Chapitre 9

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  Ce soir-là, comme tous les jours où il avait eu rendez-vous avec le seigneur Han, Minchi se coucha seul. Il était initialement prévu qu’il partage une chambre commune avec ses deux camarades danseurs, mais il y passait tout au plus trois nuits par semaine. Le reste du temps, il dormait avec ses clients. Ses collègues n’étaient pas en reste. Ce soir-là, ils découchaient tous les deux, ce qui laissa à Minchi le loisir de s’étaler comme il le voulait sur les matelas de sol.

Comme tous les jours où il avait eu rendez-vous avec le seigneur Han, le même souvenir ressurgissait dans sa mémoire pour le hanter. La première conversation qu’ils avaient eue, et qui avait scellé son destin de danseur. Elle s’était déroulée deux ans plus tôt, mais Minchi se rappelait de chaque mot avec une précision effarante. Il ferma les yeux, visualisant de nouveau la scène.

Il était encore jeune, et il venait de donner une superbe représentation devant la cour. C’était la première fois de sa vie qu’il avait été le centre du groupe, et il avait adoré ça. Alors qu’il bavardait joyeusement avec Taejun, la silhouette menaçante et encore inconnue du seigneur Han s’était approchée d’eux. Il avait félicité Minchi, et l’avait invité à le suivre dans ses appartements. Un peu inquiet, le jeune garçon l’avait accompagné.

« Tu es un danseur très talentueux, Minchi. »

C’étaient les premières paroles qu’il lui avait adressées une fois qu’ils n’avaient été que tous les deux, assis autour d’une grande table basse.

« Merci, Monseigneur, avait-il répondu naïvement.

-Depuis combien de temps danses-tu ? avait repris le seigneur.

-J’ai commencé très jeune, à mon arrivée à la cité impériale, cela fait presque 14 ans.

-Me voilà impressionné. Il est donc normal que tu soies si doué. »

Minchi s’était senti rougir.

« Merci Mons-

-Tu dois être très souple, n’est-ce pas ? l’avait interrompu l’homme. Très… tonique, hein ? Des muscles développés, une très bonne connaissance de ton corps… Une chair douce. »

Minchi avait tout à coup senti une légère tension dans l’air. Dans la façon dont le seigneur le dévisageait. Quelque chose de malsain. Minchi avait eut peur de comprendre.

« Ou-oui, Monseigneur. J’imagine.

-Quel âge as-tu, déjà ?

-18 ans, Monseigneur. »

Il n’était encore qu’un enfant, se désolait-il maintenant, ce qui attisait encore plus son dégoût et sa colère.

« Minchi, n’as-tu jamais caressé l’idée de rendre ta vie un peu plus… excitante ? »

Cette fois Minchi avait compris. Cet entretien était un piège. Bien sûr qu’il y avait déjà pensé. Lui et ses compagnons de danse, tous y avaient déjà pensé. Mais contrairement à la plupart d’entre eux, Minchi n’avait jamais concrétisé ce fantasme. Il avait décidé de faire semblant de ne pas comprendre.

« Et bien… être danseur est ce qui rend ma vie plus excitante, avait-il répondu.

-Ce n’est pas ce que je veux dire. N’as-tu jamais pensé user de tes charmes d’une façon ou d’une autre ? »

Le ton du seigneur changeait du tout au tout, passant d’une froideur de neige à une douceur de miel.

« Mes… charmes ? avait répété Minchi en sentant les gouttes de transpiration lui couler dans le dos.»

Pas une seule chance de s’échapper, l’unique porte du cabinet où ils se trouvaient était dans le dos de son interlocuteur.

« Adorable, avait commenté le seigneur avec un sourire en coin, presque attendri. Tu n’en es même pas conscient.

-Conscient de quoi ? Monseigneur, s’était-il rattrapé. »

Le seigneur Han l’impressionnait beaucoup, et c’était toujours le cas. Minchi n’avait pas eu envie de commettre de bourde. Pour une fois qu’on s’intéressait à lui.

