La source infinie (1/3)

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Des collisions périodiques éclairaient la salle exiguë et voûtée du spectre visible des particules. Par régénérations continues, le rayonnement de la sphère uniformément chargée ne faiblissait pas, bien au contraire. Enfermée dans une coquille cubique, elle émettait de fugaces étincelles en rebondissant contre les parois en silicium. Ainsi, elle baignait dans un volume où des ondes électromagnétiques se propageaient à pulsation constante.

La table d’expérience résistait brillamment aux effets de la masse, des radiations émises par la source et aux sollicitations auxquelles elle était assujettie. Un empilement de livres poussiéreux accompagnait les documents mal triés, les esquisses de schéma au feutre noir, l’oscilloscope branché sur le dispositif, où se répétaient des signaux sinusoïdaux ainsi que divers métaux galvanisés. Au-delà de la surface requise pour les mesures, ce laboratoire privé de fenêtres révélait une savante combinaison de la théorie avec la pratique. Le tableau gavé d’un fatras d’équations différentielles et intégrales, où se glissaient modestement des inscriptions vagues, prouvait ce fait à merveille.

Alors que la sphère survivait à ces conditions singulières, une scientifique se pencha vers son projet et scruta minutieusement le déplacement régulier de l’orbe autour de sa position d’équilibre.

— Nous avons réussi ! jubila-t-elle. Nous avons créé la source infinie !

Mintra Sile, chercheuse de renom, ne put dissimuler son enthousiasme. Elle ôta ses lunettes en nickel, révélant son visage ovale aux traits froncés et aux iris verts, et fit glisser sa natte auburn sur son buste. Certaines particules surchargées et invisibles à l’œil nu vinrent alors impacter son haut de forme en soie doté d’une plume. Mintra les ressentit un peu sur son chapeau, mais pas sur son blazer incarnat en velours et à motifs en spirales, ni sur les pans de sa chemise blanche finement cousue.

— Cette découverte va nous permettre d’accomplir beaucoup d’innovations technologiques ! pronostiqua-t-elle. Rudish, nous devons l’annoncer de ce pas !

Rudish Freils, son jeune apprenti, s’avérait plus dubitatif. L’air hagard, ce garçon glabre et malingre étudia de son regard pétillant d’innocence ces résultats prometteurs. Avant de pouvoir prononcer quoi que ce fût, Mintra l’étreignit en enserrant ses bras autour de sa blouse beige, et ses genoux se cognèrent involontairement contre son pantalon en toile. Cela fait, la savante ébouriffa les cheveux lisses et dorés de l’adolescent avant de poser ses mains sur ses épaules menues.

— Oui, euh… C’est formidable ! balbutia Rudish, ne sachant quoi dire.

— Bien sûr que ça l’est ! s’enthousiasma Mintra. Saisis-tu la portée de cette invention ? Les atomes vibrent en phase et échangent de l’énergie avec leur environnement dans une alternance entre accumulation et libération. Nous avons exploité le principe de conservation de l’énergie pour renouveler toutes nos sources d’alimentation !

— Je n’en doute pas, mais… Pourquoi dites-vous « nous » ? Je ne suis que votre assistant, tout le mérite vous revient. Vous avez imaginé ce projet et élaboré toute la théorie !

— Sans toi, je n’aurais jamais abouti à cette découverte. Ne te mésestime pas, Rudish, ta contribution était indispensable. Il faut en avertir tes parents et exposer nos résultats à la Maîtresse de l’Arcane !

— Quoi, déjà maintenant ? On n’enregistre pas des mesures à caméra haute vitesse, on ne prend pas des photos ?

— Voyons, le matériel ne va pas s’envoler, notre institut est étroitement surveillé ! Nous aurons tout le temps de leur montrer ! Allez, viens !

