle rattrape puis dépasse son mari qui maintenant la poursuit et essaie de tirer sur la robe de sa dévergondée sous les rires des passants.

La machine passe devant lui, elle tire trois wagons. Sur leur flanc, un pancarte indique entre autres un arrêt à Sainte-Marie-La-Blanche.

Le couple lui a fait oublier sa frayeur et la scène a détourné l’attention lui épargnant le ridicule.

Il arrive devant l’entrée de l'hôtel-restaurant le “ Le Terminus”, pousse la porte, cherche une table libre.

Le brouhaha des conversations et le bruit des couverts martelant les assiette envahissent la salle.

Un maître d'hôtel vient vers lui et le regarde d’un air dédaigneux.

d’abord vexé, il se rend compte qu’il ne s’est pas lavé depuis trois jours.

- Nous sommes complets monsieur, lui dit sans dissimuler son plaisir le serveur.

En entrant il a repéré un compagnon attablé qui semblait en compagnie d’une banquette vide.

-Je vois que la personne là-bas est seule et qu’une place est vide en face de lui, il bluffe. Je le connais, il ne fera aucune difficulté si je m’invite à sa table.

- Attendez là, je vais voir si ce que vous dites est vrai. Torchon sur le bras et contrarié le garçon part se renseigner.

Les deux hommes se parlent, difficile de savoir ce qu’ils se disent.

Le vieux qui était concentré sur son plat s'irrite être dérangé et répond sans même lever la tête.

Le serveur n'insiste pas.

Le vieux va pour prendre du sel, aperçoit celui qui attend debout près de la porte et finit par retenir le garçon par le bras.

L’ancien invite de la main son compagnon à le rejoindre.

Il arrive à hauteur de la table où le vieux a replongé le nez dans son assiette.

-Qu'est ce que t'attends ? Pose ton cul.

Il s'exécute.

-Putain, tu pus !

-Je sais, y'a pas grand chose pour se laver dans un train.

Le vieux lève le bras pour interpeller le serveur.

-Oui, monsieur ?

-Accompagne le à la réception, qu'on lui donne la clef de ma chambre pour qu’il se décrasse et que je puisse finir mon repas sans avoir envie de vomir.

-Je vous amène la suite en attendant ?

-Non, je vais attendre mon ami.

Quand il revient, le vieux à un verre de vin blanc devant lui

-Bourgogne aligoté, tu connais ?

- C'est bon ?

-On peut dire ça. Tiens ! Goutte moi ça. Je t'ai fait mettre un verre.

Il s'assoie. Le vieux lui sert un verre.

-Merci, ça fait du bien de se sentir propre. Il goutte le vin. Pas mauvais, on pourrait presque en faire son ordinaire.

-On peut ! Pour ton petit moment d’intimité ne me remercie pas, si je l’ai fait, c’était pour moi. Passons aux choses sérieuses. Tu manges quoi?

-Comme toi, quand je t’ai vu en entrant t’avais l’air de te régaler.

Levieux appelle le serveur.

-Amène lui la même chose que moi, une fois qu’il aura fini son entrée tu nous amènes la suite.

-Très bien, je vous apporte du vin ?

-Quelle question ! autant demander à un aveugle s’il veut marcher.

-Vous voulez dire “voir” je suppose ?

-Non, j’ai dit ce que j’ai dit. Te voilà bien insolent.

-j’essayais de vous aider, je suis confu.

-Tu peux l’être.

-Du rouge ?

-Quoi ?

- Le vin, je vous mets une carafe du rouge ?

-Je te fais confiance.

Le garçon part la tête basse.

-Le pauvre, il ne t’as rien fait. Il croyait bien faire, d’ailleurs j’ai failli te reprendre à sa place. Il a été plus rapide.

-Si ça avait été toi, je t’aurais expliqué que j’aime bien raconter des conneries mais j’ai vu avec quel mépris il t’a traité. Il méritait d’être remis à sa place.

Ils finissent le litre de blanc sans rien dire. c’est le vieux qui reprend.

-Pendant le merdier, on m’appelait “le vieux”. Au début je l’ai mal pris. Naturellement ils ont insisté et puis je m’y suis fait. Je me présente: “ Levieux”. Toi, je t’es déjà vu. T’as été une espèce de héros quand t’as ramené trois de tes potes blessés. Tu m’en voudras pas, j’ai oublié ton nom.

