11 - La Limousine

12 minutes de lecture

Résumé des chapitres précédents – 1 à 10 :

Diana Artz habite un mas non loin d’Aix-en-Provence. Elle vit dans la psychose depuis son agression, voilà quinze jours. Soupçonnant son ex mari, Paul Debreuil, elle se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses obsessions, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme en civil, Olivia Caron, qui utilise son temps libre pour donner un coup de main dans l’enquête qui vient de s’ouvrir sur la mort d’une étudiante aux origines modestes, Nicole Dunham. Sur le lieu du crime, une montre a été retrouvée, avec des initiales P & D, qui conduisent la gendarme directement à l’ancienne adresse de Paul Debreuil. Prise au dépourvu, Diana argue que la montre a disparu lors d’un cambriolage, que de toute façon son ex mari Paul est retourné en Afrique pour travailler, que simplement le changement d’adresse n’a pas été fait. La gendarme lui promet qu’il y aura des vérifications. Diana est effondrée.

– 11 –

Je n’avais pas eu le choix. Paul avait peut-être fait une énorme bêtise. J’avais promis à son père si bon et généreux de faire tout mon possible pour veiller sur lui. Paul était malade. Nous le savions.

A supposé que la gendarme Olivia Caron, avec son petit minois charmant mais fouineur, eût un doute dans son esprit, elle allait faire des recherches auprès des impôts et des organismes sociaux pour obtenir l’adresse actuelle de Paul Debreuil. Cette femme verrait que j’avais menti.

Quelle honte ! Sur le moment, j’optai pour une douche qui allait me rafraichir, me délasser, me décrasser de ce sentiment odieux qui se cramponnait à moi comme une tique. En sortant de la cabine, ma résolution était prise : il fallait déminer le terrain. Je fis défiler mes contacts sur le téléphone.

Charles Deuring ne répondit pas. Après lui avoir laissé un message sur un ton plutôt pressant, ainsi qu’un SMS, je me rabattis sur Nicolas. J’expliquai à ce dernier qu’il me fallait des papiers d’assurance pour attester de façon urgente l’inventaire d’un ancien cambriolage. Mes explications étaient fumeuses, mais je savais qu’il était prêt à tout pour moi. Il fut d’accord sans en demander davantage.

– On peut se retrouver ?

– Si tu veux…

Un bip retentit. Je regardai mon écran. Par texto, Charles Deuring m’avertissait qu’il allait me rappeler plus tard, dès que possible. Je me retrouvai donc en soirée chez Nicolas.

– Tu as les papiers ? lui demandai-je fébrilement.

– Oui, ou plutôt non. Je veux dire : pas ici. Pas encore.

– Mais c’est toi qui assures ma maison !

– Oui, mais quand tu m’as appelé, j’étais avec des clients dehors. Je ne suis pas repassé par les bureaux. Il faut que je regarde dans ton dossier. Tu peux patienter, non ?

Ma déception était visible. Nicolas me servit à boire, je l’observai du coin de l’œil.

Décidément, c’était la journée des mensonges. Quelque chose s’était bel et bien cassé en moi. En affirmant que mon compagnon avait du charme, de l’allant, et une bonne situation, je me mentais aussi désormais beaucoup à moi-même : il ne me faisait plus rêver. Mes emportements de gamine émoustillée en sa présence étaient loin. Cela ne remontait pas à si longtemps pourtant. Mais je ne goûtais plus le sel de sa gentille carcasse, l’excitation de sa poitrine bronzée collée tout contre moi, la suavité de sa bouche ciselée, ou quand sa main, se posant sur mon épaule, avait ce mouvement de descente affectueux qui donnait à tout mon corps la décharge dont il avait besoin pour vivre.

Lovée contre lui dans le canapé, mon bras ne s’avérait plus que le levier d’un bandit-manchot. Nicolas l’actionnait, relevait sa tête au-dessus de mon visage, je l’embrassais, il me donnait sa langue, j’entrouvrais les jambes puisqu’il le souhaitait, mécanique des femmes. Nous mangions l’un devant l’autre, effroyables et lentes mastications d’un amour déjà usé. Tel un fil de suture dans le corps, cet amour s’abolissait de lui-même. Je n’arrivais plus à saisir mon compagnon, objet devenu fantôme, transparent, ainsi qu’à me persuader que c’est lui que j’aimais. N’était-ce pas grave ? Je considérais Nicolas comme un amant, il était devenu une sorte de mari caché, aux qualités fonctionnelles, c’était tout. D’ailleurs, la pensée me vint que mes amies mariées, qui le connaissaient, étaient toujours un peu décontenancées de jamais nous voir évoquer des projets autres que des sorties ou des voyages. Quelle déveine ! C’était sans doute ma faute. Nicolas était pourtant un parti excellent, si je voulais être une analyste cynique mais objective. Mais c’est par notre propre médiocrité que nous gâchons les humains autour de nous, comme de la pâte que nous sommes incapables de faire lever, malgré une recette plutôt simple.