Saturée d’impatience, Mintra attrapa son protégé par le poignet et l’entraîna hors de leur laboratoire. Pendant leur traversée des couloirs, elle ordonna poliment à deux gardes sur leur passage de surveiller leur création. En quelques minutes, le duo de scientifiques déterminés abandonna son secteur de travail dans l’immense Institut de Recherche en Mécanique et Électromagnétisme, sans informer le moindre collègue scientifique, et se dirigea vers un département plus porté sur la construction. D’une allée à l’autre, des ornements enrichissaient les plafonds incurvés tandis que des tubes en verre gorgés de tension électrique bordaient les murs latéraux. Dans leur chemin, ils croisèrent une multitude d’autres chercheurs et ingénieurs qui les reconnurent aisément et leur offrirent des saluts courtois. Animés par leur volonté de reconnaissance, Mintra et Rudish rejoignirent la branche où fourmillait une activité incessante.

Dès la poussée des lourds battants, la salle aux pavés pierreux leur exhala une odeur persistante de rouille. Des rouages de toutes sortes étaient actionnés par des mécaniciens opiniâtres, des moteurs à propulsion tournaient à plein régime, des engrenages sifflaient sous l’impact des marteaux. C’était un endroit sale, opaque, crachant des volutes noirâtres entre deux scintillations contrôlées. Mais c’était aussi un lieu chaleureux, débordant d’amitié, où les travailleurs s’alliaient pour élaborer véhicules et autres appareils mécaniques utiles au quotidien. La supervision de la Mécanicienne en Chef contribuait beaucoup à cette atmosphère typique. Des simples demandes jusqu’aux ordres secs, la quarantenaire ne rechignait pas non plus à la tâche. Au contraire, elle se salissait avec ses collègues. Elle trempait ses mains calleuses dans le fluide noirâtre qui nourrissait les machines, rafistolait les engins endommagés et coordonnait la construction des attirails sophistiqués.

Carssi brandissait une clé mixte à cliquet au moment où son fils le repéra. Confiant son outil à un confrère, elle reboutonna par décence sa veste en cuir d’où le harnais de son débardeur ressortait. Des mèches brunes et pointues enveloppaient ses oreilles sans dissimuler sa figure carrée au nez busqué et aux souillures ostensibles. Après avoir coulé un regard maternel à Rudish, elle adressa une moue perplexe à l’égard de sa responsable.

— Contente que tu sortes un peu de ton labo ! fit-elle, un sourire espiègle au coin des lèvres. Alors, quel bon vent vous amène ici ?

— Notre projet a abouti ! répondit Mintra avec enthousiasme. La source d’énergie infinie fonctionne, du moins à une échelle millimétrique. Imaginez les vastes possibilités qui nous tendent les bras si nous parvenons à les reproduire sur vos moteurs !

La scientifique faillit se perdre dans un intarissable flot de paroles truffé de termes techniques, mais elle ressentit de la gêne lorsque la mécanicienne lui flanqua une forte tape dans le dos. Carssi exulta à son tour puis enlaça son fils de ses bras râblés. Bien qu’habitué aux étreintes de sa mère costaude, Rudish grinça des dents, une douleur lui vrillant les épaules.

— Je pige que dalle à votre baragouin sur l’énergie, la lumière et les ondes, lâcha-t-elle, enlevant ses mitaines en cuir. Mais si on peut exploiter vos résultats, ce serait cool ! On continuerait de s’unir à la tâche pour fabriquer et utiliser des véhicules toujours plus performants !

— Mais d’abord, nous devons parler de cela aux autres, dit Rudish. Nous travaillons sur cette expérience depuis des mois, j’ai hâte de leur montrer.

Carssi pinça la joue son fils.

— Hé, mon gars, si t’es fier de cette découverte apparemment révolutionnaire, manifeste-le un peu ! Vous voulez vous adresser à la Maîtresse de l’Arcane, je suppose ? Partons trouver ton père, il nous mènera à elle. Inutile de vous rappeler que je conduis.