-C’est vrai que je les ai ramenés. Ils ont trouvé ça incroyable. Moi je trouvais que c’était normal et surtout je ne sais pas si je l’aurai fait si ne n’avait pas été bourré.

-On l’était tous.

-Au bord du coma ? J’en suis pas certains. Si je les ai portés sur mon dos c’est juste que je ne voulais pas qu’ils se fassent bouffés par les coccinelles.

-Tu déconnes ?

-Non, je t’assure.

-T’as eu une médaille ?

-Ouai, je l’ai balancée le soir même.

Le garçon lui pose son assiette.

-Jambon persillé et salade. Bon appétit monsieur.

il attaque son hors d’oeuvre.

-Délicieux.

-On peut dire ça, j’ai trouvé aussi. Tu m’as toujours pas dit ton nom.

-C’est vrai, appelle moi “Lejeune”.

le vieux rigole.

-C’est de bonne guerre, au moins ça change. Tu me plais.

-C’est réciproque.

-Alors Lejeune qu’est ce que tu comptes faire ?

- Votre boeuf bourguignon, messieurs, et votre pichet de passetoutgrain.

Ils se servent généreusement. Tous les deux se penchent pour humer leur plat.

Quand il est arrivé tard dans la nuit, Levieux a pénétré dans le premier hôtel qu’il a vu en sortant de la gare.

Son souhait était de dormir dans des draps propres et sur un matelas confortable. Il s’est endormi comme une souche. Il a rêvé d’être seul devant une assiette posée sur une nappe blanche.

Ils sont deux, il est heureux de partager ce moment.

Cinq ans...Soixante mois...Mille neuf cents jour…

-Putain que c’est bon.

-T’as raison Levieux, ça faisait longtemps.

Ils dégustent en silence. ils essuient leur assiette avec du pain, religieusement.

Levieux repousse son assiette vide.

-T’as pas répondu à ma question.

-Le retour à la civilisation passe par reprise en main du savoir vivre.

-Et ?

-On parle pas la bouche pleine. Répond-il en mâchant son morceau de pain débordant de sauce.

-C’est ce que je vois, et sinon

-Sinon, j’en sais bougrement rien. Je vais te faire rire. Je ne sais même pas où je suis. J’ai pris le dernier train en partance, sans en connaître sa destination et j’en suis descendu sans vouloir savoir où je me trouvais.

-Intéressant, et maintenant tu veux savoir ou pas.

- Le fromage, messieurs, je vous propose du, Chaource, Brillat savarin, Bouton de Culotte ou Époisse au marc de bourgogne.

Ils goûtent à tout, entre deux bouchée Lejeune avance.

-Boeuf bourguignon, marc de bourgogne, je pense que nous sommes en bourgogne.

- Tu m’impressionnes, continue sherlock.

-Comment tu m’as appelé ?

-Sherlock, mais laisse, c’est pas important. Tu penses être dans quelle ville.

-Pas la moindre idée, déjà à l’école j’étais nul en géographie et ma vie c’est limitée à mon patelin, des tranchées près d’un village enterré sous les bombes et le camp de Mailly.

-Je vois. Nous sommes à Dijon, La ville des ducs de bourgogne tu connais ?

Lejeune fait la moue.

-T’étais nul en histoire aussi ?

-Aussi.

-Je suppose qu’on ne prend pas un train au hasard et qu’on ne descend sur un quai de gare inconnu si on sait où aller ?

-T’as tout compris.

-Moi je sais ou je pourrais aller mais je ne suis pas pressé. T’as l’air d’être quelqu’un de bien, ça te dis de faire un bout de chemin en ma compagnie.

-Pourquoi pas. On va où ?

-Plein sud, mais je voudrais visiter un peu la ville. On y passe deux heures et après on prend la route, ça te va ?

-Mon carnet de rendez-vous est vide, allons y !

Ils finissent le litre de rouge.

-Un petit marc messieurs ?

Comme ils sont curieux ils remettent chacun leur tournée.

Levieux récupère ses affaires. Les voilà qui remontent l’avenue de la gare, guillerets.

