22 - Self-defense particulière

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CHAPITRE 22 – SELF DEFENSE PARTICULIERE –

Résumé des chapitres précédents – 1 à 21 :

Soupçonnant son ex mari Paul de l’avoir agressée, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme qui enquête sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Accompagnant cette gendarme Olivia, elle apprend que Nicole était jalouse d’une étudiante américaine, Grace Rockwell, courant après son fiancé et fournie en cannabis par un certain Blur. Toutes les deux interrogent alors Blur, et celui-ci leur dit qu’il fournissait aussi la doyenne du campus en drogue thérapeutique. Il raconte qu’il a été agressé par un type lui ordonnant de ne plus fournir Grace. Sur l’attaché-case du type se trouvait une broche en forme de nœud papillon avec les couleurs américaines. Olivia et Diana rencontrent enfin Grace, qui avoue avoir quitté la fête vers 2h30 du matin. Elle assume son incartade avec Andreas, le petit ami de Nicole. Elle n’est pas au courant d’une vidéo dévoilant son homosexualité qu’aurait possédée l’étudiante assassinée. Dans la foulée, la doyenne avoue s’être disputée avec Grace pendant la fête et l’avoir suivie en voiture pour l’escorter au milieu de la nuit.

22

– Hier, le gardien Richard m’a raconté ce qu’il a vu, exposa Olivia de son timbre de cristal, après qu’elle eut démarré. C’est un type très sympa. Tenez, le voici.

Effectivement, notre auto avait atteint la limite de la propriété. Derrière nous s’effaçait la splendide demeure des Duguet, bâtisse stylisée qui n’avait rien à voir avec un mas traditionnel. Tout en hauteur, son toit pointu mais moderne – d’une beauté au demeurant un peu trop appuyée et factice - chapotait trois étages et des balcons comme autant de tutus à une fine danseuse. A cela près que dans mon rétroviseur, entre les cyprès, la danseuse penchait. Le sommet coiffé d’un pinacle blanc et dentelé scintillait, perdu dans le ciel bleu. C’était là-haut que Nicole avait été vue pour la dernière fois. C’était là-haut que Grace et Andreas avaient couché ensemble pour la première fois.

L’homme à tout faire qui s’employait maintenant à arroser des massifs nous fit un signe tandis que nous lui accordions un large sourire. Sa familiarité révélait sans doute l’habitude qu’il avait de voir passer ici les gens sémillants de la fac. Olivia me dit que la doyenne avait tout un cercle autour d’elle, et qu’il lui semblait qu’elle était plus cordiale que ce que l’on pouvait penser d’elle au prime abord. Le jardinier était peut-être heureux d’apercevoir aussi deux jolies femmes. Je m’abandonnais à cette réflexion saugrenue tandis qu’Olivia accélérait sur la route pourtant assez pentue. Je lui faisais confiance. Le belvédère disparut dans le tournant. Les cigales chantaient dehors.

– Je lui ai parlé au gardien, reprit mon amie. Il travaille ici depuis assez longtemps. Gardien, jardinier, il s’occupe de la piscine, il bricole, c’est l’homme à tout faire.

– C’est une espèce en voie de disparition, un homme comme ça, dis-je en guise de plaisanterie.

– Son prénom est Richard. Vous avez aperçue, la piscine en contrebas ? Elle est splendide.

– La doyenne y fait régulièrement des fêtes à ce que je sais, beaucoup d’étudiants viennent. J’imagine les ambiances autour de l’eau, musique, alcool, drague… La fiesta quoi.

Oui, je me figurais très bien les filles attifées comme pour le grand soir, les robes moulées, les faux rubis, les cris, les rires, les verres pleins. Et les garçons tout autour, et la nuit plus loin encore, avec au milieu du silence les échos du beat se fondant parmi les odeurs du maquis enfin débarrassé du soleil.

– Et qu’a dit le gardien ?

