14 - Collaboration

15 minutes de lecture

Résumé des chapitres précédents – 1 à 13 :

Diana Artz vit dans la psychose depuis son agression. Soupçonnant son ex mari, Paul Debreuil, elle se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme en civil, Olivia Caron, qui utilise son temps libre pour aider dans l’enquête qui vient de s’ouvrir sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Sur le lieu du crime, une montre a été retrouvée, ce qui a mis Olivia sur la piste de Paul Debreuil. Paniquée, Diana ment par réflexe pour protéger Paul, et compte sur Deuring, l’ancien employeur de Paul, et sur son compagnon Nicolas pour s’en sortir. Mais tout bascule. Une nuit d’orage, Paul revient chez elle et l’agresse jusqu’à la violer. Le croyant mêlé à la mort de Dunham, elle hésite encore, poussée par des remords personnels, à porter plainte. C’est alors qu’elle croise Olivia la gendarme, qui, en mission non officielle, et de façon impromptue, lui propose de l’accompagner interroger un témoin.

– 14 –

Nous arrivâmes place des Prêcheurs, face à la monumentale fontaine et son obélisque en pierre de Calissanne. Sous la brise, les frondaisons s’animaient de cliquetis argentés. Les platanes me semblaient comme de grands bancs poissonneux ondoyant dans un ciel océanique, surveillés par l’aigle et les lions du bassin. Je sentais, au fur et à mesure que je discutais avec cette femme pétrie de naturel et de civilité, que le poids sur mon ventre s’allégeait. Avec elle au moins, je ne risquais rien. Au diable les hommes ! Le couvent des Prêcheurs n’était pas loin. Je me dois de préciser, lecteur : malgré son charme fleuri et ses contours pulpeux, cette jeune femme ne m’attirait pas, ni sentimentalement, ni sexuellement. Elle incarnait simplement une présence humaine neutre et amicale, dépourvue d’un risque d’anicroche. Elle faisait son métier, et enquêtait. A la limite, me dis-je, si Paul devait être un jour jeté en prison pour le viol et l’assassinat d’une jeune Anglaise, - et ce ne serait que justice, - autant que cela fût par elle. Somme, qu’il payât lui aussi, homme et lâche, et que tour à tour les hommes payassent tous autant qu’ils fussent. Pour achever les murs d’un château solide, ne faut-il pas que toutes les pierres soient à leur place exacte et bouchent tous les trous ? Sinon le château s’écroule.

En route, elle me parla de son bébé à naître. Elle espérait que ce fût une petite fille. Comme je l’enviais. Oui, il fallait des châteaux pour que vivent ensemble et heureux hommes et femmes. Plût à Dieu que son château à elle eût de bonnes fondations.

– On n’a pas le temps de boire un café ? m’enquis-je en sortant de voiture. Je manque de tonus, Mme Caron.

– Vous êtes anxieuse, je le vois bien. Appelez-moi Olivia. C’est pour vous une sorte de baptême du feu. Il est vrai qu’un interrogatoire est un affrontement en même temps qu’une partie d’échecs. Mais le café ne m’est pas conseillé, et notre témoin nous attend. Je ne veux pas le manquer.

Nous marchâmes, elle d’un pas vigoureux malgré son ventre rond, moi d’un pas mal assuré. Mes ballerines prenaient la poussière. Olivia avait chaussé des baskets. Replète et enceinte, elle se moquait de son allure et mordait la vie à pleines dents.

– Notre témoin ?

La gendarme sourit.

– N’oubliez pas que c’est une enquête, même en catimini, déclara-t-elle avec une mimique joyeuse, encouragée par le beau temps et cette brise atténuant la chaleur.

Nous devions retrouver Andreas Öpfe dans une ruelle adjacente à la place. Une boulangerie faisait l’angle, avec son odeur de brioche qui me mit l’eau à la bouche. Nous remontâmes la venelle ombragée, et j’aperçus un type assez jeune qui parcourait du regard un présentoir à journaux, devant un troquet ancien. Olivia Caron fit les présentations. Nous entrâmes dans le bar qui n’avait rien de touristique. Une odeur de tabac froid et d’anisette envahit mes narines. Malgré moi, je me contractai. Que d’hommes, ici, tapis dans l’ombre, que de vilaines impressions. Un ventilo au plafond, un comptoir encombré de verres en train de sécher, des casquettes usées, je distinguai des bras râpeux, des nombrils velus, des mains calleuses jouant aux cartes. L’endroit pouvait être convivial, je le trouvai infect. Olivia s’attabla. Andreas était grand, blond, pourvu de traits pâteux, mais, malgré une expression attristée, son regard avait une vivacité finalement roborative à côté de ces mines voisines que je trouvais absolument patibulaires.

