13 - Dilemme

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Résumé des chapitres précédents – 1 à 12 :

Diana Artz vit dans la psychose depuis son agression. Soupçonnant son ex mari, Paul Debreuil, elle se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme en civil, Olivia Caron, qui utilise son temps libre pour aider dans l’enquête qui vient de s’ouvrir sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Sur le lieu du crime, une montre a été retrouvée, ce qui a mis Olivia sur la piste de Paul Debreuil. Paniquée, Diana a menti et prétexté que son mari est à l’étranger, et que la montre faisait partie d’un butin de cambriolage. Elle téléphone à Deuring qui lui promet de l’aider pour l’alibi de Paul. Ils se remémorent d’autres faits étranges, comme l’obsession de Paul pour courir dans de drôles de circonstances à Paris. Mais tout bascule. Une nuit d’orage, Paul revient à la charge et Diana subit ses outrages.

– 13 –

Paul m’avait abandonnée par la suite, nue et pantelante comme si de rien n’était. Il disparut dans les scories de l’orage. Je demeurai immobile pendant longtemps, jusqu’à m’endormir, laissant sécher en moi et sur moi les marques de son attaque abjecte. Que pouvais-je faire d’autre ?

Je me réveillai poisseuse. Le ciel m’était tombé sur la tête. Je sortis de la maison, dans un jour gris et maussade. Contrairement à la nature, entièrement rincée, j’étais devenue une espèce de loque sale. Il me fallait réfléchir avant de porter plainte. Pour oublier un tant soit peu cette seconde attaque, je souhaitais me concentrer sur une pensée d’avenir, un projet, ce qu’Emile, un ami de ma chère Sonia, appelait une « idée agréable ». Il est vrai que lorsque l’on a le soleil en soi, on va loin. Je me lançai dans le ménage à fond, tout un symbole. Mes gestes étaient pitoyables et mécaniques. Je me voilais la face. Je me disais machinalement que si je voulais partir en voyage par exemple, mon mas devait être parfaitement en ordre. Il fallait qu’il fût une espèce de sautoir en béton sur lequel j’allais pouvoir prendre tout l’élan nécessaire.

Dans l’après-midi, profitant de la baisse des températures, je m’enfuis dans la campagne, en empruntant la route des vins où je croisai des panoramas magnifiques, par Châteauneuf-le-Rouge, Beaurecueil, Le Tholonet, puis revenant sur mes pas, vers Puyloubier, Pourrières, Peynier, enfin Rousset, tandis que je cherchais tout contre le flanc de la Sainte Victoire un peu de réconfort. Les vignobles desséchés mamelonnaient à perte de vue, accrochant çà et là des moutons de chaleur. En réalité, ces paysages me laissaient parfaitement de glace. Je ne parvenais pas à faire halte dans aucun village. Il y avait trop de monde. Je ne sortis à l’air libre qu’au milieu de nulle part, après avoir pris un chemin au hasard, pour errer désemparée parmi les cyprès et les oliviers sauvages. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule. Le soir arriva. Les heures et l’effort puis mon périple aveugle avaient émoussé mon ire. J’essayai de ne plus repenser à cette intrusion pavée de violence, inattendue et inexplicable, inouïe, malsaine, obscène. Pourquoi tant de brutalité d’un coup ? Paul n’avait jamais été comme ça. J’avais renoncé pour le moment à aller porter plainte à la gendarmerie, bien qu’il y eût récidive, et cette fois c’était d’un autre tonneau, ô combien. Je connaissais mon agresseur : il s’agissait de mon ancien mari. Je n’ignorais pas qu’une grande part des viols avait lieu à l’intérieur des couples, dans la chambre à coucher, que le mari violait simplement sa femme, autrement dit qu’il la prenait le soir sans lui demander l’autorisation, quitte à n’obtenir que les mauvais gémissements. Mais je savais Paul instable et malade, et j’avais éprouvé des remords à le quitter quelques années plus tôt. Je l’avais laissé s’enfoncer dans son taudis, sans jamais prendre de nouvelles. Ici la faute, l’abus, le crime était le fait d’un être qui m’était familier, dont je m’étais occupé pendant longtemps. Je savais tout de son corps et il savait tout du mien.