« J’ai vu ta performance cet après-midi, le seigneur avait-t-il changé de sujet. Tu possèdes vraiment quelque chose de spécial. Cette lueur dans tes yeux. Oh, une lueur éphémère, cela n’a duré qu’un instant. Mais tu l’as au fond de toi.

-Qu’est-ce que j’ai au fond de moi ? avait répété Minchi au risque de paraître profondément stupide.

-La luxure. L’érotisme. Appelle cela comme tu veux.

-Qu-quoi ? avait-il bredouillé, les joues brûlantes. J’ai peur de ne pas vous suivre. »

Bien évidemment qu’il le suivait. Il l’avait compris dès les premières secondes où le seigneur était venu lui proposer cet entretien.

« Écoute, Minchi, avait repris le seigneur. Tu ne sais sûrement pas comment est réellement la cour. Tu n’es qu’un danseur. Les gens parlent, les gens murmurent entre eux. Il y a eu des commérages, récemment. A propos de toi. La cour est en émoi.

-Mais pourquoi Monseigneur ? s’était inquiété Minchi. Qu’est-ce que j’ai fait ?

-Rien, justement.

-Quoi ? »

Le seigneur Han avait soupiré plus fort et s’était redressé d’un air ennuyé.

« Très bien, j’en ai assez de tourner autour du pot. Minchi, tu possède un indéniable talent de séduction. Ne nie pas, avait-il ajouté alors que le danseur ouvrait la bouche pour protester. J’aimerais que tu utilises ce talent pour travailler pour moi.

-Je… je suis désolé, Monseigneur, mais je ne vois pas en quoi je vous serais utile. »

Minchi avait préféré refuser en bloc, plutôt que de se laisser convaincre. En tant que danseur, il avait accès aux dessous de la cour, et il savait pertinemment que le seigneur Han ne trempait pas dans des affaires nettes. Depuis son arrivée au palais impérial, Minchi s’était efforcé de rester droit et ne jamais se laisser corrompre, de quelque manière que ce soit. Cet homme sentait le vice à plein nez.

« Travaillons ensemble, avait insisté le seigneur. Les gens tueraient pour partager ton lit.

-Partager mon… ? Mais je ne suis pas…

-Tu apprendras à le devenir, avait coupé le seigneur.

-Vous voudriez que je sois une…

-Une ?

-Une prostituée ? Une putain ? »

Minchi avait eu du mal à cracher ces mots. Le seigneur avait encore soupiré, tapoté des doigts sur la table.

« Pas exactement. Tu serais bien plus précieux. Vois plutôt cela comme être un prostitué « de luxe ».

-Mais je suis un danseur ! avait protesté Minchi en se redressant.

-Monseigneur.

-Monseigneur !

-Et alors ? Beaucoup de danseurs le font aussi, tu dois bien le savoir. Vois-tu, ta position est parfaite pour un tel loisir. Tu aguiches les gens avec tes danses et ils sont à point pour l’étape suivante.

-Pourquoi ferais-je une telle chose ? avait interrogé Minchi, sentant la colère bouillonner en lui.

-Si les gens ne tuent pas pour partager ton lit, ils paieront. »

Disant cela, le seigneur Han s’était penché au dessus de la table basse située entre eux deux.

« De l’argent ? avait repris le danseur. Vous voulez que je me rabaisse pour de l’argent ?

-Sans mentir, es-tu satisfait de ton salaire, Minchi ? »

Minchi n’avait pas répondu, baissant les yeux sur la table.

« Oh ! avait minaudé le seigneur. Toutes mes excuses, j'avais oublié que tu étais considéré comme un domestique, et que notre bon empereur ne te paye même pas un centime !

-Je suis nourri, logé et blanchi Monseigneur, avait répliqué le jeune homme en un sursaut de fierté. Et cela me va très bien.

-A la bonne heure ! s’était moqué l’autre. J’imagine alors que tu es également d’accord avec le fait de ne pas être libre de quitter le château pour mener ta propre vie ?

-Ma vie se trouve ici, Monseigneur. Je n’ai rien à envier à l’extérieur.