Je commandai pour ma part un Monaco glacé, et quelques instants plus tard je me précipitai dessus.

– Vous étiez donc un proche de Nicole Dunham, fit Olivia en s’adressant à l’étudiant allemand. Comment l’avez-vous rencontrée ?

Elle ne perdait pas de temps. Elle avait sorti un calepin de son sac, m’ayant expliqué dans l’auto en souriant qu’elle régressait : dans les débuts de sa carrière, elle enregistrait les conversations au Smartphone, mais elle avait finalement renoncé, à cause des aléas techniques. Les gens demeuraient attachés à l’écriture, avait-elle ajouté, comme à la cuisine ancienne et aux traditions familiales.

– A la fac d’histoire, répondit mollement Andreas tandis que j’étudiai du coin de l’œil sa figure laiteuse quoique mignonne, en essayant de l’imaginer en coupable.

Olivia m’avait averti qu’Andreas était le fiancé de la victime. Il était l’un des derniers à avoir aperçu Nicole Dunham lors de cette sauterie chez la doyenne. Je restai fixée sur ses mains, assez charnues et belles. Aurait-il été capable de s’en prendre à une fille avec une telle sauvagerie ? Ces mains auraient-elles pu étrangler un être innocent comme Nicole ? On n’imagine pas combien les mains douces des hommes peuvent être parfois si méchantes.

– A la fac, je suis deux cursus à la fois, poursuivit Andreas. L’un en histoire, l’autre en socio-paléo-anthropologie. Cette dernière est une spécialisation récente, complétant mon enseignement. Je la suis en tant qu’auditeur libre, il y a de quoi faire dans la région, vous savez.

Il faisait allusion aux vallées qui regorgeaient de sites préhistoriques notoires, le long des cours d’eau. Et puis, nous n’étions pas si loin de Nice et de Terra Amata, ni de l’Ardèche et de la caverne du Pont d’Arc. Les alluvions anciennes fourmillaient d’ossements d’hommes et d’animaux anciens, de traces de feu, de toutes les époques depuis l’homme de Tautavel, il y avait de cela deux cent mille ans.

Quelques heures avant sa disparition, le jour de la fête, Andreas s’était disputé avec Nicole.

– Elle est venue me voir. Elle voulait m’apprendre quelque chose sur Grace qu’elle pensait que j’ignorais.

– Grace comment ?

– Grace Rockwell. Grace est une amie commune.

Andreas parut soudain gêné aux entournures. Il s’immobilisa.

– Continuez, Andreas.

La gendarme notait. Elle posa un regard doux mais ferme sur les yeux clairs du jeune homme. Je me taisais religieusement, ayant trop peur d’empiéter. Andreas avala une gorgée de bière.

– Je dois dire tout ce que j’ai déjà dit à vos collègues ?

– Et même plus… Quelquefois, on est impressionné, et l’on oublie certains détails lors du premier interrogatoire.

Le garçon soupira. Il savait qu’il n’avait pas le choix. Les enquêteurs passant en revue les témoins de la fête l’avaient déjà prévenu que des réticences ou des mensonges auraient fait mauvais effet dans un procès-verbal.

– Andreas, ce n’est pas l’enquête officielle, reprit Olivia en se penchant vers lui et en baissant le ton, avec des inflexions maternelles. Je vous ai expliqué ma démarche au téléphone.

« Un exercice pour se distraire quand on est enceinte », songeai-je de façon sarcastique.

– Cet après-midi là, commença l’étudiant, Nicole voulait me dire que Grace n’aimait pas les garçons. Qu’elle était homosexuelle. (Andreas ricana, cherchant visiblement une contenance.) Qu’en avais-je à faire ? D’abord, je ne l’ai pas crue. Grace, une fille comme elle, lesbienne ? Avec son gabarit, son look, son élégance…

Il s’esclaffa une seconde fois.

– Vous n’y croyiez pas ?

– Je n’en sais rien ! rétorqua Andreas brutalement.

– Dites la vérité.

– Mais non !

– Calmez-vous, intima Olivia. Pourquoi Nicole a-t-elle pris la peine de vous apprendre cela ? Vous connaissiez Grace ?

– Mais Grace est super. Et Nicole était…

– Jalouse ?

