Addendum : le monastère maudit IV

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Entretemps, les crises de folie des moines, les morts atroces se succédaient. La communauté s'amenuisait alors que les semaines passaient... Malgré toute sa science, mon maître était impuissant à les sauver. Il fallait s'attaquer à la cause.

Il continua donc à éplucher les archives, alors que je trépignais d'impatience à ses côtés. Je proposais d'invoquer directement Karash Han, mais Akameshi taxa mon idée de « pure folie ».

— Karash Han n'est sûrement pas le vrai nom de ce démon, objecta-t-il. Tu veux donc achever de le délivrer de sa prison, et le lâcher sans garde-fou sur le monde ? Nous ne connaissons pas sa nature ni l'étendue de ses pouvoirs, rien ne garantit que nous pourrons le contrôler.

Alors, je retournais m'entrainer avec mon ami Baatar Dorje. Je passais le temps en ayant une aventure avec ce dernier, un Mongol au corps puissant.

Une nuit, alors qu'il dormait à mes côtés, une voix me tira du sommeil. Elle était profonde et suave, et m'appelait par mon prénom.

Je devinai immédiatement de quoi il s'agissait. Karash Han tentait d'entrer en contact avec moi. Les yeux toujours fermés, car j'étais incapable de les ouvrir en étant pris dans cet état de flottement qui nous met parfois en contact avec l'autre monde pendant notre sommeil, je lui demandai qui il était. Il me répondit qu'il était un dieu ayant un message important pour moi, qu'il fallait que je l'écoute.

— Je sais ce que tu recherches, m'annonça-t-il de sa voix abyssale, j'ai entendu tes prières. Donne-moi l'occasion de les exaucer... J'ai tant de choses à te montrer, Lulan, des choses que tu ne peux même pas imaginer. Ce monde te déçoit, je le sais. Appelle-moi, prosterne-toi devant moi, et j'exaucerai tous tes désirs, même les plus inavouables.

Je ne pris pas ces paroles pleines de promesse pour argent comptant : je connaissais les ruses habiles des shikigami pour pousser les humains à commettre l'irréparable.

— Montre-toi, lui dis-je, que je vois si tu es vraiment un dieu, et non un simple esprit malin cherchant à me jouer un tour.

Si cette requête était entendue, j'allais avoir la preuve que j'étais réellement en face d'un shikigami : ces derniers détestent qu'on les confonde avec des créatures inférieures.

La voix se tut soudain, et je pus ouvrir les yeux. Lorsque je soulevais mes paupières, je m’aperçus que je n'étais plus dans la chambre. J'étais dans une grotte aux dimensions cyclopéennes, et devant moi se trouvait un immense lac à l'eau noire comme le charbon.

Je mentirais en disant que je n'avais aucune appréhension face à ce que j'allais voir. Mais je savais par expérience que les shikigami cherchent avant tout à nous émerveiller : ils se servent de nos pensées pour matérialiser ce que nous attendons, ou de nos peurs pour nous menacer. Même s'il faisait mourir mon maître devant moi, ou apparaître le fils de ce dernier dont j'avais été follement éprise étant gamine, je savais que ce n'était que des illusions. J'attendis donc qu'il se manifeste, debout devant le grand lac aux profondeurs mystérieuses.

L'eau de ce dernier se mit soudain à bouger, dévoilant bientôt la silhouette indescriptible de Karash Han. Auréolé de flammes bleuâtres qui brûlaient sans le consumer, il sortit de l'eau droit comme une chandelle, les bras croisés sur sa poitrine. Puis son regard se posa sur moi, me faisant aussitôt baisser les yeux au niveau de son corps. Il s'anima bientôt, posant un pied puis l'autre au-dessus de l'eau, sur laquelle il se mit à marcher... Cette scène était à la fois terrible et superbe, en tout cas fascinante. Il était entouré d'une telle lumière, par contraste avec le décor où je ne pouvais rien discerner, que j'eus du mal à le regarder. Mais il se rapprocha pas à pas, et vint se planter à un mètre de moi. Je relevais les yeux : c'était l'apparition la plus grandiose que je n'avais jamais vue.

Karash Han s'était donné l'apparence d'un homme d'une magnificence glaçante et confinant au terrifiant. Hormis le manque total d'humanité de son visage, on y voyait des traits à la symétrie si parfaite qu'il était impossible de les voir dans le monde réel. Mais malgré cela, il avait choisi d'apparaitre avec un visage porteur d'une virilité troublante et plutôt familière à mes yeux, sachant probablement que j'étais sensible au type physique dont il avait revêtu la forme. Son corps – drapé dans trois grandes ailes noires comme dans un vêtement – ses yeux et ses cheveux, luisaient d’une iridescence irréelle. C'était comme si Takeminakata-no-kami m'était apparu en personne : en lisant le Kôjiki, c'était exactement l'apparence que je lui avais prêtée.

