LE CRI DU SILENCE

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chapitre II





Au début, du fond de son trou, comme tous ses compagnons, il lui écrit une lettre chaque jour.
Des lettres dans lesquelles il s’excuse de l’avoir abandonnée, seule, sur son lit d’hôpital, Comme il est désolé de ne pouvoir lui dire "Je t'aime" qu’à travers des lettres et qu’il est si loin.

Contrairement à ses compagnons, jamais de réponse. La culpabilité l’empêche de rentrer chez lui lors des rares permissions qui lui sont accordées.

Alors il se jette dans la bataille à corps perdu.
Pour ne pas avoir peur, il boit et boit encore.
La victoire il s’en fout. La seule bataille qu’il rêvait de gagner, il l’a perdue. Sa femme, les enfants, le bonheur, il a tout perdu. La folie des hommes l’a désarmé.

Pendant trois jours il a travaillé comme dix.
Des gendarmes sont venus le voir pour lui annoncer que tout ses chevaux étaient réquisitionnés et qu’il devait se présenter dès le lendemain à la caserne.
il a voulu protester, dire que les moissons n’étaient pas terminées. On lui a fait comprendre militairement qu’il n’était pas le seul, que la nation était en péril. Il a compris qu’il ne devait pas insister.
Il voulait retourner voir sa femme avant de partir. Comme il passait devant la caserne, il s’est dit que se débarrasser des formalités était une bonne idée.
Il s’est présenté au bureau de mobilisation. On lui a fait décliner son identité, passer une visite médicale, coupé les cheveux. Il a revêtu un bel uniforme rouge et bleu. Il ne se souvient plus s'il a signé quoi que ce soit mais on lui a signifié qu’un train devait partir et qu’il devait le prendre. Il a demandé, puis supplié de pouvoir se rendre à l’hôpital afin d'embrasser sa femme mais un officier hautain et méprisant lui a dit que la patrie ne pouvait attendre et que la moindre tentative de désobéissance lui vaudrait le peloton d’exécution. Ils étaient des dizaines à monter dans le train qui l’a emmené vers une destination inconnue, quelque part dans l’Est.

Ce matin, une légère écharpe brumise la plaine. Il fait froid.

Cela fait dix fois qu’il se baisse pour éviter d’être vu.

Dix fois qu'il essuie les gouttelettes qui perlent sur son casque. Elles lui coulent devant les yeux et l’empêchent de voir si quelqu’un bouge dans la tranchée d'en face. L’humidité transperce la capote et traverse le cuir des bottes.
Il a perdu la notion du temps. Il y a bien longtemps que sa montre à gousset ne fonctionne plus mais elle n’a pas quitté sa poche.

Elle renferme en son couvercle la photo de sa “belle amour”.

À ses côtés un compagnon guette comme lui si une attaque ne va pas surgir.
-T’as l’heure Gaston ?
-Y va être onze heures. Pourquoi ! t’as rendez-vous ?
-Dis pas de conneries ! J’trouve juste bizarre le silence, pas toi ?
-T’as raison, j’trouvais qu'il y avait un truc qui clochait mais j'arrivais pas a savoir quoi.
-J’sais pas de quel côté ça va venir, mais ça sent pas bon.
-J’crois qu’t’as rais...

Chez les “boches” un clairon sonne, puis c’est au tour des français.
Une onde de choc percute les tranchées. Elle vient du camp d’en face.

Des hourras se font entendre puis des cris de joie :
“Der krieg ist vorbei !!! der krieg ist vorbei !!!”.
À force de côtoiement, on finit par se comprendre. Après quelques hésitations Gaston murmure : « la ...guerre...est...finie.» Encore quelques secondes et il hurle :
“ La guerre est finie!!! La guerre est finie les copains!!!”

La comparer à une traînée de poudre serait faire insulte à la vitesse à laquelle la nouvelle se répand au creux des tranchées. C’est d’abord un, puis dix, puis des centaines d’hommes qui sortent de leurs trous pour se jeter dans les bras l’un de l’autre, sauf les officiers “teutons” qui veulent rester dignes dans la défaite et les autres qui veulent être impassibles dans la victoire.

Il y a quelques minutes encore ces malheureux croupissaient dans la vermine.
Quelques uns veulent voir le visage de ceux qui, hier encore, pouvaient leur mettre une balle entre les deux yeux.

Quand ils se rejoignent, les mots fusent, trop vite pour se comprendre, mais ils ont peu d’importance.

On parle avec les mains, on sort la photo usée de sa fiancée ou de sa famille. Tous s’accordent à faire comprendre qu’elle est très jolie que les enfants sont très beaux et que, si Dieu le veut, ils deviendront amis.
Cela dure quelques minutes puis il faut se séparer pour rejoindre sa position en attendant les instructions.

Ils prennent patience. Ils savent que dans quelques jours ils pourront serrer dans leurs bras les êtres bien aimés.

Il est content de la fin du carnage, mais que va-t-il devenir ?
Osera-t-il rentrer chez lui et l’affronter ? Cette épreuve lui semble insurmontable.
Que fera-t-il si elle l’empêche de reprendre sa place ?
A quoi bon être seul à deux.

fin du chapitre II

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