6 - Les grands fauves

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Résumé des chapitres précédents – 1 à 5 : Pour Diana Artz, les problèmes n’ont pas commencé avec cette intrusion d’un inconnu dans sa maison perdue en pleine garrigue non loin d’Aix. Mariée à Paul, elle a habité à la Défense, puis en Touraine, et finalement, la personnalité de Paul changeant de plus en plus, elle a accepté de le suivre en Provence. Là-bas, ils ont divorcé. Les gendarmes venus pour son agression lui ont appris la disparition d’un petit garçon dans la région. La psychose s’installe. Un jour qu’elle a crevé, le temps qu’on lui répare sa roue, elle a cru apercevoir un homme en train de l’épier. Par-dessus le marché, elle découvre que sa passion pour Nicolas, son nouveau compagnon, s’est notablement tarie.

– 6 –

Au sujet des enfants, je me disais que j’avais encore le temps. Je venais d’avoir trente-cinq ans. Joanna et Elisabeth avaient eu leur deuxième seulement à cet âge-là. Pourtant, chaque fois, lorsque j’essayais de me rassurer, une autre pensée ajoutait son ombre et ruinait tout : ce n’était pas non plus si jeune, et le temps passait. Mon cœur s’accélérait lorsque je lisais dans les magazines le nombre de femmes qui, à quarante ans, se retrouvaient seules, sans mari et sans progéniture. En public, elles parlaient crânement de choix mûrement réfléchi, de planète à soulager, de climat à sauver. Mais en leur for intérieur, leurs certitudes s’écaillaient sous l’acide d’entêtantes questions. Il allait falloir se décider. Je percevais la piqûre des aiguilles de la grande horloge biologique. Un jour, mon ventre évoluerait, il ne serait plus si souple, mes reins auraient du mal, mes vertèbres ploieraient. Je n’étais pas non plus contre le mariage.

Nicolas semblait d’accord. Il me l’avait avoué le mois dernier, en s’approchant avec une étincelle dans l’œil, doublé d’une hésitation que je ne lui connaissais pas, un air grave, inhabituel :

– Tu sais, Diana, m’avait-il confessé, je voulais te dire… Moi je me disais que si tu avais des attentes, je ne serai pas contre qu’on officialise tous les deux. Je sais bien qu’on se voit moins en ce moment. Mais cela m’ennuie.

– Comment cela ? Que veux-tu dire ?

– Hé bien, on n’a jamais osé aborder trop le sujet, puisqu’on a dit qu’on vivait ensemble comme ça, que l’on verrait bien, mais je me suis jamais interdit de parler union. Je veux dire, mariage…

J’étais restée un peu interloquée. Ce n’était pas une demande en bonne et due forme, mais cela y ressemblait. Je finis par sourire devant son air penaud. En vérité, je n’en menais pas large. Nicolas désirait-il me tester ? Je répondis :

– Monsieur y songe ?

– Oui, assura-t-il en prenant un air de défense, je ne suis pas si orgueilleux que cela, cela ne me fait pas peur de me mettre la bague au doigt.

Ce soir-là, après nos retrouvailles sur le parking puis sur le canapé, nous nous dispensâmes de bavarder sur les choses de la vie. Nicolas m’enlaça comme il fallait, sentant ma retenue et la mettant sur le compte de cette réserve un peu stricte qui était ma marque, puis nous nous dîmes au-revoir, yeux dans les yeux. Je n’avais rien contre les démonstrations de tendresse, à partir du moment où cette tendresse s’ébrouait dans l’intimité, mais avais-je encore envie d’intimité avec Nicolas ? Un sentiment de malaise me saisit, qu’il me fallut cacher, ce qui me déstabilisa encore un peu plus. Si j’avais poursuivi la conversation, à la suite du mariage nous aurions évoqué la possibilité de faire un enfant, et Nicolas était un homme, il avait le temps. L’épée de Damoclès qui est au dessus de nous n’a pourtant pas le même tranchant que nous soyons un homme ou une femme. Prendre la décision d’enfanter était une question que je devais traiter seule. Sinon, elle me fût apparue en toute sincérité comme un peu dévoyée, déplacée, mécaniquement faussée. Puisque son travail accaparait Nicolas, cela m’ôtait le scrupule de repousser indéfiniment le sujet. J’avais peur aussi.

Là dessus, Elisabeth partie en vacances, et Joanna et Quentin n’étant pas revenus, je n’eus personne à qui me confier. Alors dans les jours suivants, je retournai à mon rangement et mes vidéos d’animaux sauvages. C’était devenu ma marotte devant la tablette, à côté des séries. Je me délassais de voir des lycaons s’en prendre aux zèbres, et des babouins dévorer vivants des flamants roses. Cette chose était possible. Cette chose était horrible. Des singes armés de canines invraisemblables faisaient des bonds extraordinaires pour sauter sur de pauvres volatiles qu’ils dévoraient vivants, en les dépiautant à peine de leurs plumes. L’oiseau vivait encore alors que le babouin croquait dedans, au hasard, à cœur de chair, sans se poser de question. La nature est si variée. Elle nous réserve tant de surprises.

En vérité, sa cruauté est à la mesure de son inconscience. Je balayai en même temps mes réflexions sur la vie en me réfugiant dans un verre de vin. La région d’Aix produisait d’excellents cépages, et c’était comme les fruits et légumes, un petit producteur du coin m’en fournissait et j’étais sûre et certaine de sa qualité.