— Appelle moi Takeminakata-no-kami si tu le veux, dit-il avec un sourire, tendant une main pourvue de longs doigts vers moi. Si tu décides de m'appeler sous ce nom, je viendrais.

J'étais déjà minuscule à côté de lui, mais il posa sa main glacée sur ma tête, me forçant à me mettre à genoux. Cette main avait la dureté et le poids d'un morceau de granit, et je tombai immédiatement au sol.

Je jugeai que même en rêve, il était inutile de le contrarier.

— Comment t'appelle-tu, seigneur ? lui demandai-je en essayant de ruser pour avoir son nom. Quel est ton véritable nom ?

— Ici, ces pathétiques créatures me nomment Karash Han... Délivre-moi de leur joug, et tu auras l'étendue de l'univers à ta portée.

Je me relevai.

— Je ne peux pas te délivrer si tu me donne pas ton nom véritable, répliquai-je, contrariée. Donne-le-moi, et je te libère.

L'expression plutôt bienveillante du shikigami changea alors radicalement, ainsi que son apparence, qui en une fraction de seconde passa de merveilleuse à véritablement terrifiante. Je baissai les yeux immédiatement.

— Comment ose-tu me donner des ordres ? tonna-t-il d'une voix qui me poussa à mettre mes mains sur mes deux oreilles. Prosterne-toi lorsque je te parle, et supplie pour que je continue à épargner ta misérable existence comme je l'ai fait jusqu'à présent ! Si tu t'opposes à ma volonté, tu connaitras le même sort que ces moines !

Je me jetai au sol de tout mon long, bien décidée à ne pas énerver ce shikigami en réalité plus que malveillant. Je relevai discrètement les yeux à hauteur de ses pieds, qui m'apparurent blêmes et décharnés... Je préférai ne pas voir le reste.

— Daigne pardonner mon insolence, seigneur, fis-je avec une hypocrisie toute stratégique. Je ne suis pas digne de te parler ni d'invoquer ta magnificence, renvoie-moi dans mon lit afin que je puisse délivrer ton message à mon maître. Je ne peux rien faire sans lui.

Je vis les pieds de Karash Han se déplacer, puis soudain, il éclata d'un rire terrifiant, propre à faire trembler la grotte entière.

— Tu crois vraiment que je vais te laisser partir ? Tu voulais voir l’autre monde, Lulan, tu y es. Tu resteras ici avec moi jusqu'à ce que tu te décides à m'invoquer... Décide toi vite, car le temps n'a pas la même valeur ici. Tu pourrais bien te retrouver dans un corps pourri jusqu'à la moelle lorsque je te renverrai... Et en attendant, sache que celui que tu as ici n'est pas moins insensible à la douleur que je vais te faire connaître pour patienter !

Au moins, je savais désormais que les intentions de ce shikigami étaient mauvaises. Mais alors que je songeais à cela, il se pencha sur moi, et je sentis sa poigne monstrueuse sur ma nuque. Il me soulevait à sa hauteur... Fermant les yeux de toutes mes forces, je joignis mes mains pour former le sceau du sabre.

Libère-moi ! hurlai-je, et je me sentis tomber de très haut.

J'ouvris prudemment les yeux : j'avais réintégré et mon corps et mon lit.

J'attendis le matin, assise en tailleur. Dès que l'aurore pointa sa lumière par les hautes fenêtres de la cellule de Frère Dorje, je passai ma tunique, m'aspergeai le visage d'eau glacée et allais trouver Akameshi.

— Maître, fis-je en entrant dans sa cellule, je sais où se trouve le corps de Karash Han. Il est dans une grotte, au fond d'une espèce de lac.

Akameshi lâcha le rouleau qu'il lisait d'un seul coup, et ce dernier se renferma tout seul d'un bruit sec.

— Mais bien sûr ! hurla-t-il. C'est donc ça !

Et il se précipita dehors.

J'allais à sa suite. Sortant de la salle de prières où se trouvait les lamas pour le service du matin, il se jeta sur mes mains.

— Ce temple est bâti sur une grotte... Je viens d'en avoir la confirmation par le supérieur. Allons-y vite, Lulan. Du travail nous y attend.

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