Le mot était lancé. Andreas plongea ses yeux azur dans son verre grenat, et se mit à rougir. Cela occasionnait de beaux effets. J’ouvris la bouche à mon tour :

– Vous êtes amoureux de Grace, c’est cela ?

Il acquiesça au bout du compte, pendant que je me figeais : ma parole, je venais de poser une vraie question, dans une vraie enquête. Dieu du ciel, si cela pouvait me faire oublier le reste.

– Je n’ai pas cru Nicole. Je l’ai engueulée. Elle a insisté. Elle a sous-entendu qu’elle connaissait un certain nombre de filles avec ces penchants, qu’elle et moi on n’était pas dans ce genre de dépravation. Elle exagérait. Elle était peut-être puritaine pour le sexe, mais pas pour la cigarette, clairement… Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle m’a sorti son téléphone pour me convaincre. Regarde ! qu’elle m’a dit. Elle n’a pas eu peur. Elle m’a expliqué que quelqu’un connaissant son téléphone lui avait envoyé un extrait vidéo, et qu’il lui avait demandé de prendre ses distances avec Grace, que ce genre de fille n’était pas pour nous, qu’elle n’en valait pas la peine. J’ai compris que Nicole voulait que je m’éloigne de Grace seulement pour m’avoir… Mais la vidéo était convaincante…

– Quel genre de vidéo ?

– Une sex tape. Et l’on y voit Grace fumer du cannabis.

Andreas discourait avec un léger accent. Cela me faisait drôle d’assister à ces révélations sulfureuses dans la pénombre d’un bar de quartier. Olivia menait son interrogatoire posément et se bornait à noter les informations.

– Il vous arrive aussi de fumer ce gendre de chose, Andreas ?

– Pas du tout… Mais…

Silence.

– Mais je suis quand même un bon vivant, les fêtes un peu alcoolisées ne me font pas peur, reprit l’étudiant allemand. De temps en temps. Je suis quelqu’un de raisonnable. Nicole avait le béguin pour moi. C’est comme ça que vous dites, non ? Elle avait vu que Grace et moi on s’entendait bien depuis notre rencontre quelque temps plus tôt. Je suis assez réservé, vous connaissez la réputation des garçons allemands d’aujourd’hui, on n’ose plus rien avec les filles. Notre romantisme timoré nous perdra. Les Français sont plus fougueux, plus chevaliers… et cavaliers…

Il se mit à rire en songeant à ses amis étudiants d’ici. Il y avait de la poésie dans sa façon d’exprimer les choses. Il me plaisait, le petit Allemand bien élevé de Stuttgart. A la réflexion, je ne le voyais pas coupable.

– Moi, nous confia-t-il, je me donnais le temps, avec Nicole. Mais j’ai eu l’impression que Nicole voulait juste me séparer de Grace parce qu’elle nous avait vus ensemble, et cette fois, je me suis fâché. C’était maladroit de sa part.

Parce que j’avais une tendance possessive, je comprenais ce qu’il voulait dire et ce que Nicole pensait. Olivia prit un ton volontairement grave pour demander :

– Sa vidéo venait de qui ? Elle vous l’a dit ?

– Non, je ne sais pas. J’ai rigolé d’abord en voyant la vidéo. Et puis, j’ai vraiment reconnu Grace, et elle était dans une chambre avec une autre personne, une femme.

– Une femme ?

– Oui, clairement, je ne vous fais pas de dessin. Cela confirmait les racontars de Nicole sur Grace. C’était explicite. Alors ça m’a secoué, et je n’ai pas pensé à interroger davantage Nicole sur l’origine de sa vidéo. J’ai juste été désagréable avec elle, je sentais qu’elle était un peu désespérée de moi, je vous avoue.

– Qui était avec Grace ? Vous avez reconnu cette femme ?

– Non, fit Andreas avec une moue dépitée. La tête était floutée exprès.

– Et donc ensuite ?

– Ensuite ? Nous étions chez moi cet après-midi là. Nicole a vu que je n’allais rien entreprendre avec elle, j’étais penaud, elle ne savait pas quoi dire. Elle n’a pas osé me mettre un ultimatum. Je lui ai proposé juste un verre, elle pleurait un peu, elle est partie furieuse. Elle voyait que j’hésitais encore à m’engager complètement avec elle après tout ce temps. Je m’en veux. Je suis allé faire des courses, puis je me suis préparé pour la fête.