Tout ce cafard, était-ce à cause de ce que je venais de redécouvrir sur Paul ? Sa possible agression sur moi ? La visite de la gendarme aujourd’hui ? Le fait qu’il eût possiblement assassiné cette jeune femme ?

Cette éventualité m’avait sauté à la gorge. Sur le chemin du retour, Charles Deuring me rappela enfin.

– Je suis sûre qu’il est en rechute, Charles. Et peut-être pire. Vous êtes au courant pour le meurtre d’une jeune Anglaise ici, dans la région ? On a retrouvé son corps…

Il me répondit par l’affirmative, tout en percevant mon trouble. Je le mis au courant de tout : le meurtre de Nicole Dunham, la montre de Paul, l’aide de Nicolas. Et bien sûr, le fait que j’avais affirmé à la gendarme Caron que Paul Debreuil travaillait à cette heure en Afrique.

– Vous avez bien fait, Diana. Je vais m’occuper de tout cela immédiatement. Je pense que c’est possible. La gendarmerie n’y verra que du feu, et nous pourrons aviser tranquillement. Vous êtes allée chez Paul ?

Je lui racontai ma visite, les peaux d’animaux, les plantes à l’état sauvage, le bazar innommable. Paul était définitivement devenu un marginal.

– Il a dû se remettre à courir, Charles…

– Ah…

Deuring savait comme moi l’importance de ce détail.

– Oui, quatre paires de baskets étaient alignées sous le porche de son mobil-home. C’est bien lui, n’est-ce pas ? Comme à Paris. Vous vous rappelez ?

Paris, quartier de la Défense, janvier 2008

Le vent s’est remis au nord et s’engouffre sans peine entre les gratte-ciel. Les journées en cette saison sont glaciales. Une bourrasque griffe mes joues, tire sur mes cheveux, s’infiltre dans mon manteau. Si cela continue de souffler, Parisienne élégante je ne vais plus le rester très longtemps. Je réajuste mon béret et me dépêche. Une surprise m’attend en bas du building de verre. Minuscule et comme écrasée par la masse grise de la tour gigantesque, une limousine me guette.

Je tourne. L’auto formidable démarre et se rapproche de moi. La vitre arrière se baisse. Une main crochue me fait signe, elle veut m’arracher du trottoir. J’hésite. Les mots sont convaincants, la portière s’ouvre et je m’engouffre finalement à l’intérieur, le cœur battant.

Je me retrouve assise au chaud dans un large espace ovale qui scintille, sur une banquette en cuir cernée de bakélite luxueuse. Deux types d’un certain âge en costume me font face.

– Madame Debreuil, je suis heureux que vous ayez accepté notre invitation. Je me nomme Charles Deuring. Je travaille à la Défense, mon nom vous dit évidemment quelque chose…

Je pâlis. J’ai en face de moi le patron de Paul.

– Rassurez-vous. Il n’y a rien de grave. Voici Otto Schüller, un ami qui a le plaisir de nous accueillir dans son sublime carrosse. Vraiment, je vous remercie. Il fallait que nous ayons un entretien, vous et moi.

Schüller l’interrompt. Avais-je envie de boire quelque chose ?

– Evidemment, reprend Charles Deuring, j’oublie à tous mes devoirs. Martini ? Perrier ? Ou peut-être un café bien chaud par ce froid de canard ?

Il se tourne du côté de l’allée centrale. Un coffre en acajou fait office de bar, chromé aux angles. Un écran de luxe trône au-dessus. J’opte pour le café.