Le sang de Rudish se glaça à l’évocation aventureuse de sa mère. Ni une, ni deux, la mécanicienne agrippa le bras de son garçon et héla sa promotrice. Tous trois foncèrent vers le compartiment nord du hangar, par-delà la cacophonie que ses collaborateurs propageaient. Au bout d’une course immodérée, ils repérèrent une petite plateforme où deux jeunes quidams retapaient son véhicule rouillé et frottaient sa carrosserie. Un amalgame d’appréhensions et de joie emplit le cœur de Rudish lorsqu’il les reconnut.

— Lavin, Jocine ! interpella-t-elle. Arrêtez de lustrer mon engin, il est en très bon état ! Occupez-vous plutôt d’ouvrir les portières, on part sur-le-champ !

— Oui, madame ! obéirent les apprentis.

À la hâte, la petite rousse et le mince blond, eux aussi vêtus de cuir, déployèrent les portières arrière et s’inclinèrent maladroitement devant leur supérieure. Carssi se plaça sur la place de la conductrice et laissa Mintra s’installer sur le siège passager, tandis que son fils chéri se retrouvait coincé entre les deux fougueux mécaniciens, amis de longue date.

— Attachez vos ceintures ! conseilla Carssi.

— Maman…, bredouilla Rudish, perturbé. Tu as… coupé les ceintures ?

— Lâche-toi un peu ! dit Jocine en lui flanquant un coup de coude. Pour mieux profiter des sensations, pas besoin de ceinture !

La combustion des propulseurs, l’enserrement des mains de la pilote sur le volant, le crissement des sièges et le dégagement de la fumée s’imbriquèrent en un unique phénomène. Quand le véhicule démarra en trombe, Mintra eut beau écarquiller des yeux et se crisper sur son accoudoir, elle ressentit tout de même de multiples secousses. Tout en se retenant de hurler, elle vit le hangar défiler devant ses yeux à une vitesse folle. Proches de leur sortie, la télécommande magnétique leur ouvrit le passage vers les airs, là où les autres véhicules circulaient.

En ce milieu de journée, des centaines de véhicules sillonnaient les routes aériennes dans tous les sens. Ils bifurquaient entre des bâtiments pointant si hauts dans le ciel que leurs plus bas étages disparaissaient sous une brume blanchâtre. Entre les voies ferrées juchées par-dessus les ponts métalliques, des appartements s’étendaient parallèlement aux entreprises. Ici et là, des plantations coiffaient les zones plates et tranchaient avec l’aspect grisâtre et froid de tous ces blocs recelant des milliers de citoyens. Des grands espaces accueillaient aussi des rencontres prévues et fortuites, où les distractions brisaient la besogne quotidienne.

Comme de juste, les scientifiques n’eurent pas le temps d’explorer du regard l’activité tapageuse de la cité d’Alodria. Les académies pompeuses, les hôtels faramineux, les écoles publiques, les centres commerciaux gigantesques, les établissements sportifs et les panneaux publicitaires éblouissants défilèrent sous leur nez. Durant des minutes aussi rapides que leur véhicule, ils crurent subir la contraction des longueurs, événement bien connu dans le milieu, mais il ne se produisait qu’à une vitesse proche de la célérité.

Ils atterrirent lourdement sur une plateforme élevée, aux pieds d’un bâtiment d’apparence cristalline et émaillé de symboles curvilignes. Alors que les mécaniciens frémissaient encore d’excitation, la savante se recoiffa derechef, l’air choquée. Envahi de tremblements, Rudish était maintenu en place par ses deux voisins. Jocine et Lavin enroulaient leurs bras autour des siens tout en le lorgnant d’une œillade coquette.

— Sauf votre respect…, balbutia Mintra. Je crois que je ne vous laisserai plus jamais conduire. Conduire vite, je veux bien, mais appeler votre mari en même temps… Ce n’est pas vraiment autorisé dans la loi…

— Au moins, on a gagné du temps ! s’exclama Carssi en haussant les épaules. Mon homme m’attend à l’entrée. Ne le faisons pas attendre, il est du genre très ponctuel.

