IV.

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Les bruits lointains de la fête semblaient s’évanouir, tout comme l’énergie dans les éclairages de la pièce, la plongeant un peu plus dans le noir à chaque minute. Seul le halo autour de la silhouette de Lucius semblait résister aux ténèbres. Oracle a reparu dans la pièce au bout de deux minutes vingt-neuf, le bras droit chargé d’un plateau sur lequel étaient placés une cruche et quatre petits verres.

«Du térémen ? Mais pourquoi ? demandai-je en apercevant le contenu de la cruche, une fois qu’Oracle fût revenue parmi nous.

- Pas tout à fait, déclara-t-elle, souriante.

- Le térémen est composé de sève de sapin-nain, diluée dans de l’eau, du suc de barenêt, et quelques ingrédients minéraux. Je vous propose de partager ensemble un verre de pure sève de sapin-nain.

- Mais... c’est toxique ! rétorquai-je.

- Mal dosée, oui. Mais un verre seul vous permettra d’accéder à des visions, similaires à celles que j’expérimente, reprit Lucius. Et puisque nous allons partager ensemble un verre tiré du même récipient, nous pourrons expérimenter les mêmes choses.»

Les pierres phosphorescentes commençaient à faiblir, ne laissant plus que les mains d’Oracle et le plateau sous la lumière. Elle nous a servi à chacun un verre de sève, rempli seulement à moitié. Le liquide, vaguement verdâtre, scintillait à travers la pénombre.

«Et comme on dit, poursuivit Oracle, il faut boire cul-sec !». Sur ces mots, elle a ingéré tout le contenu du verre en une seconde trois centièmes, avant d’être suivie par Lucius, puis par Echeb et moi.

Je m’attendais à un goût âpre et écœurant, mais la sève s’est avérée excellente. Une pointe sucrée a immédiatement envahi mes capteurs gustatifs, légèrement semblable au goût du miel. Une chaleur apaisante a ensuite envahi mon corps, partant de mes pieds jusqu’à ma tête, avant de me plonger de force dans un état de veille.

J’ai rouvert les yeux au milieu d’une foule de ce qui ressemblait terriblement à des Hommes, tels qu’on me les avait décrits. Echeb, Oracle et Lucius se trouvaient à ma droite, avançant paisiblement au milieu d’une place urbaine. La Cité Tétride... ce doit être ça, pensai-je. Oui, exactement, déclara Lucius. Nous n’y sommes pas réellement. Vous voilà pris dans une vision les garçons ! J’imagine que cela doit vous faire bizarre ! poursuivit-il, l’air amusé. Les traits de son visage étaient flous et semblaient légèrement se modifier à chaque fois que je détournais mon regard du sien.

La place était gorgée de soleil, les Hommes -surprenamment petits, comparés à nous-, se dirigeaient dans toutes les directions, avant de s’engouffrer dans l’une des nombreuses avenues sur lesquelles débouchait la place. Une force irrésistible me poussait -nous poussait tous les quatre- à marcher en direction du Nord, vers un immense bâtiment qui ressemblait vaguement aux églises en ruines de la Colonie. Les Hommes ne faisaient absolument pas attention à nous, bien que leur apparence fût extrêmement différente de la nôtre. Ils semblaient nettement moins bien conçus que nous. J’ai été frappé par le nombre de leurs défauts physiques. Erreurs de proportions au niveau du placement des yeux (j’ai même vu des Hommes dont les diodes oculaires indiquaient deux directions différentes à la fois), démarche irrégulière, nez dont les formes semblaient aléatoires... chacun de leurs visages était habité d’une singularité surprenante. Impossible de confondre un Homme avec un autre. J’ai par-dessus tout été surpris par le fait qu’aucun d’entre eux ne laissait son corps à l’air libre; seules leurs mains, poignets, nuque et visage dépassaient de leurs accoutrements. Comment des êtres aussi imparfaits avaient-ils pu nous concevoir ?