– Richard m’a raconté les allées et venues le soir de la fête. Les Duguet lui ont commandé de laisser le portail en permanence ouvert et de surveiller les allées et venues. Il avait son portable et sa 4G, une chaise pliante. Homme heureux et tranquille, boulot pas fatigant. Il confirme que Nicole Dunham est arrivée par covoiturage, il ne souvient pas d’elle en tant que conductrice en voiture ou scooter. On ne sait donc toujours pas qui l’a emmenée à la fête, sans doute un ou plusieurs étudiants qui préfèrent se taire. Mais mes collègues devraient vite l’apprendre. On réinterroge les témoins. Même si certains sont partis en vacances, ajouta Olivia en se tournant brièvement vers moi, ce n’est pas si facile. Donc je vous disais que j’avais des doutes. Voilà pourquoi : et d’une, vous avez remarqué que la doyenne n’a pas dit aux enquêteurs qu’elle a suivi en voiture Grace sur son scooter cette nuit-là. Richard a entendu le bruit du scooter qui a freiné au portail. Il m’a expliqué que, le temps de sortir pour voir sur la route, il n’a vu que le feu arrière. Il n’empêche, il était bien là, et réveillé, et il a vu quelques minutes plus tard l’auto de la doyenne passer à son tour. C’était vers deux heures trente. Par contre, j’y pense, lui n’a pas aperçu de camionnette blanche, comme le disent certains témoins, dont d’ailleurs un couple d’étudiants qui se bécotait dans l’herbe, ou plus… Richard s’est dégourdi les jambes et a consulté son portable. Il se souvient très bien de la voiture de la doyenne, qui est sa patronne.

– La doyenne a rétabli la vérité devant nous, fis-je remarquer.

– Oui, justement. Rétablir une vérité pour s’arroger un certificat de sincérité, je connais. Vous ne vous disputez jamais avec un homme, vous ? gloussa Olivia. La doyenne m’a l’air intelligente. Délivrer ses informations au compte-gouttes est une façon de contrôler les choses. Bon, et puis, lorsque Grace raconte à mes collègues qu’elle a quitté la fête à une heure trente du matin, elle se trompe. Et elle n’évoque pas non plus le fait d’avoir été escortée par la doyenne…

– Mais elle nous a dit tout à l’heure « deux heures trente » !

– C’est vrai, elle a corrigé aussi, admit Olivia qui conduisait toujours vite, mais je n’osais rien dire – avec sa grossesse je la trouvais un peu inconsciente – à moins que ce fût moi qui exagérais la vitesse. Et elle a bien confirmé être partie en scooter suivie par la doyenne, comme me l’a dit Richard. D’ailleurs, c’est parce que le gardien me l’a dit que j’ai récupéré la liste des invités venus en scooter. Et que j’ai interrogé Grace Rockwell là-dessus.

– Donc, ça se tient. Elle s’est trompée d’horaire, ça peut arriver.

– Certes. Grace nous dit aussi qu’elle n’était pas au courant pour la perte du téléphone de Nicole durant la soirée...

– Si elle était occupée à draguer Andreas… Ce ne sont pas des mensonges, tout cela, mais des omissions ou des approximations.

– Omission volontaire vaut mensonge, Diana. C’est comme avec les mecs, ça.

Je serrai les dents. Je rendais quelques années à Olivia, mais il était certain qu’elle avait expérimenté davantage que moi bien des domaines de la vie. J’avais l’impression d’être baignée dans un océan de sentiments ingénus. Le sang des nymphes en est oxygéné en permanence de ces sentiments.

– Vous croyez que Nicole s’est enfuie à pied sur la route, et que la doyenne et Grace sont parties à sa recherche et l’ont supprimée ? Pourquoi auraient-elles fait ça ? Et… les traces masculines (pour me passer du mot « sperme ») décelées et l’autopsie, vous en faites quoi ?

– Pas de souci, conclut Olivia.

– Vous pensez que toutes les deux ont quitté la soirée pour s’envoyer en l’air chez Grace ? La doyenne sort avec Grace ? Malgré leur différence d’âge ?

– Possible aussi, avec les bruits qui courent, même si je m’en méfie. La doyenne était gênée aux entournures. Je la comprends. Mais bon, dans l’autre sens, admettons qu’elles se soient fâchées comme elles disent. La doyenne rejoint Grace…

Olivia ralentit. Elle était en train d’observer la route et d’en surveiller les flancs. Soudain, elle franchit la ligne continue pour stopper en face, sur le bas-côté, tout en laissant tourner le moteur.

– Cela doit être dans les parages, dit-elle en ouvrant la portière, sans répondre tout de suite à mon étonnement. (Elle sortit quelques instants pour se dégourdir dans les herbes sèches puis se rassit dans le véhicule.) Bon, un collègue a bien voulu me donner l’endroit exact du bornage. Le lieu-dit du Marbret, on y est, c’est là-bas, indiqua-t-elle en désignant du doigt une pancarte dans le creux du vallon. Il doit y avoir un ruisseau, et j’ai aperçu hier en passant les ruines d’un vieux moulin. Bref, ce n’est pas le plus important.

– C’est quoi le plus important ?