– Je sais que cela peut vous paraître vaniteux de ma part, émet le patron de laboratoire, mais c’est moi qui appréhende cet entretien... Non non non, laissez-moi finir, me dit-il en voyant que je m’apprête à l’interrompre. Bien sûr, vous avez compris que c’est à propos de votre mari, Paul Debreuil. Je l’estime beaucoup. C’est un bon chercheur. De tout premier plan. Il a concouru à notre succès dès le départ, il était dans les pionniers de cette aventure. Ordonné, discipliné, travailleur, agréable au contact, tout pour être parfait, croyez-moi. Un être remarquable. C’est pour cela que j’ai un pincement au cœur à venir vous importuner maintenant. Mais je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose de... comment dirais-je, fatal ? Grave ? Depuis quelques mois, il éveille notre curiosité. Son comportement devient déroutant.

Deuring me fait passer une chemine avec de minuscules graffitis à l’intérieur, des séries à n’en plus finir. C’est de lui ?

– Oui, c’est bien votre mari à l’origine de ces dessins. Entre autres… C’est d’ailleurs pourquoi j’ai fait appel à mon ami Otto, qui s’y connait bien mieux que moi en art et en histoire, pour m’aiguiller, et c’est aussi pour qu’il me croit, comme vous aussi du reste, que nous sommes à cette heure en train de nous promener dans les rues de la Défense.

– Je ne vous suis pas totalement, dis-je alors que je m’attends au pire.

– Hé bien, il est quinze heures de l’après-midi. Vous profitez de votre journée de repos pour aller en courses – nous sommes bien renseignés sur vous et Paul, je dois vous le confesser. Votre mari, lui, devrait être à son travail, mais il n’est pas au labo à l’instant où je vous parle, termine Deuring sur le même ton éminemment courtois.

– Que voulez-vous dire ? Où est-il ? Il lui est arrivé quelque chose ?

– Non, pas plus aujourd’hui qu’hier ou avant-hier. A dire vrai, chère madame, je vais être franc, votre mari sèche régulièrement son travail.

Le ton s’est imperceptiblement durci. Quant à moi, je suis irritée d’apprendre que ces deux types sont des pervers qui espionnent mon couple. Le gardien de notre immeuble a dû leur accorder des tuyaux. J’acquiesce néanmoins. Je veux savoir.

– Et vous, me questionne Deuring, savez-vous ce qu’il fait ?

Je secoue la tête, remplie d’appréhension. Je pâlis : Paul coucherait-il avec une autre femme ? Charles Deuring a écarté le rideau pour regarder à travers la vitre teintée.

– Attendez, chère Diana, nous ne devrions pas tarder à l’apercevoir…

La limousine s’arrête devant la tour Gambetta.

– Mon chauffeur a appris ton parcours par cœur, Charles, intervient Otto Schüller en gloussant. C’est un bon chauffeur.

Tout ce cinéma est énigmatique au possible.

– Voilà c’est lui ! s’exclame tout à coup Charles Deuring. Extraordinaire ! Pile à l’heure. J’en étais sûr !

Il se tourne vers moi en souriant benoîtement.

– Gabriel, ne le perdez pas de vue, commande aussitôt Otto Schüller à son chauffeur.

Et la limousine accélère doucement.

Où cela ? Je n’arrive pas à comprendre où veut en venir cet homme, Deuring. Je regarde par la vitre, mais je n’aperçois pas Paul.

Sur le trottoir que nous longeons à vitesse modérée circule un peu de monde. Le flux d’autos n’est pas très dense. En dépit du froid, des jeunes font des démonstrations de rollers en bordure d’esplanade. Comme des géants attentifs, les gratte-ciel gigantesques sont leur seul public.

– L’apercevez-vous là-bas ? me demande Charles Deuring sur un ton excité. C’est lui !

Je regarde dans la direction qu’il m’indique. Tout à coup, j’écarquille les yeux, éberluée. C’est bien lui. Paul trotte à vive allure, en simple veste. Les rares passants se retournent, non pas que les joggers soient rares en hiver, mais parce qu’en général, ils courent avec une tenue adéquate. Ce n’est pas le cas de ce coureur. Paul vient de longer le Septentrion et s’engouffre dans l’avenue Jean Moulin.

Silencieuse, la limousine force légèrement l’allure et le rattrape, sans le dépasser.

– Presque chaque après-midi, votre mari quitte notre laboratoire sans rien demander. Aucune explication. Il court ainsi sans jamais s’arrêter. Il court, c’est tout. Il se fiche du temps qu’il fait, froid, pluie, soleil. Votre mari est extraordinaire, madame...

