Chapitre 1 LE PLEUR DES BOURDONS

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Il entre, un peu vite, dans la cour de l’hôpital, ce qui fait rugir le planton.

Quelques heures plus tôt, le médecin de famille, les yeux noyés, lui a déclaré : « Je ne vous cache pas, mon cher, que malheureusement mes collègues hospitaliers devront choisir entre la mère ou l’enfant. Si l’enfant est viable, ils n’auront aucune hésitation. Je suis vraiment désolé. Cette situation me bouleverse. ».
Dans un instant de lucidité inexplicable, il a réfléchi sur le choix que pourraient faire les médecins. Il a conclu qu’il lui serait bien difficile de retrouver une femme qu’il aimerait.
Le docteur, impuissant, a emmené une femme hurlant de douleur et criant à qui pouvait l’entendre de sauver son enfant. Il a décidé de faire un léger détour par le hameau afin de demander à la mère Geoffroy de l’assister dans ce périple risqué.
Le manque de place ne lui a pas permis d’accompagner son épouse. Il a longtemps hésité, puis il a pris la décision de gagner la ville.

Cela faisait trois heures déjà.

Il était quatorze heure trente quand il est parti en voiture découverte. Une chaleur estivale saturait un air difficilement respirable. Le chapeau qu’il avait vissé sur sa tête, s’il le protégeait du soleil, le faisait transpirer. La sueur coulant de son front, finissait par lui brûler les yeux. Il fallait deux heures pour rejoindre la ville. Après quatre-vingt-dix minutes environ il lui sembla entendre le glas qui sonnait dans un village au loin. Le bruit de la calèche et le battement hypnotique des sabots l’en ont faits douter. Quand enfin il arriva dans les faubourgs de la ville, les bourdons pleuraient aux clochers des églises. Il aurait pu s’en inquiéter mais là n’était pas sa préoccupation première.

Il saute de la voiture, ignorant l’officier qui lui ordonne de ne pas la laisser là. S'engouffrant dans la clinique, il cherche sur les panneaux, s'envole dans l’escalier pour rejoindre la maternité.
Il croise quelques hommes inquiets et des femmes en pleurs. Il n’y prête pas attention.

Enfin, arrivant au deuxième étage, Il aperçoit une infirmière au bout du couloir. Comme elle le voit arriver tel un fou, elle essaye de le calmer. Il parle trop vite, il doit recommencer. Il reprend son souffle et lui demande où est sa femme.

Elle lui demande son nom, s'assombrit et lui indique un banc où attendre que l’on vienne lui donner des nouvelles. Il insiste pour en avoir tout de suite, l'infirmière lui explique que la situation est difficile et qu’il lui faut attendre.

Il est dix sept heures trente. Il est seul dans ce long couloir, assis sur le banc. Les immenses baies vitrées ont été ouvertes pour laisser courir un semblant de courant d’air. Il a fait chaud, la galerie s’est transformée en étuve.

Il n’en peut plus d’attendre. Il se met en quête d'une personne qui pourrait le renseigner. Les coursives sont désespérément vides, aucune âme qui vive, aucun bruit de pas, pas l’écho d’une voix. Il décide de ne pas s’éloigner de l’endroit qu’on lui a désigné. En désespoir de cause, il se résout à se rassoir et à attendre.

Il se lève encore, Fait les cent pas, puis retourne s'asseoir les coudes sur les genoux, la tête dans les mains.
Un grincement discret de porte et un bruit de pas feutré le sortent de sa torpeur. Le soleil qui se réfléchit dans une fenêtre l’oblige à se servir d’une main comme visière pour distinguer l’ombre qui se dirige vers lui. Enfin des nouvelles ! Il va pour accueillir ce qui lui semble être un médecin. L’homme s’approche d’un pas énergique et lui murmure un bonjour. Il passe devant lui et s’éloigne. Il veut l’interpeller, mais la blouse blanche lui fait comprendre, d’un signe de la main, qu’il est pressé et il disparaît.

De nouveau seul sur ce fichu banc !
Il replonge dans sa déprime, il entend derrière lui : " Monsieur ! "

C’est l’infirmière qu’il a rencontrée il y a trois heures maintenant. " Vous pouvez venir voir votre femme, elle va bien. Pas trop longtemps, elle est très fatiguée ". Il se refuse à demander des nouvelles de l’enfant.

Quand il pousse la porte, il doit la chercher parmi les huit occupantes qui se trouvent dans la chambre commune. Des visiteurs, d’un certain âge, sont penchés sur les berceaux et s’émerveillent de leur huitième merveille du monde. Les femmes pleurent. Les hommes leurs murmurent des mots qui semblent vouloir les consoler. les nouveau-nés manifestent leur faim.

Enfin ils se découvrent.
Elle lui semble épuisée et désespérée. A côté du lit pas de berceau. Il ne sait que penser. Quand il arrive près d’elle, elle le regarde si tristement que le doute n’a plus sa place. Il a compris. L’accoucheur n’a pas eu de choix à faire.

Comment aurait-il réagi si on ne lui avait présenté qu’un berceau ?

Il ne se pose pas la question.
Il approche une chaise près du lit et s’accoude sur les draps blancs les paumes posées délicatement sur son ventre. Elle lui pose une main sur le bras. Elle le regarde avec tant d’amour qu’il s’en trouve rassuré. Ensemble ils affronteront cette épreuve.
Il veut lui demander comment elle va mais la question lui semble tellement ridicule qu’il la ravale. Elle veut lui dire quelque chose mais les mots ne dépassent pas ses lèvres exsangues. Elle s’endort.

Il sent une main se poser sur l’épaule. il se retourne. L’infirmière lui chuchote qu’il faut la laisser se reposer et que le mieux est de revenir demain. Il est totalement désemparé. Il ne pose aucune question. Il sort, rejoint la calèche sans même entendre le planton lui reprocher son incivilité et va pour rentrer chez lui.
Il ne sait pas s'il l’a vue cinq minutes.

Il est sorti de la ville sans même s’être aperçu ce qui se passait autour de lui.
La route est longue, ce qui lui permet de réfléchir.

“Demain, se dit- il, facile à dire, deux heures pour aller autant pour le retour. Elle est bien gentille la cornette mais le travail n’attend pas et personne ne le fera à ma place. Tant pis, elle m’en voudra certainement un peu, mais après, elle comprendra et puis elle est entre de bonnes mains. Je vais mettre un bon coup de collier pendant trois jours et donner des ordres. Je retournerai la voir l’esprit tranquille. Oui ! c’est la solution, elle comprendra. Si elle avait pu me parler, c’est ce qu’elle m’aurait dit de faire ».

Le soleil a presque disparu. Le feu couve à l’horizon. Au dessus des bois, le ciel se teinte de rose.
“ Ah ! y s’pourrait que demain y pleut, ça m’arrange pas”.
Quand il arrive chez lui, tous ceux qui l’ont vu au loin l’attendent pour avoir des nouvelles. Il les ignore et entre directement dans la maison. Il se laisse tomber dans un fauteuil et reste, hébété, à regarder l’âtre vide de la cheminée pendant un long moment. L’épuisement a raison de sa volonté, il finit par s’endormir.Personne n’osera le réveiller.



Nous sommes le deux août 1914

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