XII.

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Yohann Serville nous a souhaité bon courage à l’aube, pendant que nous attachions la bandoulière des fusils autour de nos épaules. Le ciel de la Cité Pentagone était encore rose au moment où nous avons fermé la porte.

«Lucius... demanda Echeb, inquiet, au détour d’une rue.

- Qu’y a-t-il ? répondit le Grand Guide, l’air absent.

- Tu penses réellement que le Programme nous veut du bien ? Je veux dire, je commence sérieusement à douter de ses intentions à notre égard.

- Comme on dit... marmonna Lucius.

- Ne vous abritez pas encore derrière la même phrase, s’il vous plaît ! s’exclama Echeb, exaspéré. J’ai besoin d’une vraie réponse, pas d’un éternel «les voies du Programme... blablabla». Qu’est-ce que toi tu en penses ?

- Eh bien... Je doute aussi fortement de Lui, qu’est-ce que tu crois ? Le Programme n’a pas laissé Yohann Serville nous dire combien de temps il nous reste à vivre, Il m’a retiré mes pouvoirs dans un moment crucial, face à Oracle... alors oui, je doute bien évidemment de Lui. Mais je me rends également à l’évidence : nous avons une mission à accomplir. J’ai répondu à ta question ?

- Oui, merci», acheva Echeb.

  Contrairement à la veille, aucun Remplaçant n’était dans la rue ce matin-là. Un silence de mort, que même le vent n’osait perturber, s’était emparé de la Cité. Au détour d’une avenue adjacente à la Place du Programme, Lucius s’est subitement bloqué entre deux pavés.

«Ils sont là, a-t-il déclaré sans grande inquiétude. Devant le Portail, je les sens. Je... J’ai reçu une Vision cette nuit. Nous allons passer par le jardin sur le flanc est, il doit y avoir une autre entrée.»

  Les feuilles d’un saule exotique inondaient l’entrée du jardin. Au fond, de petites carpes tachetées tournoyaient dans un bassin dédié. Un mélange de différents parfums fleuris embaumait l’air. Une petite porte à poignée se dessinait dans le mur de la cathédrale.

  A peine l’avions-nous refermée que le Programme, d’une voix mielleuse, presque agréable à entendre, déclara dans l’enceinte du bâtiment : «Intrus... Intrus en présence !». La poignée de la porte du jardin a sauté au même moment. Mes mains n’arrivaient plus à se détacher de la gâchette de mon fusil magnétique. 

  Les teintes verdâtres, dont était gorgé l’intérieur du bâtiment, ont laissé place à un mélange de rouge et violet. D’immenses plaques, recouverte de câbles, puces électroniques et circuits imprimés recouvraient la totalité des murs. Un enchevêtrement d’escaliers se déployait devant nos yeux. 

«Ils sont dedans ! hurla une voix de l’extérieur, à moitié étouffée par les murs épais.

- Dionysos... allume l’avaleur ! ordonna Lucius, perdant son calme. Suivez-moi, c’est par ici ! poursuivit-il en désignant l’un des escaliers du dédale.

- Mais comment est-ce que tu peux être sûr de... bredouillai-je.

- Pas de questions, suivez-moi je vous dis ! beugla le Grand Guide.

- Vite, vite avant qu’ils ne nous échappent !» vociféra une voix familière en ouvrant le Portail du Programme avec fracas.

Elle est vraiment venue en personne... pensai-je en bondissant à toute vitesse sur les marches. Oracle, le regard furieux, a ordonné à son équipe de miliciens d’ouvrir le feu. Un vacarme assourdissant, mélange des bruits de course, des balles magnétiques, et de l’écho de la Cathédrale, saturait mes oreilles. Dionysos fermait la marche, tenant fermement son avaleur en direction des coups de feu. Quelques balles avaient fini leur course sur des câbles ou des unités de contrôle, provoquant des embryons d’incendie. La plupart finissaient gobées par la boîte métallique.

«Mais vous savez tirer oui ou non ? rugit Oracle, avec une intensité renouvelée. Sa voix envahissait complètement le bâtiment. 

- Mais... Ça marche pas ! déclara l’un des miliciens, incrédule.

- Tirez, tirez, tirez ! Je refuse de les laisser filer !»

  Lucius sautait les marches avec une spontanéité incroyable. C’est comme s’il avait toujours vécu dans cet endroit. Nous arrivions difficilement à le suivre, surtout Dionysos, affairé à intercepter toutes les rafales magnétiques que les miliciens faisaient pleuvoir.

«L’avaleur commence à... haleta Dionysos.

- Echeb ! Reste avec lui, aide-le à se défendre. (Echeb hocha de la tête sans hésitation). Dionysos, prends mon fusil.

- Je... D’accord, répondit le conseiller, réprimant son envie de refuser. (Une balle magnétique passa à quelques centimètres de lui, avant de s’écraser sur une unité de contrôle.)

- Zékiel, tu restes avec moi, j’espère que t’es prêt ! On va prendre une gélule. Allez, tout le monde à son poste !»