Le visage d’Olivia s’éclaira. La gendarme était contente de son petit secret. Je la vis sortir du vide-poche de la portière un sachet en plastique. A l’intérieur se trouvait un morceau de plastique translucide rouge. Les restes d’un phare de scooter.

– Mes services n’ont pas de doute à ce sujet.

– Vous en êtes sûre ?

– Affirmatif. Un scooter. Et ce phare était là depuis peu. J’ai trouvé ça hier en m’arrêtant par ici pour vérifier le bornage et voir si la végétation aurait pu parasiter une éventuelle communication de quelqu’un dans la zone cette nuit-là, ou si vraiment il n’y a eu aucun coup de fil de passé sur cette route à l’heure qui nous intéresse. Bon, il n’y a aucune trace de terre sur ce phare. Aucune empreinte non plus. Du coup, j’ai fouillé méticuleusement, je n’ai trouvé rien d’autre. Bizarre, non ? Aucun autre éclat de plastique, mais vraiment rien. Comme si ce morceau était tombé du ciel. Et Grace Rockwell qui prétexte avoir eu un accident de scooter il y a quelques jours dans la banlieue d’Aix… Mais pourquoi pas ici ?

– Elle aurait menti ? Elle aurait eu un accident cette nuit-là ? Mais quel rapport avec Nicole ?

– Je n’en sais trop rien, peut-être aucun. J’émets juste une idée. Mais j’ai hâte de voir le scooter de Grace. Vous avez raison, il n’y a peut-être aucun rapport. Juste une coïncidence. Allons, partons.

Je me rendais compte que ce n’était que le début de l’enquête. Il y avait davantage de questions que de réponses. Je proposai alors à Olivia que nous dînions ce soir-là au restaurant. Elle déclina l’invitation, son mari l’attendait. J’allais me contenter d’une part de quiche aux légumes et d’une salade de fruits frais, ils étaient succulents en cette saison. Néanmoins, mon initiative l’avait touchée. J’en fus heureuse, tout comme j’étais heureuse qu’elle eût un mari et attendît un enfant pour bientôt. Et tout le soir je fus saisie de mélancolie, ce désir de félicité qui ne s’exprime pas, ce voile en nous de vertu qui nous brouille douloureusement la vue du bonheur. Il me semblait avoir été jusqu’à maintenant insatisfaite toute ma vie. Etre insatisfait d’être insatisfait, voilà une histoire insoluble.

Je me forçai même à en rire en sortant de la douche. J’avais mordu dans un brugnon après le film, mais je descendis dans la cuisine en ayant encore faim, avec l’idée vaine mais obsédante qu’un reste de melon dans le ventre pourrait peut-être remplacer certains manques. Je n’allais pas peser mentalement tout ce que je mangeais par jour jusqu’à la fin des temps. A ce moment, j’entendis frapper. Le melon en bouche, en peignoir, je demeurai immobile. Je n’avais pas entendu de voiture arriver. Olivia, peu avare d’exposés sur les armes, m’avait conseillé l’autre jour de me procurer un pistolet de défense. Quel sage conseil. Un JPX à balles en caoutchouc avait atterri dans mon sac à main pour deux cents euros, photocopie de carte d’identité envoyée par le magasin à la Préfecture. L’arme au poing, je me postai devant la porte, lorsque les coups recommencèrent, dans mon dos. Ni une, ni deux, je compris en me retournant comme un ressort, le cœur battant à la chamade, que l’on frappait là-bas, côté jardin, à la porte de derrière.

– Qui est là ?

– C’est moi, Diana, c’est Paul…

Cette voix semblait surgir d’un mauvais rêve. Il avait osé revenir. J’étais paralysée.

– Diana, refit la voix, je sais que tu es là. Ouvre s’il-te-plaît.

Et si je faisais ce qu’il voulait ? Je savais sa nature inoffensive malgré les agressions récentes, trop enfant d’une certaine manière, et je m’étais si longtemps occupé de son cas, de sa maladie. Ne le connaissais-je pas par cœur ? Ce fut pour lui donner une dernière chance que je m’exécutai, tout en demeurant sur mes gardes, le pistolet bien en vue à hauteur de poitrine.

Il entra penaud, animé d’un discours décousu, l’aspect minable et le regard doux. Il voulait s’excuser. Un moment, il me tendit la main. Je fixai son poignet. Ce fut comme une décharge dans mon cerveau.

– Mais ta montre, Paul, m’écriai-je aussitôt, qu’as-tu fait ? Je te connais, jamais tu ne l’aurais perdue… Et tu le sais.

– Mais que dis-tu ? fit-il interloqué. Ma montre ? Je ne sais pas !

