31 - Vers la Durance

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Résumé des chapitres précédents – 1 à 30 :

Diana reçoit la visite d’une gendarme qui enquête sur la mort de Nicole Dunham. Celle-ci était jalouse de Grace Rockwell, une étudiante américaine. Nicole possédait une vidéo de Grace dévoilant son homosexualité. Parallèlement, la doyenne de la fac dit s’être disputée avec Grace pendant la fête. Le gardien confirme avoir vu le scooter de Grace quitter la propriété et la doyenne la suivre dans la nuit. A propos de nuit, Paul Debreuil, l’ancien compagnon de Diana, lui rend visite un soir, et celle-ci se réconcilie charnellement avec lui. Son comportement étrange et agressif n’empêche pas Olivia d’envisager une nouvelle relation. Avec la gendarme Olivia, Diana se rend à la grotte où a été retrouvée Nicole. Le corps était disposé en fœtus dans une crevasse tapissée de pétales. Ce rite était pratiqué à la fin de la préhistoire. Grace leur explique que les outils préhistoriques peuvent être datés grâce aux résidus qu’ils contiennent, ainsi qu’aux techniques ayant servi à leur fabrication. Olivia et Diana en empruntent donc au mari de la doyenne Duguet pour les comparer à ceux découverts dans la tombe de Nicole.

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Deux jours plus tard, mon portable vrombit.

– Les outils de la tombe sont des faux, m’annonça tristement Olivia. Aucune strie décelée sur aucun outil. C’est donc du toc. Ils n’ont pas servi. En revanche, ceux du mari de la doyenne sont parfaitement authentiques. Et précieux. Le laboratoire a accepté de travailler dessus, enfin, je dis « le laboratoire », quelqu’un que je connais là-bas. Je ne suis toujours pas très appréciée de mes proches collègues, qui me sous-estiment un peu, mais j’ai un certain capital de sympathie dans la plupart des autres services. Mon ami Marc a fait le nécessaire en dehors de ses heures. Ses analyses sont formelles. Concernant les objets retrouvés dans la tombe de Nicole, la hache votive, le silex en laurier, et cetera, aucun n’a servi. Strictement vierge. Aucune strie, aucun résidu, rien, la pierre était neuve, fraîchement taillée, aucune usure. Ils ne proviennent donc pas d’un musée quelconque. Et moi qui escomptais pouvoir remonter une piste, les soumettre aux musées d’alentour…

– Donc ils ont été fabriqués récemment ?

J’étais plus abasourdie qu’elle. J’avais un pressentiment. Quelque chose clochait, mais je n’arrivais pas à définir exactement quoi.

– Oui. Au moins comme cela, il n’y a plus de souci de datation, ni à se farcir les musées du coin.

– Certes, dis-je, mais il faudrait savoir qui fabrique ce genre d’artefact, non ? Je suppose qu’il y a un marché pour les touristes. Ou bien des passionnés comme le mari de la doyenne qui s’entraînent à tailler des outils ? On doit certainement pouvoir les trouver…

Olivia me félicita une nouvelle fois. C’était bien vu.

Ni une ni deux, le lendemain nous avions trois adresses à visiter dans la région. Olivia était fière de dire à son mari que nos investigations de la veille ne l’avaient absolument pas entamée. Selon elle, bébé était passionné par l’enquête. « On y va doucement, mon chéri… » lui dit-elle avec des yeux de cocker.

Nous avions convenu depuis son coup de fatigue que tous nos déplacements en commun se feraient dans mon auto, et moi au volant. Mon Audi quitta la banlieue d’Aix puis la route dangereuse du belvédère, et partit à l’assaut des vallons nous séparant du village d’Archeville. Nous nous aventurâmes dans une campagne calcinée sur les bords de la Durance. La végétation était si sèche qu’on eût dit une nouvelle sorte de rocaille, dans une myriade de verts pastel et de bruns délavés. Sous la forge insensée du soleil, la terre n’était plus qu’une croute stérile, et les champs moissonnés depuis longtemps de vulgaires paillassons. Seuls les vergers se trouvaient rafraichis par un système de canaux qui, du ciel, dessinait un mikado de pailles bleues. Après un nouvel escarpement de roche à nu, le village apparut. Avec ses maisons en boule, couvertes de cheminées hétéroclites qui s’aggloméraient autour du clocher, il faisait comme un gros hérisson de pierre lové contre la falaise. Ce fut à la sortie, dans le jardin d’une petite maison troglodyte couverte de glycine que Max, un tailleur de pierre, nous accueillit. C’était un homme trapu, affublé d’une longue barbe, avec des paluches d’ogre. Il avait l’habitude des étudiants, des touristes et des béotiens comme nous. Il nous offrit à boire en même temps que l’occasion de jeter un œil à son habitat troglodyte, puis il nous fallut ressortir à la chaleur jusqu’à son poste de taille. Je vis, contre le pan de roche lisse, un tabouret cerné par les esquilles lithiques ainsi que différents percuteurs, des durs et des tendres, nous expliqua-t-il. Un tamis à l’intention du public scolaire contenait des ossements de microfaune, lapins et rongeurs. Tout près, Max avait reconstitué un foyer primitif entouré de quelques pierres.