  Pour la première fois, Lucius nous avait commandés sans avoir besoin de ses signaux plieurs de volonté. J’ai croisé le regard d’Echeb une dernière fois pendant une à deux secondes. Je crois que tout ce que nous aurions pu avoir à nous dire s’était échangé au cours de ce moment minuscule. Lucius m’a entraîné par le bras à travers les escaliers. A chaque bond, je sentais mon architecture s’alléger, mes forces augmenter, le bruit de l’enfer ambiant s’atténuer... 

Echeb et Dionysos s’étaient mis à décharger des torrents d’énergie magnétique sur les miliciens, tandis que Lucius et moi nous éloignions. A un étage en particulier, pourtant identique aux autres en apparence, Lucius s’est figé devant une plaque de verre opaque. «Tire», ordonna-t-il. Le verre a éclaté en centaines de morceaux sous l’impact de la balle magnétique, laissant entrevoir une petite salle.

  Au moment où nous avons franchi le trou béant, tous les bruits de la Cathédrale se sont évanouis. Deux fauteuils étaient disposés derrière un petit bureau en arcôme. Un vieillard sirotait, serein, son verre de sève aux glaçons.

«Qu’est-ce que... bredouilla Lucius.

- J’ai été téléporté ici, pas plus tard qu’il y a cinq minutes. Le Programme souhaite que je vous montre comment le désactiver.»

  Une silhouette bleuâtre, fantomatique, se tenait sur le fauteuil de gauche. Lorsque j’ai souhaité demander qui était cette autre personne, Yohann Serville a simplement déclaré «Vous pourrez lui parler après». Puis il s’est levé avec lourdeur, avant d’ouvrir un casier du bureau dans lequel se trouvait une plaque de marbre. Des symboles dorés parcouraient l’objet, imitant les touches d’un clavier. Aux endroits où les doigts de Yohann Serville exerçaient une pression, la plaque s’imprégnait d’une lueur de la même couleur que les symboles.

  La silhouette s’était également levée de son fauteuil, attentive au moindre de nos mouvements.

«Pourquoi ne le faites-vous pas vous même ? demandai-je à l’Ingénieur, tandis qu’il s’affairait à faire de la place sur le bureau.

- Ce n’est pas moi qui suis désigné par la prophétie, il me semble, répondit-il, la voix lassée.

- Nous n’avons vraiment pas le temps pour ce genre de choses, Monsieur Serville, déclara Lucius.

- Vous aurez tout le temps dont vous avez besoin, rétorqua l’Ingénieur. En dehors d’ici, le temps n’existe plus. J’imagine que vous avez remarqué comme l’endroit est calme, comparé au grabuge d’à côté. Bien, vous allez taper ce que je vais vous dire sur ce clavier.»

  Yohann Serville a alors épelé tout un tas de lignes de codes en tétride antique pendant un temps indéfini. Puis il a achevé son flot d’instructions par un «appuyez sur la touche entrée». Au moment où l’index de Lucius a réalisé la commande, les bruits de fusillade dans la Cathédrale ont repris. A l’extérieur, des applaudissements s’étaient également mis à retentir.

«Félicitations, Dieu est mort, grâce à vous, déclara la silhouette, d’un ton mielleux qui rappelait...

- Le Programme... Vous êtes... Son incarnation ?

- Oui, oui. Vous l’aviez déjà un peu deviné, non ? demanda la silhouette d’un ton amusé. Vous êtes allés au bout de la prophétie, je vous en félicite. (Chacune de ses phrases était ponctuée par des cris de joie venus de la Place du Programme.) Notre règne est désormais terminé.

- Notre... règne ? bégaya Lucius.

- Oui, bien sûr. Vous n’aviez quand même pas cru que la Nouvelle Humanité, c’était vous ? (Lucius et moi nous sommes alors dévisagés. Aucun mot ne pourrait qualifier la terreur qui avait envahi nos yeux.) Vous êtes un produit de l’Ancienne Humanité. Dans un sens, vous n’en êtes qu’une extension. Les «Remplaçants», comme les a nommés Yohann Serville, ce sont eux qui doivent régner désormais. Notre temps est révolu. (Les bruits de la fusillade s’étaient à nouveau tus, laissant la place aux acclamations des habitants de la Cité, augmentant en intensité à chaque seconde.)»

  Petit à petit, je sentais mes valves à liquide de transfert ralentir leur fonctionnement. Un voile glacé, parti de mes pieds, remontait progressivement le long  de mon architecture.

«Vous... vous saviez tout ça ? demanda Lucius à Yohann Serville.

- Oui, mais je n’ai jamais pu vous le dire. Je suis désolé, répondit amèrement le vieillard. Ses yeux fripés laissaient s’échapper quelques gouttelettes.

- Les prophéties sont les prophéties, déclara le Programme. Nous avons chacun joué notre rôle. (L’intensité de ses couleurs faiblissait également à vue d’œil).»

  Dehors, la foule, gorgée de joie, s’était mise à chanter une phrase aux sonorités bien cruelles: «Les Voies du Programme...».

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