Sur ces mots, la conductrice ouvrit sa portière comme elle fichait une baffe. Une vague de chaleur accompagna la régression du vent et la baisse de la pression à cette altitude. Les voyageurs, secoués ou exaltés, sortirent un à un et allèrent vers l’entrée, une haute porte en bronze. Dès qu’ils furent à portée de vue des occupants, ses battants s’ouvrirent dans un puissant grondement et libérèrent la voie vers un long couloir tapissé et orné d’ameublements dorés. Émergea alors un homme écrasé par le décor. Il ne broncha pas lorsque son épouse vint recueillir ses lèvres en un enlacement trop robuste.

— T’es en forme, Noreth ! complimenta-t-elle. Bon, il faut emmener notre gamin avec sa charmante responsable pour qu’ils parlent de leurs résultats !

Le secrétaire se délivra de l’emprise de sa femme et remit en place son costard en lin et sa cravate unie. Homme mince et à l’allure soignée, il coiffait impeccablement ses mèches blondes comme son bouc et harmonisait l’élégance de sa tenue avec la distinction de son poste. Renfrogné, il aperçut les salissures partagées avec le contact de sa compagne.

— Chère épouse, tu es fidèle à toi-même, persifla-t-il. Le centre des Arcanes constitue-t-il un lieu idéal pour des mécaniciens ? Si tu souhaites accompagner notre fils, je ne vais pas t’en empêcher, mais notre directrice risque de ne pas apprécier.

— Tant pis pour elle ! s’écria Carssi. Je viens quand même.

Ses deux apprentis opinèrent du chef, conscients d’être intrus dans ces lieux.

— Même si elle ne l’exprime pas correctement, ajouta Mintra, cette découverte mérite d’être entendue de tous ! Oui, j’aurais pu prévenir d’abord mes collègues de mon département… Mais qu’importe ! L’heure est venue de montrer cette source infinie ! Oh, je trépigne d’impatience !

Ils y étaient. Le lieu où les intérêts de tout un chacun convergeaient. Chaque domaine scientifique nécessaire était associé aux sept arcanes magiques. Ces branches se divisaient selon les couleurs du rayonnement visible, à savoir le violet, le bleu, le vert, le jaune, l’orange et le rouge. Un maître spécialiste dirigeait chacune des divisions, eux-mêmes sous la tutelle d’un supérieur. Actuellement, la Maîtresse des Arcanes régentait trois hommes et trois femmes, dont la Maîtresse de l’Arcane Violet, responsable de la branche Mécanique et Électromagnétique. À l’instar de ses homologues, son rôle consistait à établir le lien entre la recherche scientifique et le gouvernement de la cité, surtout sur le plan économique, politique et culturel. Elle commandait les projets, finançait les expériences et communiquait avec ses employés. En outre, elle débattait souvent avec ses pairs ainsi que sa supérieure lors de conseils restreints, où les grandes décisions guidaient Alodria vers un avenir tout tracé, pour toujours plus d’innovations technologiques et de réformes sociales.

La magie, élément fondamental dans l’évolution de la société, y occupait une place primordiale. Dans son fonctionnement, elle se révélait liée à la science, tant elle lui ressemblait sur bien des aspects. Entre autres, n’importe quel passionné y avait accès, toutes deux aidaient à appréhender l’organisation du monde et ses mystères, elles alliaient un colossal savoir théorique avec les applications pratiques. Aussi et par-dessus tout, elles dévoilaient des phénomènes fascinants à mesure que les découvertes avançaient. Théorèmes et inventions détruisaient les certitudes antérieures pour bâtir de nouvelles vérités, toujours susceptibles d’être remises en question. Responsables de ces alliances, les Maîtres de chaque Arcanes devaient maîtriser les deux domaines et porter autant de valeur à la magie qu’à la science. Cependant, beaucoup privilégiaient la magie acquise dans le milieu dont ils étaient issus. Et c’était le cas de leur Maîtresse.

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