– Les étudiants apprennent aussi les techniques du feu, déclara-t-il, ils adorent ça : silex contre marcassite, amadou bien sec. Aux premières flammes, ils poussent des cris, c’est magique. Je les forme à l’apprentissage de la taille des lames. Du débitage plus exactement. Cela leur facilite la compréhension des outils. Entre la technique du discoïde et une taille Levallois, il y a un monde. Il faut savoir que plus le travail est grossier, plus l’outil va paraître ancien.

Notre homme prit place sur le tabouret, au milieu des déchets de sa taille. Pour se protéger des coupures, il recouvrit sa cuisse d’un tablier de cuir.

– Voyez, nous expliqua-t-il, dans ma main gauche un percuteur, ici un galet de quartzite sub-sphérique, mais ça peut être un bois de cerf. Pour obtenir un fragment aiguisé, c’est-à-dire un éclat, je prends ce rognon de silex, le nucleus. Je le décalotte. Je repère en haut le plan de frappe initial appelé le talon, et une zone bombée sous le point de percussion qu’on appelle le bulbe de percussion... Je frappe !

Le feu, la magie, le rognon massif, le décalottage, l’éclat tranchant, les éclats multipliés, ces pierres en devenir étaient des concentrés d’énergie vitale.

L’homme eut un geste violent qui nous fit reculer. Une lame plate et ovoïde, brute, superbe, se détacha du bloc primitif avec un bruit de verre. Max la retint aussitôt très délicatement, comme s’il s’agissait d’un morceau de cristal.

– L’outil, c’est l’éclat. Attention, ça coupe comme du rasoir...

Malgré son profil d’ours, il avait de la prestance et de la vivacité. Il se pencha par la suite et saisit une masse faite en os.

– Un fémur de bovidé. Qui est devenu un excellent polissoir. Après avoir donné sa moelle, bien sûr ! Au néolithique, les hommes frottent et frottent, ils polissent, et c’est magnifique.

L’homme aux bras velus épousseta son tablier. Je souris intérieurement. Car Paul m’en avait fait des comédies, je ne sais plus quand, à propos de ce genre d’os qu’il voulait récupérer. Il fallait bien un peu s’amuser et dédramatiser ses lubies d’adolescent attardé. Maintenant je comprenais mieux, il voulait se lancer dans les polissoirs. Ce devait être à Tours, il avait du voir cette technique au Grand Pressigny. Ma figure se rembrunit soudain : plus de doute à mes yeux, c’était donc bien lui qui avait fourré les objets dans la tombe de Nicole. Et je devais encore me taire. Ni Max ni Olivia ne le virent, mais les larmes me vinrent aux yeux.

– A propos, tout le monde peut tailler ce genre d’outils ? s’enquit Olivia.

L’homme courtaud se pencha, change de percuteur et recommença à façonner son nucleus d’une autre manière.

– Une minute... dit-il. Vous voyez, cela ressemble à un dos de tortue. Pour obtenir une lame, il faut d’abord le débiter à certains endroits, ce qu’on appelle les éclats de plein débitage, d’entretien : il faut donc penser à l’avance, c’est difficile. Ensuite, il faut savoir guider l’onde de choc. De plus, la forme de l’éclat, ses dimensions dépendront de la masse et de la forme du percuteur, de la matière utilisée, de l’angle, de la distance de frappe. Non, ce n’est pas donné à tout le monde comme cela, conclut-il en claquant des doigts. C’est même très long. Vous voulez essayer ?

Nous repoussâmes son bloc de rhyolite en riant. Je me demandai si Paul était si doué que ça pour tailler des pierres.