– Mais si ! renchéris-je Un type comme toi gavé de T.O.C. ne peut pas la perdre, il mobilise trop sa mémoire pour ça. Tu m’as tellement tannée avec tes montres, tes objets, tes bracelets en métal, tu étais obnubilé par ça, tu te souviens autrefois ? Tu l’as laissée dans cette grotte, Paul. Pourquoi ? Je sais que tu le sais. Tu vas être soupçonné de meurtre... Tu sais que l’on a retrouvé Nicole Dunham ? Oh ! Paul, qu’as-tu fait ?

Mes larmes coulèrent. Il ne réalisait pas la monstruosité de ses actes. Toutes les images s’amoncelaient soudain en moi, comme emportées par ce torrent d’angoisses et de suppositions accumulées depuis plusieurs jours. Il avait violé et frappé à mort Nicole Dunham.

Paul bégaya pour toute réponse :

– Mais Diana, non, non, je n’ai rien fait. Je te le jure ! Diana !

Progressivement, sa figure hirsute, qui pourtant n’avait jamais été laide, se tordait sous un feu multiple. Nous demeurions là, debout, face à face. L’oppression était trop forte, et son regard s’infléchit bientôt pendant que je serrais mon arme. Mon peignoir béait au niveau de l’échancrure, et il me fut facile de deviner ce qu’il visait à présent. J’allais me réajuster, dans un geste de colère, quand tout à coup cette rage de devoir battre en retraite une nouvelle fois se mua chez moi en une rage d’attaquer. Assez des gestes défensifs, Diana ! Et j’interrompis ma main. Quelques secondes changèrent la donne dans nos esprits d’adversaires déconcertés. Je réalisai bientôt que ma ceinture avait continué de glisser, amollissant la tenue du peignoir, et l’ouverture sur ce qui est habituellement caché venait de clairement s’élargir, en haut comme en bas. Pourtant, je la laissai ainsi, par défi. Chose extraordinaire, Paul ne regardait plus. Au contraire, déjà mal en point, son dos avait ployé, ses épaules s’étaient resserrées, et dans ses hardes grises je l’apercevais désormais se ratatiner, analogue à un petit ver. Ses intentions, si jamais il en avait eues, n’existaient plus. Revancharde, perplexe, je finis par esquisser un mouvement, puis un autre, à tourner, à louvoyer, à le contourner, et il demeurait là, telle une statue, un gibier étourdi, une pierre démente, saturé de peur et de tournis. Je compris qu’il était à ma merci. La gibbosité de son échine et ce crâne courbé qu’il m’offrait comme pour le trancher net me firent pitié. Mais c’était de ma part un sentiment excédé, propice aux dérives. Au reste, ce fut idiot, mais je poussai mon avantage. Pleine de morgue, j’écartai mon peignoir, j’avançai le genou, je dressai le buste. Il me fallait un vrai triomphe. D’un simple contact, ma cuisse s’en alla le torturer, lui qui semblait mort. Je me raccrochai à l’assertion d’Olivia : l’enquête serait longue, il y avait le temps. Alors l’idée s’insinua en moi, perverse et imprévue, immense comme l’ombre de la nuit. Terrifiante et fascinante à la fois, folle, afin d’effacer l’injure : lui rendre son acide de l’autre jour, à travers une liqueur illusoire. Un tumulte nouveau me souleva. Mes seins débordèrent, soleils roses emportant le regard. Je profitai de cette crise d’ataraxie qui n’était pas la première chez lui, et qui ne m’effrayait plus depuis longtemps, pour pousser mon avantage. Le pauvre, je lui saisis les avant-bras. Il s’agissait d’une danse. Je sentais sa chair étique, aux odeurs de garrigue, et pour toute réponse je n’avais que la résignation flasque d’un pauvre condamné.

Que l’on ne m’eût pas demandé à cet instant de me justifier davantage, d’en dire plus, dans cette lumière crue du salon : tout cela se fût aussitôt retourné contre moi. Paul comme un enfant ne bougeait toujours pas. Il fallut m’employer pour obtenir ses fulgurances et ses assauts. Mais c’était moi, cette fois, dont le regard était injecté, dont la domination voulait être reine, dont les hanches souveraines servaient l’impérieuse vengeance. Son inertie pleine d’un nouvel affront que je ne pouvais supporter une nouvelle fois, remplie de trop d’humiliation à mon endroit si jamais je n’y répondais pas, avait excité mes sens au centuple. Le chahut qui s’ensuivit signa ma victoire. Cette nuit-là, c’est à la nuit que je réappris à vivre.

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