Au bout de l’avenue, les voilà place Darcy, immense avec ses jardins publics, sa statue de François Rude et au fond sa porte Guillaume. Les tramways vont et viennent affichant des réclames de toutes sortes (la liqueur Bénédictine, les potages Maggi, l'apéritif Dubonnet…).

Les grands hôtels, ceux De La Cloche, et de bourgogne, Le café Concorde et encore des immeubles bourgeois qui rivalisent de beauté, tout cela semblent avoir vécu hors du temps.

Ils pourraient être le retour des héros d’un roman de Pierre Boulle.

Ils sont comme des enfants découvrant l'irréel ou se réveillant d’un mauvais rêve.

L’espace est si grand que les gens marchent au milieu de la rue sans prêter la moindre attention aux automobiles ou au chevaux qui leurs rendent bien.

Ils passent sous l’arc de la porte.

Les colombiers subliment les façades, les échauguettes ravissent le coin des rues, les échoppes de moutarde et de pain d’épices originalisent les petits commerces, les porches cathédrale des grands magasins chapeautés d'une coupole magnifisent la rue De La Liberté.

Des clientes s'engouffrent dans les portes à tambours de “La Bergère”. Un flot ininterrompu d'employés chargés de colis suit des dames attendues par leur voiture que les livreurs remplissent.

En voyant leur sourires Levieux lui dit.

-Voilà ce qui fait le bonheur des dames. J'ai dit des dames, pas des jeunes filles.

Une douceur de fin de printemps à envahit la capitale bourguignonne.

De jolies promeneuses, dans de jolies robes et de jolis chemisiers sous de belles ombrelles, marchent au bras de vieux monsieurs hors d’âge.

-Quel gâchis, pense tout haut Lejeune.

-Tu parle de quoi ?

-De toutes ses jolies femmes au bras d’ancêtres.

-Que veux-tu, la majorité des jeunes hommes ne sont pas revenus. Mets toi à la place de ces jeunes filles à la charge de leur mère parce que leur frère et leur père ont donné leur vie, je ne pense pas que ce soit le mariage dont elles rêvaient mais il faut bien vivre.

-Quel gâchis. Nous en avons croisées de bien jolies.

-Ça te fera de jolis souvenirs. Tu les auras aimées quelques secondes.

-C’est idiot ce que tu me dis, je les trouve belles et voilà.

-Si on trouve quelque chose ou quelqu’un ou quelqu’une beau ou belle c’est que, ne serait ce qu'un instant on les aime. Non ?

-C’est un peu tordu, mais disons que ça se défend.

-Je te remercie. Tiens ! Un bouquiniste.

Le vieux s’attarde sur l'étal. Il choisit un recueil de poèmes.

-Tu lis de la poésie, j’aurai jamais cru.

-Comment dit-on déjà ? Ah oui, il faut se méfier du paraître.

Il glisse le livre dans sa poche.

Au bout de la rue ils se retrouvent sur l'hémicycle de la place d’arme qui fait face au palais des ducs, ils traversent la cour d’honneur pour prendre un passage et se retrouvent sur la place du même nom, un peu plus loin ils voient le soleil briller sur les tuiles vernissées de l’hôtel de Vogüé.

Il pressent le pas.

Une caresse à la chouette de la rue… de la chouette, une visite au ventre de la ville pour faire provision de pain et de jambon persillé, une bousculade parmis les chalands de la rue musette où ils demandent leur chemin, au bout de la rue, à gauche, rue Bossuet, place Saint-Jean, rue Monge, passage sous la porte sur laquelle passe le chemin de fer et les voilà sortis du centre de la ville.

En passant sur le pont qui enjambe l’Ouche ils découvrent les minoteries et leur immense moulin sur la droite. À gauche, sur la rivière les tanneries et à quelques pas l’abattoir.

Une odeur désagréable vole dans l'air.

- Je connais cette odeur, dit Levieux.

-Ah oui, mets moi au parfum.

-Mais tu sais que tu es drôle !

-Pourquoi drôle ?

-Ne me dis pas que tu ne l’a pas fait exprès ? L’odeur, au parfum…

-Ah… T’as raison je suis drôle. Ou sinon t’as eu le bonheur de connaître ça où ?