– Vous, mesdames, rigola Max, vous en seriez au stade du chopper, voire du chopping-tool. Bon vieux silex simplement débité en deux.

C’était un constat peu encourageant mais lucide, en effet. Olivia finit par montrer à Max les photos des artefacts de la grotte. Max secoua la tête. Il n’avait pas fabriqué ces objets, mais il reconnut que leur facture était impeccable.

Nous étions déçues évidemment, mais pas pour les mêmes raisons. Olivia eût aimé mettre la main sur l’auteur de la mascarade de la tombe, et moi je priais encore pour que cela ne fut pas Paul, – quoique cela n’en prît guère le chemin. Nous remerciâmes chaleureusement Max et poussâmes jusqu’à Quinson où, près du célèbre musée, officiait un autre tailleur de pierre. Ce fut sans le moindre succès non plus. Nous rentrâmes sur Aix, un peu déçues. Je déposai Olivia, et je décidai de moi-même d’aller rendre visite à un spécialiste qui n’était plus en activité, mais dont Max venait de nous donner le nom. Hélas, les photos ne disaient rien à tous ces gens de la campagne, grands-pères débonnaires qui n’avaient pas le profil d’un violeur doublé d’un sadique. Je vérifiai tant bien que mal la taille de leurs chaussures bien sûr, et Olivia leur avait posé des questions sur leur emploi du temps, du moins aux deux premiers. J’imitai mon amie pour le troisième. Leurs coordonnées étaient prises. Ils seraient certainement réinterrogés par les enquêteurs officiels, qui sans l’avoir dit à Olivia, étaient pour le moment sur la piste d’une camionnette louche aperçue dans la nuit par des témoins, et de marginaux habitant à Marseille. La gourmette en or de Nicole n’avait pas été retrouvée, mais peut-être Nicole l’avait-elle simplement perdue au moment du viol ? Rien ne s’avérait concluant, ni de leur côté, ni du nôtre.

J’étais fourbue. L’heure était tardive. J’avais quelques courses à faire, et je m’arrêtai dans une petite épicerie que je savais ouverte très tard, à la sortie de Dorlevey. De retour en voiture, je pris le téléphone et composai le numéro d’Olivia. Je voulais lui faire un compte-rendu de ma troisième visite improvisée. J’étais en train de lui décrire mon interlocuteur, lorsque j’aperçus au loin un échalas en casquette qui marchait sur le bas-côté, dans le soleil couchant. Je ne sais pas si j’étais dotée d’un sixième sens comme Wolverine, l’homme-loup, mais immédiatement je songeai à Paul. Et c’était bien lui. Ses cheveux avaient poussé dans la nuque, il était vêtu d’une vieille veste en jean flottante, qu’il portait à même son torse nu, et ses grandes jambes hâlées dépassaient d’un bermuda trop court, ou rétréci à force de lavages. Dans l’ensemble, sa dégaine faisait penser à ces ouvriers agricoles à la mode américaine. Cela ne me disait rien qui vaille. Il avait dû se promener dans les parages. Ce n’était pas nouveau. De temps en temps, je l’apercevais dans la région. Il ne portait pas de courses. D’ailleurs, comme j’avais dit, il n’en faisait quasiment jamais.

Entendant la voiture, il se retourna, de façon nonchalante, et je vis illuminé par les rayons rasants son visage aux traits creusés, et marqués par le désœuvrement. On eût dit comme une médaille de cire qui avait eu le temps de se déformer sous la chaleur de la journée. Sa négligence et cet air perdu me firent de la peine. Je me dépêchai de raccrocher avec Olivia, et je ralentis jusqu’à stopper la voiture.

Je baissai la vitre du côté passager et me penchai pour lui dire quelque amabilité, d’une voix flageolante.

– Hello Paul ! Tu te promènes ? Cà va comme tu veux ?

Il s’accouda, muet et désormais souriant après m’avoir reconnue. Il esquissa un geste d’acquiescement, et il lui fallut du temps pour répondre :

– Hello, Diana. Oui, ça va…

Je trouvais qu’il n’avait pas bonne mine. Ses traits étaient émaciés à l’extrême, son corps malingre. Et quelle allure avec ce torse nu directement sous la veste. L’autre soir, je lui avais senti les côtes, maintenant je les apercevais, saillantes et dorées dans la lumière vespérale. Moi qui, l’autre nuit, avais désiré me réhabituer à une vraie tendresse, le réconfort de son torse s’était heurté à la dureté des os. Il prenait l’allure d’un chien errant.