Une autre voix dans ma tête me glissait que j’avais pourtant tort, et que Paul méritait une peine, et une sévère. C’est que la loi est en nous, et que nous y obéissions ou non, elle résonne telle une vieille cloche à l’écho confus, elle tapisse nos pensées. Le doute s’instilla en moi. Devais-je ou non me déplacer à la gendarmerie ? Et si jamais il recommençait ? Etait-il dangereux ? Malgré ce qu’il m’avait fait, je n’arrivais pas à y croire. Brutalité ne voulait pas dire méchanceté. Quelle horreur ! Mon cerveau saturait.

Pour couper court à ce dilemme, je pris une douche, avec la hâte de me débarrasser une nouvelle fois de l’injure faite à mon corps la veille au soir. Pourtant, à force de penser à Paul, à me convaincre que sa rechute expliquait son acte, je n’éprouvai plus autant cette répugnance qui vous saisit à ce moment là. Ce n’était pas d’être trop choquée qui me turlupinait, c’était somme toute de ne plus l’être suffisamment.

Le lendemain matin, Nicolas passa me voir avant de vaquer à ses rendez-vous dont plusieurs se situaient à Lambron. Je me fis désagréable avec lui. Ses clients n’étaient que de vieux grigous pleins de sous, avides de connaître le rendement de leur assurance-vie. Il ne comprit pas ma hargne, elle lui parut étrange ; il mit cela sur le coup de la première agression. Pour moi, il était hors de question de lui révéler quoi que ce fût. Je ne me comprenais guère moi-même, mais une force me poussait à considérer mon agresseur avant tout comme quelqu’un de ma famille. Un être d’importance que je devais épargner, dont mon existence personnelle dépendait. C’était pourtant ridicule et infâme. Je me faisais honte. Alors je cherchais des explications à la conduite de Paul. Peut-être avait-il repéré ma venue chez lui, dans son bouge hippie, et qu’en retour, venant me rendre visite au moment de l’orage, par cette chaleur étouffante et électrique, il avait cédé et profité de ma faiblesse ? Etait-il en manque ? Quelle goujaterie que ce manque, alors ! Mon peignoir plus fin et transparent qu’une membrane nous avait fourvoyés tous les deux.

D’autres pensées affluaient, des arguments abstrus dont je n’arrivais plus à me défaire. Et tandis que Nicolas était en train de me serrer dans les bras, je réfléchissais au fait que Paul ne m’avait jamais fait défaut à l’époque où je démarrais ma vie professionnelle à Paris. Cette propension au rut animal n’était pas dans sa vraie nature. Il s’était toujours montré doux durant nos ébats, parfois même trop, je l’avais regretté secrètement un peu. L’incongruité et la violence de son comportement devaient s’expliquer par un dérèglement mental supplémentaire. Un point, c’est tout. Une puissance mystérieuse, dont j’avais toujours supplié qu’elle ne se révélât pas une tumeur au cerveau, avait mis en défaut sa volonté et l’avait conduit à une telle vilenie, un peu comme cette fringale de courir à la Défense, durant des heures, dans n’importe quelle tenue, alors que cela n’avait ni queue ni tête. Peut-être était-ce un bien qu’il se fût isolé à ce point au fond de la garrigue, pour y devenir homme des bois ? Alors, que demander ? Ses parents alimentaient son compte, une dame lui faisait ses courses et lui prenait son linge. En bref, sa routine était au point. Pour le moment, rien ne prouvait qu’il avait tué Nicole Dunham. Il n’avait fait de mal à personne, sauf à moi, qui étais du reste peut-être à même de le tolérer. Quant à Nicolas, il n’avait rien à savoir là-dessus. Le problème « Paul Debreuil » ne le regardait pas.