Paul a ralenti pour grimper sur une balustrade de pierre assez haute afin d’éviter des travaux. J’aperçois clairement son profil. Aucun doute. Il porte son veston du matin, sans le manteau, la cravate dénouée, ses nouvelles chaussures aux pieds. Je comprends maintenant pourquoi récemment il a aussi souvent changé de paires. Je les retrouve en piteux état, maltraitées, grises de poussière. Quelle est cette farce ? Quelle mouche l’a piqué ? A quoi joue-t-il ? C’est ridicule.

Ce spectacle doublé de ce mystère n’est nullement à mon goût. Je trouve l’enthousiasme de Deuring déplacé. Je sais bien que Paul traverse une passe difficile, mais peut-être veut-il tester une nouvelle passion ? L’humiliation totale. Ou bien il est devenu fou, ici, à la Défense. Une sorte de schizophrénie à dominante sportive.

– Le genre humain me fascine, plus que l’art et le dessin, vous savez, Mme Debreuil, reprend Charles Deuring. Et votre mari me fascine plus encore. Il est plus qu’étrange. Voyez ces dessins que nous avons retrouvés et qu’il n’a pas arrêté de semer un peu partout dans nos bureaux le trimestre dernier. Et il court ainsi comme je vous l’ai dit depuis un mois. C’est comme une récréation, et il ne demande aucune autorisation à personne. Il ne fait rien d’autre. Il court parfois plus de deux heures, c’est surtout cela que je trouve étonnant, en dehors du fait qu’il s’échappe de son travail. Il ne semble pas peiner d’ailleurs. Il a de l’énergie à revendre. Je vous félicite pour le contenu de vos repas.

S’il a voulu plaisanter, c’est raté. Je suis désarçonnée et meurtrie. Paul fait le pitre, et heureusement qu’il a un patron comme ce Deuring, qui semble s’en amuser.

Ce dernier me pose la main sur l’avant-bras.

– Je comprends votre frustration, Diana. Vous permettez que je vous appelle Diana ? Nous aussi nous nous posons beaucoup de questions à propos de votre mari. Au travail, il a des périodes de grand mutisme, voire plus. Des absences, des somnolences. Vous n’avez rien remarqué d’anormal chez lui ?

Je suis abasourdie. Bien sûr que j’ai remarqué les difficultés de Paul depuis un bon moment déjà. Mais en même temps, il semble avoir toute sa raison, et ses aptitudes intellectuelles sont les mêmes. D’ailleurs Deuring me le confirme.

Les résidences d’Orion sont en vue. La limousine file Paul, lequel court toujours à bonne allure. Nous finissons par perdre mon mari, au détour d’une rue plus étroite dans laquelle notre auto ne peut manœuvrer. La limousine me dépose finalement devant une série de boutiques. Charles Deuring est resté évasif quant à ses conclusions. Il me recontactera plus tard. Je sens qu’il veut aider Paul. C’est un type bien. Mais on dirait qu’il est intéressé par quelque chose de précis sans qu’il lui soit possible de dire quoi.

La limousine va redémarrer lorsque le patron de Paul me rappelle à la fenêtre. Il a encore quelque chose à me demander, une chose si saugrenue que je ne le prends pas au sérieux sur le moment. Et je vais oublier.

– Pourriez-vous mesurer la taille des pieds de votre mari, chère madame ? Vous me le promettez ?



– Bon, me dit Charles avant de raccrocher, je vais faire le nécessaire pour « déménager » officiellement Paul en Afrique. Il est censé travailler là-bas. Voire s’y être installé définitivement, ajouta mon ami avec ironie, d’après ce que vous avez raconté. Ainsi, nous serons débarrassés de votre fouineuse de gendarme. De votre côté, Diana, tenez-moi au courant pour tout. Autre chose à me dire, sinon ?

– Non…

– Bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’hésitez pas.

– Entendu…

– Diana ?

– Oui ?

– Comme vous, je suis vraiment désolé pour cette pauvre Anglaise, Nicole Dunham. Mais vous-même, ne vous faites pas de bile plus que de raison. Nous connaissons Paul. Nous voulons le protéger. Nous savons ce qu’il a traversé comme épreuves. Il a eu une capacité de résistance extraordinaire. Peu comme lui ont une telle résilience. Et songez que ce qu’il représente, et ce qui lui arrive, - je suis bien malgré moi obligé de le reconnaître, vous le savez, et vous y viendrez aussi - est passionnant et capital. Ne l’oubliez pas, je vous en conjure.

Annotations

Vous aimez lire Delia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0