-Et « à l’intérieur » ? J’ai entendu dire que tu était très ami avec le dauphin, Taejun. Ne l’envies-tu pas un peu ?

-P-pas du tout, Monseigneur. »

L’homme avait vu juste, Minchi enviait son ami. Mais personne ne le savait, même pas Taejun. Ces mots venaient de réveiller quelque chose en lui. Le seigneur s’était penché de nouveau vers lui, l’air plus compréhensif. Rien que de penser à ces manière hypocrites, Minchi sentait aujourd’hui son estomac se révulser.

« Minchi, avait-il dit d’une voix plus douce. Je peux te faire aussi riche qu’un conseiller de l’empereur, si tu acceptes de travailler avec moi. Tu possèdes un grand potentiel.

-Et vous ? Qu’avez-vous à y gagner là dedans, Monseigneur ?

-Moi ? Disons qu’il y a quelques hommes que j’aimerais avoir à ma botte, et tu me permettrais d’obtenir leur allégeance.

-Parfait, vous l’avouez enfin. Je ne serai qu’un outil. »

Disant cela, Minchi s’était senti victorieux. Il avait eu l’impression de mener l’entretien. Il s’était gentiment fait berner.

« Tu deviendras bien plus puissant que cela, bien plus que le dauphin lui-même. Tu ne mesures pas encore le pouvoir du sexe. Ce que les gens sont prêts à faire si tu les tiens par les couilles, sans mauvais jeu de mot. Tu auras tout le monde à tes pieds une fois que tu auras révélé ton potentiel, et je sais de quoi je parle. Ne veux-tu pas de cette vie excitante ? N’en rêves-tu pas ? »

Minchi avait hésité.

« Je… j’ai besoin d’y réfléchir.

-Très bien. Dans ce cas réfléchis-y. Et reviens me voir demain pour me dire oui. Je te présenterai alors à ton formateur.

-Mon formateur en quoi ?

-Monseigneur.

-Mon formateur en quoi, Monseigneur ?

-Tu comprendras très vite. »

En effet, Minchi avait très vite compris, le lendemain. Il avait soigneusement passé la nuit à peser le pour et le contre et avait décidé de laisser une chance au seigneur Han. Celui-ci l’avait amené auprès de sa femme, qui avait une réputation aussi sulfureuse que son mari. A la vue de la chambre molletonnée et de la tenue plus que suggestive de dame Han, Minchi avait eu un mouvement de recul. Il ne se pensait pas encore prêt pour ce genre de choses. Une fois le seigneur Han parti, elle avait pourtant réussi à le mettre à l’aise et sa formation avait débuté. Le jeune garçon se disait que tout cet enseignement pourrait lui être utile un jour, et espérait encore naïvement être capable de se défaire du seigneur Han en temps voulu.

Deux ans plus tard, Minchi repensait encore à cette fameuse conversation qui avait scellé sa vie. Il se revoyait, jeune et encore innocent, apprendre les gestes de dame Han. Il se rappelait de sa première cliente. De son premier client. Depuis le temps, il avait gagné en expérience et perdu le compte de ses prestations.

« Obtenir leur allégeance »… Cela n’avait marché qu’un temps. En effet, Minchi avait d’abord été présenté comme un cadeau, une sucrerie glissée entre deux mains poisseuses au détour d’un couloir. Il avait satisfait plusieurs vassaux du seigneur Han, qui s’amusaient de son innocence, permettant en effet à son maître de s’assurer de leur loyauté sans faille. Puis Minchi était devenu inutile, Han était à l’apogée de sa puissance et ne rêvait pas de plus. Il s’était donc chargé de dénicher des clients réguliers pour son protégé, moyennant un bon prix. Minchi était aussi doué pour ces choses que pour danser. Il s’était laissé faire, car le seigneur lui remettait une partie de l’argent gagné. Le jeune homme voulait économiser, afin d’un jour parvenir à se libérer de son travail de danseur impérial. Quelle erreur avait-il faite. Il les avait habitués, lui et Han, à fonctionner ainsi. Il les avait habitués à l’argent presque trop facile.