Le temps demande à être occupé. Ma journée fut morose. Malgré tout, la pensée de l’agression me taraudait. Que faire ? A la radio, une émission venait justement d’évoquer l’affaire du savant Rametane, un théologien musulman en prison pour viol. Il clamait son innocence, lui, le serpent, et bêlait comme un agneau égaré afin de pouvoir en sortir. Il forçait ses victimes à culpabiliser, à douter, à se rétracter. J’avais éteint de rage, en songeant à la pauvre Nicole Dunham. Mais soudain je fus prise de dégoût. Ne m’avilissais-je pas moi-même, en dédouanant à tout prix Paul ? J’avais été horrible le matin avec Nicolas, alors qu’il tentait de me réconforter, je vouais aux gémonies Rametane, mais j’avais décidé par sentimentalisme, peut-être un reliquat d’affection cachée et inepte, et surtout une certaine dose d’inconséquence de laisser tranquille mon ancien mari.

Partir en voyage était peut-être la solution. Je sautai en voiture et me rendis à Aix. Fomentais-je une fuite ? Je n’avais pas la réponse. Je me garai sur une petite place du centre ville. Quelle ironie en constatant, à la présence des nombreux gyrophares, que j’étais en face du commissariat central. Je comptais demeurer indifférente, avec toutefois un fond d’aigreur en moi, un écœurement diffus en mettant le pied sur le trottoir. Qui étais-je ? Comment se montrer impavide devant de tels événements ? Etais-je devenue aussi dure que le marbre d’une tombe ? Devais-je livrer Paul ? Le délivrer de lui-même, au fond ? Les femmes tentent d’une autre manière de le faire avec tous les hommes tous les soirs.

J’avais lu comme tout le monde les articles d’Internet sur le viol et sa difficile prise en considération à la fois par la police et la justice. Je connaissais les doutes qui peuvent nous traverser, nous les femmes, les victimes. Je savais bien ce qu’on dit : victimes ou coupables, les femmes sont toujours victimes. En même temps, beaucoup d’entre elles culpabilisent. On affirme souvent qu’il se peut qu’elles aient aguiché leur violeur, même à distance, ou de façon inconsciente. Voire qu’elles en avaient envie, à l’intérieur d’une zone grise. Peut-être méritent-elles qu’on leur écarte les jambes de force, puisqu’elles sont la cible, et les hommes la flèche, et que le droit naturel a encore de beaux restes devant lui. Les procédures sont lourdes, les violeurs vite jugés, vite libérés. L’essentiel est ailleurs, je le sais : les femmes préfèrent se contenter d’une punition légère pour leur bourreau, en correctionnelle, du moment que la célérité du verdict est assurée. Nous préférons une justice rapide à une justice juste. La vie est courte, et une femme violée espère se remettre rapidement à vivre. Elle voudrait secréter quelque amour encore, et non une violente rancœur, voire une haine de l’existence. Qui ne la comprendrait pas ? Dans mon cas, je pourrais aller plus vite encore. Il me semble pouvoir pardonner à Paul, et Nicolas commence à m’indifférer, et là où je travaille, le service s’est largement féminisé, sans hommes dont la présence pourrait m’être ces jours-ci insupportable. Du reste, je me dis que les hommes bons devraient être impitoyables vis-à-vis des violeurs, de telle façon à préserver habilement les faveurs de toutes les femmes à leur égard.

J’hésitai donc encore à changer mes plans, à traverser la place et, au lieu d’entrer dans l’agence de voyage, à pénétrer dans le commissariat. Je m’éloignai sous les platanes, en renonçant. Et puis, n’avais-je pas menti à la gendarme venue chez moi à propos de Paul ? En le dénonçant, je m’accusais aussi. Je pouvais même être prise pour sa complice dans l’affaire Dunham. C’était trop grave. A ce moment, comme je tançais une dernière fois ma conscience, une voix retentit derrière moi. Je me retournai et demeurai en plan. C’était justement Olivia Caron, la gendarme qui m’avait rendu visite l’autre jour.

– Hé, mais vous traînez dans le coin ? Vous venez nous rendre visite ?

