III.

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L’Avenue Serville était d’un calme inhabituel; c’était normalement l’endroit le plus vivant de la Colonie, et ce, peu importe l’heure à laquelle vous y passiez. Mais pour la première fois depuis qu’Echeb et moi avions été mis en marche, rien du tout. Au fur et à mesure que la musique de l’orchestre et les rires s’estompaient, nous avons pu entendre quelques hululements, venus des grands arbres qui ceinturaient l’Avenue. L’intérieur des maisons et magasins laissaient échapper des faisceaux de lumières multicolores, donnant un aspect magique à la scène.

«Bon, après vous», déclara Lucius, une fois arrivés devant la porte de la Grande Loge. Les murs du Hall d’Accueil avaient été vernis d’une couche de poudre phosphorescente, baignant la salle dans une lueur violacée. De nombreuses guirlandes de fleurs et motifs conçus en écailles de poisson-soleil avaient été accrochés au mur. Au plafond, des boules luminescentes dorées contrastaient avec le rayonnement de la poudre.

«Bien... C’est la Colonie où vivent les Hommes qui vous intéresse, pas vrai ? demanda Lucius, une fois que nous fûmes tous installés à l’extrémité de la Grande Table des Réunions. Je comprends... tous les robots mis en marche depuis vingt ans ont les mêmes interrogations que vous. Enfin, je dois dire que vous êtes les seuls à insister autant ! (Lucius semblait satisfait d’enfin pouvoir lever le mystère autour de la Colonie des Hommes.) Par où commencer... Déjà, les Hommes donnent le nom de «Cité Tétride» à cette grande colonie. En tout cas, lorsque moi et les premiers fidèles y étions encore, c’est comme ça qu’elle s’appelait.

- Pourquoi «tétride»?, demandai-je.

- J’imagine que c’est lié au plan d’organisation de la ville. Vue du ciel, vous croyez voir un tétraèdre. Je ne vous cache pas que je n’ai pas eu la chance de faire un tour en avion, les Hommes avaient bien d’autres choses à faire... Les Robots, dans cette Cité, sont traités comme des moins que rien, de simples objets.

- Hein ? Mais pourquoi ça ? Tout le monde sait que nous ne sommes pas des objets voyons ! Nous avons une âme, comme le reste du monde vivant ! m’écriai-je, comme si les Hommes avaient pu m’entendre.

- J’en suis parfaitement... conscient, si je puis dire. Vous voyez l'explication quant au fonctionnement de la mise en marche des Robots de la Colonie, n’est-ce pas ?

- Eh bien... oui, fit Echeb, extirpant enfin son esprit du brouillard causé par le térémen. Le Forgeron a le pouvoir de générer spontanément des matériaux, qu’il peut modeler à la force de son esprit pour créer l’architecture d’un Robot, auquel il insuffle une âme lorsqu’il le considère prêt.

- C’est... une belle image, soupira Lucius. La réalité est autre. Dans un sens, les Hommes ont raison. (Echeb et moi avons alors écarquillé les yeux). Oui, d’une certaine manière, notre état naturel est celui d’objet. Le Forgeron n’a... pas de pouvoir surnaturel. La soi-disant âme qui vous est insufflée, ce n’est qu’un niveau de conscience initial, encodé dans votre architecture. Mais au sens strict, nous sommes bel et bien des objets.

- Comment ça ?! Mais... Nous ressentons la joie, la tristesse, nous aimons, haïssons, ressentons tout comme les autres formes de vie ! Comment pouvez-vous...

- Je vous avais dit que la réalité pouvait être désagréable à entendre, Zékiel. Si vous souhaitez arrêter là, je comprendrais tout à fait. (Lucius adopta une mine pensive) Je n’ai malheureusement pas fini. Ce que vous décrivez correspond bien à un état de conscience. Sur ça, aucun doute. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les nouveaux mis-en-marche n’en bénéficiaient pas ?