– Tu te nourris ? Tu as assez à manger ? Tu t’occupes de toi, Paul ? J’ai réfléchi, tu sais. Il faudrait que nous allions chez le médecin. Tu sais, comme à Paris et à Tours. Mais ce serait la dernière fois.

Il ne m’écoutait plus tout à coup. Son cou s’était tendu. Il semblait guetter quelque chose.

– Paul, tu m’écoutes ? Un spécialiste de ta tête, faire cette fois une analyse, quelque chose pour te requinquer, pour te redonner le goût de vivre, d’entreprendre. Paul ? Paul ?

Son corps se relâcha soudain. Il se mit à caresser des herbes sèches, complètement distrait. Je faillis lui dire que c’était même une obligation, les soins auxquels je faisais allusion. C’était ma façon d’éluder la question cruciale : à savoir son implication dans l’assassinat de Nicole Dunham. J’en frissonnai. Il avait l’air si inoffensif en ce moment, avec son calme de petit garçon et sa complexion fluette.

Il serait arrêté tôt ou tard. Je me sentais démunie. Comme la volonté de vouloir en finir, de lui faire mes adieux se mit à sourdre en moi. Et la conséquence à ce sentiment d’intense confusion, de lassitude tant redoutée, ce fut de lui proposer de le déposer chez lui, simplement, à sa porte. Ce serait une sorte de geste d’adieu déguisé, de parachèvement à mon action protectrice envers lui.

Il ne dit rien en voiture. Une fois devant le seuil, il eut l’air de ne pas retrouver ses clés. Je l’aidai à fouiller dans son pantalon. Sa main tremblait. Son haleine ne sentait pourtant pas l’alcool. Son état catatonique recommençait. Je parvins à ouvrir sa maison, ou plutôt ce qui était devenu une cahute insane. Quel capharnaüm ! Il avait les pieds si sales que je le forçai à prendre le chemin de la douche. Pendant ce temps, je rangeai quelque peu ses affaires. Ses belles chemises de batiste étaient devenues de pauvres loques, et elles traînaient partout, sur le divan, sur les fauteuils, les chaises, le lit, la commode, étalées, inertes, un peu colorées encore, ressemblant à des ailes d’oiseaux victimes d’une hécatombe.

Un moment, je me retournai, et je sursautai en voyant Paul complètement nu apparaître dans la pièce principale, hébété, la peau brillante : il ne s’était pas séché. Sans aucune pudeur, il était entré à pas de loup, mais - et à son attitude passive, cela paraissait évident, - sans la volonté de me faire peur. Et il demeurait maintenant là, sans rien faire, les bras le long du corps, tel un baigneur gracile dans un tableau de Cézanne, - peint pour être simplement admiré, - au milieu du fouillis que j’avais eu bien dû mal à circonscrire. L’œil, l’oreille, le sexe sont des bouches supérieures, duplices et affamées. Il est parfois l’heure pour ces bouches de se mettre à table. Alors tout s’annule, s’oublie, s’efface. Ma bouffée de désir fut trop forte. J’avais saisi une serviette et l’aidai à s’essuyer. En toute innocence sa puissance s’en vint à apparaître. Mais il se moquait de son état, et comme une sorte d’animal à l’intelligence bornée, il se contenta de se jeter tout à coup dans mes bras, se serrant contre moi, sans que je ne puisse réagir. Les gestes affectueux qu’il me prodiguait me laissèrent abasourdie et désarmée. Dehors, dans le soir, le liseré jaune qui embrasait l’horizon continuait de répandre sa longue traînée étincelante jusqu’au milieu du fouillis de la cour. L’éclat ricocha contre un tronc. Je vis le faisceau tournoyer, devenir vertical, et traversant le carreau, il dessina sur le vieux parquet, autour de nous, comme un cadre d’or, une sorte de nid de paille, tandis qu’il transformait nos chevelures en crinières et qu’il boutait le feu à nos corps de félins.

Sa candeur qui m’avait tant manquée depuis des lustres éclata avec une intensité telle qu’elle galvanisa mon désir d’apaisement et de pardon. Je me laissai entraîner par mes propres mouvements de sensualité et d’effacement. Mon être frémissant, mon ventre audacieux, mes cuisses consentantes constituèrent le repas copieux du seigneur animal. Ses ongles durs devinrent des griffes. Son désir violent comparé au mien était encore trop doux. Il m’éreinta, et j’en fus ravie.

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