Andreas nous fixa avec tristesse. Son chagrin remontait soudain, et il eut du mal à retenir quelques larmes. Nous laissâmes passer une longue pause. Par la suite, l’étudiant éploré nous révéla qu’il s’était montré pressé de se confronter à Grace le soir même. Il me décevait cette fois. Il était facile de deviner que sa motivation trouvait sa source dans une curiosité malsaine, à présent qu’il connaissait ses penchants de fille invertie. Grace était selon ses dires une très belle plante.

– Nicole m’a reproché tout ça quand on s’est disputé. Que ça m’excitait. Mais était-ce ma faute ? Ce n’est pas moi qui avais sorti la vidéo ! Chez la doyenne, le soir de la fête, je n’avais pas l’esprit à m’amuser. C’est Grace qui m’a abordé. Nous sommes en vacances. Il fait si beau. Avec Grace on a bavardé, et j’ai même oublié ce que Nicole venait de me dire sur elle. Je vous le jure. Et là « patatras » comme vous dites en français, Nicole nous a vus ensemble…

Il n’y avait pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner la suite. La mise en garde de Nicole avait échoué, et c’était comme si son ami allemand l’avait trahie une seconde fois. Le tympan d’une oreille amoureuse est un filtre spécial. Andreas revoyait encore d’ici le regard peiné et humilié de son amie. La déroute de la jeune Anglaise se calculait au carré des efforts qu’elle avait consentis pour ramener le jeune Allemand dans son giron. Il nous conta qu’elle avait pris la fuite immédiatement.

– Juste parce qu’elle vous avait vu ensemble, vous et Grace ? s’exclama Olivia. Mais si c’était une fête, vous pouviez parler avec son amie. Comment est-elle partie ? Elle était en voiture ?

– Je ne sais pas. Mais non, Nicole ne conduisait pas. Quelqu’un a dû l’emmener à la fête.

– On verra cela plus tard. Il était quelle heure ?

Dépassé, l’étudiant me lança un regard intense, comme si son esprit soudain avait perdu tout attache et qu’une étrangère comme moi pouvait bien faire office de bouée de sauvetage. Il pensait à la mort de Nicole. C’était quelque chose de réel. Son amie n’existait plus, il ne la reverrait plus, tandis que lui était encore en vie. Elle avait été là, elle ne l’était plus. Nous n’étions rien. Une collision insupportable se faisait jour, entre la présence et l’absence, coincée à l’intérieur d’une poussière de Temps.

– Quelle heure ? insista Olivia.

– Je ne sais pas ! s’écria Andreas, aussi excédé qu’abattu. Je ne l’ai plus revue… Je l’ai vue partir, il y avait du monde, je l’ai cherchée, mais personne ne l’a vue par la suite.

– C’était quelle heure ? Réfléchissez.

– Peut-être vers les deux heures du matin, ou un peu avant. Un peu avant, oui…

– Tant que ça ? Vous avez donc discuté longtemps avec Grace.

– On a…

Andreas se mordit la lèvre. Bien sûr qu’il se revoyait avec l’étudiante américaine.

– Vous avez ?…

Un nouveau silence s’incrusta. Sur le seuil, deux vieux s’apprêtaient à entrer. L’un d’eux s’éventait avec un journal, l’autre soulevait le vieux rideau en perles dont il manquait des fils. Le patron se fendit d’un rictus qui se voulait être un salut aimable.

– Dites-nous la vérité, Andreas.

Je me sentais gênée maintenant. Je savais ce qu’Andreas allait dire. Au procès aussi, il faudrait qu’il le dise. Le président lui poserait la question solennellement, et il devrait expliquer qu’il avait fait l’amour à Grace ce soir là. Je me rouspétais intérieurement, mais j’étais furieuse. J’avais envie qu’il crache sa vérité, qu’il parle, qu’il assume. Qu’il mît des mots sur la scène qu’Olivia et moi pressentions. Qu’il ne nous refît pas le rôle du lâche.

– Et puis zut, oui, ce soir là, Grace en voulait plus, articula-t-il enfin. Moi, pas forcément. Je n’étais pas pressé avec Nicole, donc je n’étais pas pressé avec elle non plus. J’ai un certain amour-propre, un certain honneur. Hélas, Grace a du charme. Un charme différent…mais irrésistible. Elle sait s’y prendre, elle.

– Vous avez couché avec elle ce soir là ?

Il n’osait dire oui. Mais son hochement répondait à sa place.