Je me demandais s’il était bon de continuer à regarder ces vidéos sur les animaux sauvages. National Geographic possédait une chaîne sur You tube où l’on pouvait voir la faune se déchaîner à toutes les latitudes, sans compter les films que mettaient en ligne les touristes au retour de leurs safaris. Les extraits situés dans la savane m’intéressaient le plus. A quelques exceptions près, – le grizzli qui se ruait sur le petit bison, l’ours blanc provoquant la panique dans un banc de morses, – je préférais l’attaque des fauves et en particulier des lions. Je ne savais pourquoi, ces animaux me fascinaient. Dans la réalité, les lions passent beaucoup de temps à dormir, mais dans ces vidéos prises par les amateurs, on en voyait quantité en train d’attraper des buffles, des impalas, des gnous. Les touristes savaient très bien ce qu’ils voulaient filmer.

Le chasseur et la proie vivaient l’un à côté de l’autre. Je n’arrivais pas à comprendre que les herbivores ne prissent pas la peine de déménager pour de bon. Non, c’était la vie. Ils étaient ensemble, à la vie, à la mort. Les buffles, par exemple, étaient extraordinairement débonnaires. Lorsque les lions les entouraient, les bestiaux placés sur les bords se contentaient de remuer le cou et de charger un peu, et les lions se méfiaient de leurs cornes puissantes. Cette coexistence semblait parfois un peu stupide. Vous voyiez un buffle qui chargeait deux immenses lions mâles, lesquels s’enfuyaient. Mais s’étant trop avancé, quand la brave créature faisait demi-tour pour rejoindre les siens, alors c’étaient les lions qui lui sautaient dessus. Il fallait savoir. Ce jeu du chat de la souris s’avérait éreintant. On eût pu même dire qu’il était tout à fait imbécile. En vérité, c’étaient des animaux tranquilles qui partageaient le même territoire, et qui vivaient selon leurs instincts, depuis des temps immémoriaux. Leur bestialité ne méritait pas notre opprobre. Leur sauvagerie n’était pas une tare.

Les buffles vivaient, s’ébattaient, broutaient tout en se défendant en permanence. Quand l’un deux se trouvait isolé, on voyait un essaim de lionnes lui courir après, bondir sur son dos telles des sauterelles, puis un énorme lion lui agripper le cou, serrer avec ses mâchoires afin de l’étouffer à mort, tenter de l’immobiliser à l’aide de ses grosses pattes. Le buffle fou tournait alors, meuglait, donnait des coups de tête à droite à gauche, d’autres buffles parfois venaient le sauver, ou bien il arrivait à se dégager de ses entraves griffues, et même à fuir. La plupart des vidéos montrait des buffles qui s’en sortaient au final, c’était moins le cas avec les gnous, les gazelles et les jeunes girafes, dont la carotide était vulnérable et ressemblait vite à une fontaine de sang frais.

Ce qui était singulier, c’étaient les attaques au milieu des voitures de touristes. Les lions vous attrapaient une antilope perdue au milieu de dizaines de quatre-quatre, entre les portières. Les moteurs tournaient, les lions habitués s’en moquaient. Ces bêtes étaient même un peu hallucinantes d’accepter de se donner en spectacle. Voilà que les embarras humains atterrissaient désormais au beau milieu de ces joutes sauvages. Comme si la technique et la nature s’étaient arrangées et avaient fondu ensemble pour donner un tableau de la réalité vague et hideuse. Plus tard, Paul lui aussi continuerait de se donner un peu en spectacle, tel un fauve innocent. Moi-même également, hélas, et mes impudeurs – en étant possédée comme d’autres étaient mangés, - en choqueraient plus d’un. C’est que, maintenant que la littérature est devenue une sorte de complément alimentaire à l’âme, assez pauvre, aux vertus strictement fonctionnelles, nous perdons toute notion de décence. Je précise ici que les animaux étaient dévorés vivants, par la patte, le museau, le ventre. C’était atroce. Mais j’aimais ces vidéos, qui m’électrisaient et au bout du compte me calmaient. En l’instant, aurais-je dû avoir un peu honte, moi qui rendais l’image d’une femme plutôt douce ? Disons heureusement que ce voyeurisme était un acte solitaire.

« Tu dérailles, ma fille, songeai-je en repensant à mon agression tout en regardant agir ces prédateurs. Toi qu’on dit une femme posée… Ça ne va plus du tout… »

Et tout à coup, devant ce triste constat, ce spectacle morbide, ma déroute cinglante, j’avais les larmes aux yeux.

Et puis j’allais me chercher un thé. j'oubliais. Puis je regardais à nouveau, comme sous hypnose.

Pour finir, du reste, si le film était de bonne qualité, on percevait distinctement les meuglements des bêtes. Leurs trépas ressemblaient à leurs coïts. La mort, le sexe, tout ensemble. Mais le réalisateur en général atténuait les effets sonores. L’animal n’était pas épargné, nos oreilles, si. C’était une sorte de confort, de refus de la trivialité. Il y avait dans ces films de drôles de séquences. Par exemple le buffle qui enfonçait votre portière, le zèbre sauvé du crocodile par l’hippopotame, la girafe qui tuait un lion maladroit sous ses grandes pattes alors qu’à une enjambée de là, son petit se faisait éviscérer par le reste des cousins, les hyènes qui mettaient en sang la queue fuyante d’un bovin, une lionne qui chassait, munie d’un collier émetteur incongru qui lui donnait un air idiot, un lion en embuscade au bord d’une route goudronnée, un hippopotame se faisant charger par une éléphante en colère, un autre qui ouvrait la gueule et glissait dedans la tête d’un jeune lion, des choses dégoûtantes et des choses cruelles. Je n’arrivais pas à décoller mes yeux. La vie, cette ventouse.

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