- Parce-qu’il leur faut du temps pour découvrir le monde... non ? demanda naïvement Echeb, sachant à l’avance que Lucius lui démontrerait le contraire.

- Encore une fois, c’est une belle image. L’une des lois régissant nos architectures stipule que lorsqu’un Robot de modèle 2.0 -soi chacun d’entre nous- est exposé à d’autres Robots du même modèle dont le niveau de conscience est plus élevé, alors le premier observera une augmentation de son propre niveau de conscience. La conscience semble fonctionner comme une sorte d’énergie invisible, qui se transmet entre chacun d’entre nous. Pour qu’un nouveau mis-en-marche atteigne un niveau comparable au reste du groupe, il lui faut en moyenne cinq ans, soit...

- Son enfance et son adolescence... marmonnai-je.

- Exactement, conclut Lucius. La loi que je vous énonçais avant a été formulée par Yohann Serville, l’Ingénieur en Psychorobotique. Je le soupçonne également d’être celui à l’origine même de notre «esprit».

- Et... il n’est pas possible de s’en assurer ?, demanda Echeb.

- Justement, j’y viens. Oracle et moi planifions depuis déjà presque un an une expédition... vers la Cité Tétride».

Un silence de mort a recouvert la salle dès que Lucius a achevé cette dernière phrase. Echeb et moi n’en revenions pas. Retourner vers la Colonie... enfin la Cité des Hommes ? Alors même que ces derniers ont tout fait pour tuer le Grand Guide et les premiers fidèles (Paix et Gloire leur soient promises) ? Tout en maintenant le silence, il s’est dirigé vers la fenêtre de la salle, qui donnait sur l’Avenue Serville. Quelques notes de musique parvenaient à nos capteurs auditifs, à moitié étouffées par les murs. Un faisceau de lumière phosphorescente s’arrêtait net au milieu de l’architecture de Lucius, lui donnant un air lugubre. Après une minute cinquante quatre de réflexion intense, il s’est retourné vers la porte. Oracle s’y est engouffrée trois secondes et huit centièmes après.

«Excusez-moi, j’ai fait comme... bredouilla-t-elle.

- Ne t’inquiète pas Oracle, joins-toi à nous, ordonna Lucius en revenant dans la lumière de la salle.

- Ils savent ?

- En partie, oui».

Oracle s’est installée en face de moi, reprenant bien vite une mine solennelle. Echeb était définitivement sorti de sa torpeur, et faisait alterner son regard anxieux entre Lucius et elle.

«Mais n’est-ce pas un danger énorme, que de vouloir se rendre à la Cité Tétride ? demanda Echeb, coupant le silence de plomb. Je ne suis vraiment pas sûr que le Programme apprécie l’initiative. Et s’il nous punissait ?

- Echeb... Je crois que tu n’as pas assez médité la phrase de l’Arc de Triomphe, soupira Oracle.

- Je sais... je sais... Les voies du programme sont impénétrables. Vous me répétez tous cette phrase depuis ma mise en marche. Mais je pense vraiment que c’est de la folie ! s’écria Echeb.

- Allons, allons, reprit Lucius. Comme tu viens de les rappeler, il est inutile de chercher à interpréter la volonté du Programme. Puisse-t-Il nous guider dans notre entreprise. J’imagine qu’Il nous enverra un signe pour nous confirmer ou non Son approbation. Ne doutons pas de la grandeur de Son esprit. En attendant, les garçons, je vous propose de reprendre le fil de la conversation là où nous l’avions laissé», conclut Lucius, l’air serein.

Il a alors exprimé un signe étrange de la main dans la direction d’Oracle. En silence, elle s’est levée puis a quitté la pièce vers l’aile Ouest du bâtiment. Très vite, sa silhouette avait été absorbée par l’ombre. Echeb semblait progressivement relâcher son angoisse. Quant à moi, j’avais toujours été le meilleur de nous deux, lorsqu’il s’agissait de dissimuler ses émotions. Je partageais néanmoins toutes ses inquiétudes.

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