– En fait, Nicole vous a surpris à ce moment là…

Andreas acquiesça, effondré. Il repensait à la fuite de Nicole. Combien de temps lui restait-il à vivre alors ? Avait-elle été kidnappée ? Sa disparition n’avait été signalée que le surlendemain. A ma grande stupéfaction, j’appris que Nicole n’avait que peu d’amies, et que c’était sa mère, attendant un coup de fil et ne voyant pas de réponse à ses sms, qui avait donné l’alerte depuis les bureaux qu’elle nettoyait en Angleterre le lundi matin. Andreas but une gorgée, reposa son verre avec amertume. Les secondes s’allongeaient. La figure de l’Allemande se dilatait à vue d’œil. L’horreur du crime s’étalait comme une pâte sur sa figure rouge de chaleur et de honte. J’oubliais pour ma part de respirer. L’instant était brûlant et abominable, égal à l’ampleur de l’affaire, au calvaire vécu par Nicole. Puis Andreas reprit son verre, qu’il malaxa, ne sachant plus comment se mettre.

En voyant Olivia demeurer totalement impassible, l’idée me vint soudain qu’il jouait peut-être la comédie afin de se disculper. Alors il était vraiment mauvais acteur. Si le théâtre n’est que la vie portée à une certaine température, il n’avait pas trouvé la sienne.

– Je suis soupçonné parce que Nicole m’a surpris avec sa rivale, c’est ça ? s’emporta-t-il brusquement. Parce que je suis la dernière personne à l’avoir vue ?

Non, lui répondit la gendarme avec calme, tandis qu’elle se touchait le ventre comme pour protéger son fœtus. De toute façon, cette histoire était mystérieuse et sordide.

Olivia soupira et ajouta que d’autres témoins attestaient ses dires.

– Tout le monde dit que ce soir là elle cherchait son téléphone. Vous confirmez ?

Andreas réfléchit.

– Oui, c’est vrai, je me souviens…

– Savez-vous si elle l’a retrouvée ?

– Non, je ne sais pas, grogna l’étudiant allemand. Mais d’autres ont donc su que j’ai baisé avec Grace ? se mit-il à vociférer en reprenant tout à un coup un accent bavarois à couper au couteau, ce qui me fit un drôle d’effet.

– Des témoins confirment que Nicole a quitté précipitamment la fête sans avoir retrouvé son téléphone. L’un de vos camarades a répondu à mes collègues qu’il l’a vue ouvrir la porte menant au sous-sol vers deux heures du matin. Elle semblait paniquée. On aurait pu imaginer que c’était à cause de son téléphone perdu, mais désormais on sait pourquoi, et pas besoin de vous remuer le couteau dans la plaie, Andreas. C’était à cause de vous et de vos galipettes avec Grace. Vous êtes ici parce que j’ai besoin de savoir qui était Nicole et ce qui s’est passé, et vous êtes un proche, c’est tout. Vous n’avez donc pas revu Nicole par la suite ?

Il y eut un geste las et négatif de la part du jeune Allemand. La tension retomba un peu. Je notai la finesse de ses cheveux. Paul portait sur le crâne un crin épais, une véritable tignasse, mais je l’aimais bien aussi, cette tignasse, même si aujourd’hui elle se faisait moins touffue. Pourquoi songeais-je à cela ? Je venais de revoir Paul dans des conditions tout aussi terribles. Il avait abusé de moi, et personne n’était au courant. Ma voisine la gendarme la première. C’était un comble. Car Olivia était une femme, qui plus est une jeune femme, exquise, enceinte, nubile, à la page, autonome, les pieds sur terre, une femme de caractère, bien dans l’air du temps. Elle m’aurait soutenue…

Nous nous levâmes.

Une fois dehors, tandis que l’étudiant pressé avait disparu derrière un gros platane à l’autre bout de la place, Olivia poussa une exclamation :

– Zut !

– Que se passe-t-il ?

– Andreas était suffisamment embêté devant son verre, mais j’ai oublié de lui poser quelques questions sur cette Grace. Avec son histoire de coucherie, je n’ai pas voulu insister, et puis je fatiguais, mais quand j’y songe, j’aurais dû davantage en profiter. Bon, je ne peux pas courir, ni aboyer ici en pleine journée, mais vous, vous pouvez le rattraper. Vous avez l’air sportive. Vous pouvez le rattraper ?

La gendarme sourit alors que son regard se posait sur mes ballerines à cordes. Cette façon de procéder, en forme de pseudo harcèlement, était peut-être un stratagème de sa part.

– Allez, vous êtes chaussée pour, Diana. En tous cas, pas contre… Dépêchez-vous, ramenez-le quelques instants. On a encore besoin de lui. On n’en a pas pour longtemps.

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