-Quand j’étais môme, c’est une longue histoire.

-Raconte.

-Pas maintenant plus tard ou jamais. Y a des choses que l’on préfère garder pour soi ou alors faut avoir confiance. Plus tard on verra.

Lejeune comprend, il ne lui raconterait pas son histoire là et maintenant.

Il laisse l'hôpital, la faculté de médecine et un peu plus loin l'obélisque, le canal et son port sur leur droite. Direction plein sud.

Il se retrouve en rase campagne bien après avoir doublé une caserne et l'arsenal.

Sur la route ils se font doublés par le tacot.

-On aurait dû prendre cet espèce de tortillard, ça nous aurait évité toute cette marche, dit Lejeune.

-Pourquoi tu sais oú tu veux aller ? Il y a pas si longtemps tu ne savais même pas où tu étais. On a tout notre temps. C'est pas lui qui va nous ordonner ce que l'on doit faire, Pas vrai ?

-T’as raison, continuons !

-Bien, regarde ! Il y a une route qui me paraît plus tranquille qui part légèrement sur la droite. On sera peinard.

Ils quittent le grand axe envahi par les chevaux de toutes sortes (à foin, à essence et à vapeur)

Au fur et à mesure qu'ils avancent une village se découvre au milieu d'une colline.

-Le soleil commence à baisser, on ferait bien de se trouver un coin pour dormir avant qu'il fasse nuit.

-Allons voir au village la haut, on verra bien, suggére Lejeune.

-Bonne idée.

Ils prennent le chemin qui grimpe vers le bourg.

Au pied, quelques prairie habitées par quelques vaches, puis très vite les prés laissent leur place aux vignes. Elles montent le plus haut qu'elles peuvent. Elles traversent le village. Seule la forêt qui se trouve au sommet les arrête.

Ils vont pour dépasser une vieille femme qui croule sous un bidon de lait qu'elle tient à chaque main et une espèce de hotte de laquelle dépasse de l'herbe et une faucille.

-On peut vous aider madame ?

Elle se retourne, les toise et sans dire un mot, leurs donne à chacun un bidon.

Ce n'est que arrivés à la moitié de la côte que Levieux ose poser des questions

-Vous pensez que l'on va trouver un endroit pour dormir au village ?

La femme s'arrête et les regarde.

-À Ch'nov ça m'étonnerait, y a pu que des veuves. Y faudrait voir qu'elles couchent un mâle. Y a des réputations qui s'perd pour moi qu'ça.

Ils poursuivent leur chemin.

-On ne demande pas à entrer dans les maisons, insiste Lejeune, un lit de paille dans une grange ou sous un préau nous conviendrait.

-N'y pense pas mon gars. De la paille à la plume y a des années d'abstinence et la vitesse de la braise qui n’demande qu'à s'enflammer. Si tu vois c'que j'veux dire.

Les deux homme ont compris mais ils insistent, surtout Lejeune qui rêve d'une couche confortable.

-Mais nous sommes des hommes honnêtes, jamais nous n'essayerons d'abuser de la situation.

-Aucune chance mon gars, ce soir tu dormira sous les étoiles. Te plaints pas, y fait beau et chaud.

Ils Arrivent au village.

Tout au long de la rue les fenêtres les guettent.

Levieux a remarqué que de certains murs des pierres, toujours à peu près à la même hauteur, dépassent. Il s'en étonne.

-C'est “la pierre des maçons” lui explique la femme. Elles servaient à poser la bouteille ou le casse croûte. Si le propriétaire avait été généreux, l'ouvrier égalisait le mur à la fin du chantier.

Ils s'arrêtent à un porche, la vieille dame les débarrasse de leur pot de lait et leur demande d'attendre.

Quand elle réapparaît elle porte dans les mains un sac de toile.

-T’nez, j’vous ai mis la d’dans de quoi manger et boire. Filez maint’nant. Aut'chose les vendange commencent dans deux semaines, si ça vous personne ne crach’ra sur quat’ bras masculins. Adieu !

Le soleil a, pour moitié, sauté la colline, ils ne peuvent pas trop faire les difficiles.

Quand ils atteignent le premier clos, ils aperçoivent, au milieu de la vigne,une espèce de cabane en pierres sèches.