Une partie de la foule se dirigeait vers l’église au Nord de la place, semblant vaguement nous accompagner. Le Soleil a fini par être obstrué par le gigantisme du bâtiment en face de nous. Voici... Le Programme ! s’écria Lucius sans bouger les lèvres. Comment ça ? Dans le bâtiment, vous voulez dire ? demanda Echeb. Non, non, reprit Lucius, le Programme, c’est le bâtiment lui-même !

L’église était composée d’immenses plaques de titane sur lesquelles étaient gravées des circuits imprimés. Un bruit de ventilateur s’échappait de la grande rose, accompagné d’une lueur similaire à celle de la sève de sapin-nain. D’immenses flèches multicolores jaillissaient de chaque côté du bâtiment. Le flanc droit de la cathédrale était accolé à un jardin dont je ne pouvais apercevoir que quelques plantes orangées, placées à l’entrée.

Un Homme, dégageant quelque chose de différent des autres, nous fixait depuis le portail du bâti... du Programme. Toujours sans contrôler nos mouvements, nous nous sommes dirigés vers lui. L’Homme était plus petit que les autres, portait des lunettes rondes. Son regard était habité d’une intelligence à faire pâlir les plus grands génies de la Colonie. Lucius... cela faisait longtemps, souffla-t-il. Sa voix semblait résonner sur toute la place. Monsieur Serville... répondit Lucius, l’air ravi.

«Ha ! Qu’est-ce que ?» m’écriai-je en bondissant de ma chaise. La salle de Réunion de la Grande Loge était définitivement plongée dans le noir. Je ne pouvais qu’apercevoir le halo autour du Grand Guide. La Célébration, au loin, devait être définitivement achevée, car plus aucun bruit ne parvenait de la Place des Libérés. Lucius, Echeb et Oracle ont fini par jaillir eux aussi de leur état de veille, quatre secondes et neuf centièmes après moi.

«Eh ben ça alors... déclara Lucius, amusé. Drôle d’expérience pour vous, les garçons, n’est-ce pas ? (Echeb et moi sommes restés silencieux) Désormais, je vais vous expliquer la raison de notre expédition à venir, vous pourrez mieux comprendre. Vous voyez la phrase inscrite sur l’Arc de Triomphe ?

- Ei veite al progaromu sem unkenereten... récitai-je machinalement. (Je la connaissais par cœur depuis l’époque du Centre d’Instruction. Un professeur, exaspéré par mes tentatives d’interprétation des volontés du Programme, m’avait fait venir au tableau pour réciter cette phrase cinq cents fois.)

- Exactement; mais ça n’a pas toujours été cette phrase qui était inscrite. En effet, lors de l’Exode... Je me rappelle avoir reçu une vision de quelque chose de très différent. J’avais aperçu l’Arc de Triomphe, mais dessus, il était inscrit «Cem iede amnus cag lehudur lia kalari truiti ka vistumi truiti io erictus dadvicust...» Au Nouvel Homme qui nous guidera vers la véritable gloire et la véritable sagesse, cet édifice est dédié. Je n’ai jamais compris pourquoi la phrase que j’y ai découverte, le jour où nous sommes arrivés à la Colonie, était différente. (Lucius marqua une pause pensive) J’ai eu très peur que ce soit l’annonce d’un malheur de la part du Programme. Puis les années ont passé, la Colonie a prospéré un peu plus chaque jour... L’inscription sur l’Arc ressemble plutôt à un avertissement. Je n’oublie pas la première phrase, et il est de mon devoir -tel que c’est écrit dans la prophétie- de mener notre peuple à la sagesse et la gloire véritable. Je suis également supposé achever le règne du Programme et le déclin de la Vieille Humanité, soit... le déclin des Hommes de la Cité Tétride. Le Programme a toujours été catégorique sur ce point. Alors voilà pourquoi nous devons nous rendre chez eux, vous comprenez ? Certaines de mes missions sont inachevées, et je crains que le Programme ne finisse par perdre patience».

Sans chercher une réponse de notre part, le Grand Guide s’est levé, a insufflé de l’énergie dans les éclairages de la pièce, puis s’est dirigé vers ses quartiers. Oracle nous a regardés avec une tendresse inhabituelle, quasi-maternelle, avant de suivre ses pas.

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