«Ah ! Vous voilà ! déclara l’Ingénieur, réjoui de nous voir passer la porte du laboratoire. Venez donc prendre le dîner avec moi !

- Oh, pourquoi pas, répondit Echeb, souriant.

- Alors, qu’est-ce que vous avez visité ? demanda Yohann Serville. (Il s’est empressé de mettre la table, avec une énergie qui contrastait curieusement avec sa lassitude de la veille. D’un geste de la main, il nous a attribué une place chacun autour de sa table en arcôme, usée par le temps.) Elle est devenue sacrément belle cette ville, depuis votre départ, n’est-ce pas ?

- Ça, je ne vous le fais pas dire, répondit Dionysos en se servant une louche de soupe à la langue de barenêt.

- Nous avons été voir le Programme... déclarai-je à mon tour, lorsque ce fut à moi de me servir.

- Discuté avec des Remplaçants... Passe moi la louche s’il te plaît, Zékiel, compléta Echeb. (Yohann Serville ponctuait chacune de nos interventions par des «Ah...» et «Oh...» contemplatifs.)

- Les jardins municipaux, également. A couper le souffle, je dois dire, acheva Dionysos.

- Eh bien... Vous avez vu ce qu’il y avait à voir ! Vous m’en voyez ravi. Cependant, Messieurs (sa mine mal éclairée se renfrogna au début de sa phrase, alors qu’il se servait dans l’un des autres plats disposés sur la table)... J’ai... comme qui dirait, une mauvaise nouvelle à vous annoncer.»

  Un voile de silence a envahi la pièce, chacun d’entre nous redoutant autant que possible ce que l’Ingénieur s’apprêtait à déclarer. La vieillesse avait repris le contrôle du visage du vieillard. Seuls les bruits de vaisselle qui s’entrechoquaient avaient survécu. L’œil hagard, il a finalement repris:

«Vous ne... voulez pas savoir de quoi il s’agit ?

- Si... J’imagine que l’information sera utile dans l’accomplissement de notre mission. Mais nous craignons ce que vous avez à nous dire.

- Ah... Je comprends. Eh bien... Lucius, vous vous rappelez de notre dernière entrevue, il y a vingt ans ?

- Nous avions communiqué via une Vision, oui.

- Vous vous souvenez de la phrase que le Programme avait voulu vous transmettre ? (Lucius restait passif, osant à peine croiser le regard de l’Ingénieur). Il vous conseillait de vous méfier des plus ardents défenseurs de vos doctrines, car les plus zélés sont toujours les premiers à se retourner contre vous, dès l’instant où vous déviez de l’image qu’ils se sont faites de votre personne. Une phrase des anciens résume bien cette idée: La lumière est à la fois alliée de la vie et alliée de l’incendie qui la consume; tout est question d’intensité...

- Que devons-nous comprendre ? demanda Lucius, doigts crispés sur ses couverts.

- Oracle vous a retrouvés.

- Je... vous... comment vous savez ? En êtes-vous sûr ? demanda le Grand Guide, abattu.

- Les Remplaçants m’informent systématiquement de qui entre et sort de la Cité Pentagone. Ils sont arrivés tout à l’heure, alors que vous étiez en train de vous promener.

- Mais pourquoi les ont-ils laissés entrer ? grogna Lucius, furieux.

- Ça, seul le Programme sait. Une chose est claire désormais, vous devez accomplir la prophétie dès demain. Rendez-vous dans le Programme à l’aube et... mettez un terme à son règne. C’est bien votre mission, n’est-ce pas ? S’Il veut vous voir réussir, Il fera ce qu’il faut pour que cela se produise. Ayez donc confiance en Sa toute puissance.»

  N’attendant aucune réponse de notre part, Yohann Serville a quitté son fauteuil avant de se rendre dans l’une des innombrables pièces du Laboratoire. Nous nous sommes contentés de profiter des restes du repas attiédi en silence. Puis, au bout d’une dizaine de minutes, l’Ingénieur est revenu, ses bras fripés chargés d’un gros carton.

«Venez donc voir, au lieu de rester plantés à table, déclara-t-il, ayant clairement aperçu nos airs interrogateurs malgré la faible luminosité de la pièce.

- Des fusils magnétiques... Ça me rappelle de mauvais souvenirs», déclara Dionysos.

  C’était la première fois que j’en observais en vrai. Les fusils avaient été bannis par les premiers fidèles, pensant que ces armes n’amèneraient que le chaos parmi nous. Six d’entre eux, légèrement usés par le temps, avaient été empilés dans le carton. Une boîte métallique, visiblement moins usée que les armes, se trouvait au fond.

«Ils n’ont pas été utilisés depuis l’arrivée des Remplaçants. Je ne même pas sûr que ces reliques fonctionnent encore», marmonna Yohann Serville, le souffle entrecoupé par l’effort.

  En effet, trois fusils refusaient de se mettre en marche. Les trois autres se sont illuminés après une pression des doigts de l’Ingénieur. Prenant une posture professorale, il s’est mis à nous en raconter l’Histoire et nous expliquer leur fonctionnement; les petits curseurs en forme de roue servaient à choisir l’intensité et la nature des décharges, le ronflement encrassé du canon indiquait que le fusil fonctionnait bien, malgré l’usure. Enfin, un petit interrupteur monté sur la culasse permettait d’éteindre ou d’allumer l’arme. 

«Bon, il va vous falloir les partager entre vous, messieurs, dit l’Ingénieur, une fois son cours terminé.

- Je... Gardez-les pour vous, soupira Dionysos.

- Tu es sûr ? demanda Echeb. Je peux...

- Je préfère faire comme ça. Je n’ai pas envie de toucher à l’une de ces armes.

- Bon, eh bien c’est réglé alors, conclut Yohann Serville. Prenez ce petit appareil, Dionysos, ordonna Yohann Serville en désignant la boîte métallique. C’est un avaleur. Comme son nom l’indique...

- Il permet d’avaler quelque chose, j’imagine ? demanda Lucius, railleur.

- Quelle perspicacité ! rétorqua Yohann Serville, amusé. Oui, il permet d’avaler les balles magnétiques, en quelque sorte. Il a été développé... il y a longtemps, suite à votre évasion, et avant l’arrivée des Remplaçants. Gardez-le bien avec vous.»

  L’Ingénieur est allé nettoyer la vaisselle, puis il s’est rendu dans ses quartiers pour dormir. Nous sommes restés une demi-heure supplémentaire dans le salon à prier, avant de suivre son exemple.