Ils grimpent le coteau pour voir de quoi il en retourne. Ils ont présumé de la pente et de leurs forces.

Même si l'armée a pris soin de leur forme, ils ont oublié qu'ils sont en route depuis maintenant sept heures.

Il rejoignent la cabotte qui a le bon goût de se trouver sur un replat. Levieux lit l'inscription au dessus de la porte.

-Clos du Roy ! Regarde, on ne pouvait mieux tomber. Regarde ce que la vieille nous à donner. Je sens que ça va être un festin.

Lejeune tire du sac un pain, un saucisson, un camembert, deux poires et un bouteille de vin.

-T’y crois toi ! Du claquosse, on en a bouffé pendant cinq ans.

-En même temps, c’est tout ce qu’il y avait de bon.

-T’as pas tord, répond Lejeune. Installons nous et mangeons.

-Ça te dérangerait qu’on attende un peu ?

-Pourquoi ?

-Ben, il fait encore un peu jour et je voudrais jeter un coup d’oeil au bouquin que j’ai acheté.

-On va pas bouffer dans le noir !

-Aller ! juste cinq minutes, on a cas faire un feu, ça fera dîner aux chandelles, en amoureux.

-Mais c’est qui serait encore plus drôle que moi le vieux et je suppose que je dois me démerder pour le feu.

-Ben, je suis vieux ou pas ?

Lejeune s’éloigne en bougonnant.

Il revient chargé de ceps de vigne.

Levieux semble ému.

-Ça va pas ?

-Non ! Au contraire, je vais très bien.

Lejeune dispose le bois.

-Tu te souviens cet après midi, au sujet des femmes que tu trouvais jolie.

-Oui celles que soit disant j’ai aimées.

-Et bien c’est incroyable. Ce livre, comme tu le sais est un recueil de poèmes. l’auteur s'appelle… Il vérifie sur la couverture. Antoine Pol et voici comment un de ses écrits commence.

À toutes les femmes qu'on aime

Pendant quelques instants secrets

À celles qu'on connaît à peine

Qu'un destin différent entraîne

Et qu'on ne retrouve jamais

-Je te fais grâce des huit strophes suivantes mais sais tu le titre de ce poème.

-Non, mais j’avoue que c’est troublant et très joli.

-Les passantes, voilà le titre.

-Tu pourras me lire la suite, bien sûr je pourrais le faire mais je crois que c’est plus joli à entendre.

Bon ! On peut manger maintenant ?

-Mangeons !

Lejeune débouche la bouteille.

- Tu veux goûter ?

-Je veux bien, j'ai soif.

Le vieil assoiffé va pour boire goulument. Il rabaisse précipitamment la bouteille et regarde Lejeune avec de grands yeux.

-Nom de Dieu !

-Quoi ? Cette vieille chouette nous a filer du vinaigre ? Passe-moi la bouteille, que j'la balance. Il arrache la bouteille des mains de son compagnon.

-Fais pas ça malheureux ! Il lui reprend des mains et regarde le flacon de plus près

Malgré la lumière qui faiblit il arrive à lire l'écriture à la craie sur la bouteille.

-Château Marsannay 1906, jamais entendu parler, mais goûte-moi ça gamin. Avec prudence, délicatement.

Lejeune met le goulot à ses lèvres et, méfiant, il prend un petit gorgée.

-J'ai jamais bu quelque chose d'aussi bon !

-Moi non plus.

Lejeune allume le feu, ils terminent leur repas par une poire dont le jus leur coule jusque dans le coup, puis ils s'allument une cigarette.

Ils ont vidé religieusement la bouteille.

Fatigués, la tête posée sur leur baluchon, entre la nuit qui s'impose et le feu qui se cendre, le silence dicte sa loi.

Au dessus de la colline le jour essaie de résister dans une bataille perdue d'avance.

Bientôt les moqueries des merles céderont la place aux crécelles des reinettes et des grillons.

Ils dorment, la lune et les étoiles n'y peuvent rien.

À l’aube, une lumière douce leur caressera les paupières.

Pas de canon, Pas de clairon.

Cinq ans, soixante mois, mille neuf cent jours.

Demain, à midi, ce sera les Nuits et un nouveau jour qui se lève...

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