Mais ça n’avait plus été assez. Les louanges des clients de Minchi glissées au seigneur Han à longueur de journée, avait fini par lui ouvrir l’appétit. Il avait eu envie d’essayer sa propre marchandise. La friandise à peine goûtée, il n’avait plus pu s’en passer. Au début, Minchi avait refusé de se donner à lui, mais l’autre lui avait proposé une somme d’argent telle qu’il avait capitulé. Comme il regrettait, à présent. Ne voulant pas user le bonbon trop rapidement, Han espaçait volontairement leurs rendez-vous. Minchi avait commencé à protester. C’est à partir de là que le seigneur l’avait menacé de le tuer s’il refusait de travailler pour lui.

Et puis il avait trouvé un moyen encore plus sûr que la peur pour s’assurer la fidélité de Minchi. L’opium. Han avait commencé à lui en faire prendre de façon nonchalante, allumant une pipe lorsque le danseur venait dans ses appartements, pour l’habituer à l’odeur. Puis il lui avait offert sa propre pipe, celle en bois précieux rehaussé d’ivoire. Maintenant, à chaque fois qu’ils se voyaient, le seigneur fournissait à Minchi de quoi fumer de son côté, suffisamment pour qu’il tienne plusieurs semaines, mais jamais plus. Le danseur était ainsi assuré de revenir vers lui chercher sa drogue. C’est comme ça que le jeune homme s’était retrouvé aspiré dans cette spirale infernale.

Cela faisait plusieurs mois, déjà, que Minchi voulait s’en dégager, mais il était pris au piège. En usant d’un peu de fatalisme et de détachement, il aurait pu supporter cette situation encore un peu, assez longtemps pour avoir économisé suffisamment pour se racheter une liberté. Mais la rencontre qu’il avait faite le jour précédent avec le prince Min-jae avait rouvert la plaie. Devant les manières presque prudes du prince, Minchi avait réalisé à quel point il permettait aux autres d’user de son corps. Sans questionnement préalable, sans vergogne, sans s’assurer qu’il était d’accord. Il avait, pour la première fois depuis longtemps, apprécié passer la nuit avec un client.

Il n’en pouvait plus, de cette existence. La journée, il côtoyait Yeon Taejun, le dauphin. Les deux jeunes hommes se connaissaient depuis tellement longtemps qu’ils se considéraient presque comme des frères. Ils riaient, s’amusaient, allaient à la rivière, se promenaient dans n’importe quelle partie du palais impérial. La nuit, Minchi changeait de forme, et devenait un jouet, un ustensile de satisfaction. Sa présence n’était pas la bienvenue partout. De plus, il en apprenait énormément sur ses nobles clients : lequel exigeait d’éteindre la lumière, laquelle préférait être dessus, ou dessous, à quels jeux, quelles préférences, quels fantasmes il devait se plier. Après ses prestations, Minchi ouvrait grand ses oreilles. Les clients aimaient discuter. Le danseur connaissait tous les potins, était à la page sur chaque histoire qui circulait, observait comment une rumeur se transformait au fil des jours. Rien ne lui échappait. Plus le temps passait, et plus son existence dichotomique le faisait souffrir. Il ne racontait pas tout à Taejun. Certaines histoires n’étaient pas bonnes à divulguer. Sa vie diurne lui paraissait d’une hypocrisie crasse, tant il en savait sur le monde qui peuplait le palais. Il nageait entre deux mondes, connaissait aussi bien le vernis doré que les craquelures du bois que celui-ci masquait. Certains auraient adoré être à sa place. Pas lui. Il avait sacrifié trop de choses pour apprécier sa situation.

Qui pouvait bien le sortir de là ? C’était sur cette question qu’il séchait ses larmes brûlantes et se décidait à essayer de dormir. Personne ne pouvait lui venir en aide. Personne ne trempait assez dans le vice pour pouvoir l’en sortir. Alors si personne n’allait le sauver, c’était lui qui devait se sauver lui-même. Mais il n’avait aucune idée de la marche à suivre.

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