J’étais sans voix. Elle rayonnait, avec son petit ventre en brioche, ses joues roses et son grand sourire. Je ressentis un pincement de jalousie.

– Vous avez des choses à nous dire ? poursuivit-elle. Ou bien aux policiers ?

Décidément, par déformation professionnelle sans doute, ses entames qui se voulaient plutôt sympathiques sur le ton avaient pour la forme un goût prononcé de suspicion.

– Vous n’êtes pas en uniforme ? répliquai-je enfin avec une moue un peu dédaigneuse, une façon d’essayer de la dominer à mon tour.

– C’est vrai, admit la gendarme, je suis comme l’autre fois. Aujourd’hui, c’est mon jour de congé. Je suis passée voir une amie policière pour un tuyau sur les crèches. Il faut que je m’en occupe ! s’exclama Olivia en m’indiquant son ventre. Les places coûtent cher, mon mari me tanne. Il faut anticiper.

– Des nouvelles sur la mort de Nicole Dunham ?

– Je ne sais pas si je dois vous répondre. Bon, je ne vais pas trahir le secret professionnel en vous disant que son autopsie n’est toujours pas terminée. Le consulat anglais à Marseille fait des siennes. C’est souvent le cas lorsque la victime est étrangère. Je continue ma petite enquête. Au fait, j’ai téléphoné au laboratoire parisien où travaille votre ex mari. Ils m’ont dit qu’ils allaient le contacter. Vous aviez raison. En ce moment, il est en forêt équatoriale…

Elle réitéra son sourire, que je trouvais légèrement goguenard, presque provoquant. Guettait-elle ma réaction ? Sa frimousse pleine d’alacrité était en tous cas une insulte à mon sort.

– Je suis désolée de vous parler de lui…

– Non, pas grave. Je vous ai dit qu’avec Paul nous étions restés en bons termes…

Mon ventre se noua. Un ange passa. La jeune femme m’apparaissait toujours aussi accessible et accorte. Je voyais bien qu’elle tentait elle aussi de prolonger la conversation.

– Voudriez-vous prendre un café ? proposai-je.

Quelque chose me poussait à garder le contact. Je voulais savoir ce qui trottait dans sa tête à propos de mon ex mari. Olivia consulta l’heure sur son téléphone, puis hocha la tête, avec ce rictus débonnaire et cette joliesse qui la caractérisaient. La brise lui souleva une mèche ; ses yeux pétillaient.

– Je ne peux pas. Je repars pour un rendez-vous qui concerne notre affaire. Je dis « notre » à cause de l’histoire de la montre, vous comprenez ?

A quoi jouait-elle ? La gendarme sembla réfléchir, comme si elle cachait quelque chose.

– Ecoutez, lança-t-elle soudain, voudriez-vous venir avec moi ? Je vous emmène.

Je laissai échapper une exclamation. Olivia enchaîna :

– Puisque c’est une enquête non officieuse, ce n’est pas gênant. La section de recherches est débordée, et j’ai envie de m’occuper de défendre cette pauvre Nicole Dunham. Ce qu’elle a enduré m’écœure. J’ai envie que l’on se rebiffe, nous les femmes. Les chiffres des viols deviennent hallucinants. C’est partout et tous les jours. Je me sens en mission, même en civil. Vous êtes avec moi ? D’une certaine façon, on a le droit de s’épauler, non ?

On eût dit qu’elle était au courant pour ce que je venais de subir moi-même, c’en était stupéfiant. Que d’une certaine manière, elle me poussait à me relever. Cette réflexion, fausse ou non, me redonna un certain nerf. Et pourquoi pas ? La spontanéité de la jeune femme me plaisait. Je n’avais pas à me montrer curieuse, puisque c’est elle qui m’invitait. Je me refusais de croire qu’elle me tendait un piège. Il y avait quelque chose de secret et de saugrenu dans cette jeune femme. Je hochai la tête. Sa voiture était tout près, m’indiqua-t-elle. Alors je la suivis, la mâchoire un peu crispée.

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