Addendum : le monastère maudit V

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En réalité, l'entrée de cette grotte était scellée depuis longtemps. On nous indiqua une lourde porte de pierre, qui avait été murée. Akameshi pesta de ne pas l'avoir compris avant, alors qu'il était passé devant tant de fois... Moi aussi, d'ailleurs.

Il ne fallut qu'un seul sort pour détruire le mur, et Akameshi s'y engouffra en recommandant au supérieur de rester sagement dans la salle de prière avec ses moines.

— Si je ne suis pas revenu à la nuit tombée, dit-il, quittez le monastère. Tous.

Le supérieur acquiesça en silence. Il était peu rassuré par ces paroles inquiétantes, au ton de prophétie.

Le mur dévoila un escalier en colimaçon, qui s'enfonçait dans l'obscurité. Akameshi le prit sans hésiter, moi à sa suite. Je me servis d'une invocation nouvellement apprise pour faire partir une petite lumière dans ma paume, qui éclaira notre progression.

Mais à part les parois étroites et humides qui nous entouraient, c'était le noir total... Et l'escalier était interminable. Malgré son excitation, Akameshi prenait son temps.

— Comment as-tu su pour la grotte, au fait ? me demanda-t-il soudain, sans se retourner.

— C'est Karash Han qui me l'a dit en rêve, maître, répondis-je.

Il y eu un silence, avant que Akameshi ne se décide à reprendre la parole.

— Bien... Il nous attend, alors, observa-t-il.

Il ne me demanda rien de plus.

Finalement, nous avons commencé à sentir de l'air frais sur notre visage. Il faisait même très froid : je frottais mes bras pour me réchauffer, en vain.

J'augmentais la capacité de ma lumière, à la demande d’Akameshi. Le spectacle me fit pousser un hoquet de stupeur : les murs autour de nous avaient disparu... La grotte était tellement immense que nous ne pouvions pas en voir le fond ni estimer la hauteur du plafond. Des armées d'ashura figées en statues de pierre auraient pu reposer ici pour des millénaires, tant c'était grand. Et sous nos pieds, à l'exception du petit chemin où nous marchions, c'était le vide total.

Akameshi ne parut pas plus surpris que ça. Il lui en fallait beaucoup pour s'émerveiller.

Je suivis mon maître sur ce pont digne de celui des enfers avec circonspection, faisant bien attention de voir où je mettais les pieds, et surtout, à ne pas regarder le vide au-dessous de moi. Une seule erreur, et c'était la chute.

Akameshi trottait allègrement devant moi. Il n'avait pas l'air de connaître la peur du vide.

— Allez, on se dépêche, m'exhorta-t-il en arrivant à l'extrémité du chemin. Il fait noir là-dedans, j'ai besoin de ta lumière.

Je le rattrapai en franchissant les derniers mètres à toute vitesse, m'écroulant à moitié dans ses bras à l'arrivée. Il maugréa, puis continua.

À présent, le chemin était beaucoup plus large, et il descendait. C'était redevenu des marches. Quel peuple oublié avait pu tailler un chemin à l'échelle humaine dans cette grotte faite pour les titans ? Je me le demandais. Le plus étrange, c'est qu'il n'y avait eu que quatre générations de moines depuis la fondation du temple, soixante-six ans plus tôt... Ce site devait être beaucoup plus ancien.

Et évidemment, c'est là-dedans qu'on avait décidé de sceller Karash Han.

— C'est logique, me répondit Akameshi lorsque je lui fis part de mes réflexions. Les véritables shikigami sont des entités bien trop grandes pour reposer dans de petites prisons. Bien qu'ils apparaissent devant nous à taille plus ou moins humaine, ils sont en réalité immenses. On ne peut les contenir que dans un artefact recélant une immense capacité, comme un rouleau d'invocation, ou une grotte de ce genre.

Je commençai à m'interroger sérieusement sur ce que nous allions voir. Le corps de Karash Han allait il apparaître sous nos yeux comme une statue de cinquante mètres de haut, ou allions-nous le trouver dans un minuscule rouleau ouvrant lui-même sur une pièce aux dimensions infinies ? Tout était possible : c'est cela qui précisément qui donne tout son intérêt à notre travail.

L'escalier déboucha enfin sur une surface plane. Le chemin avait disparu... Étions nous arrivés tout près de Karash Han ?

— On n’y voit vraiment rien, fit Akameshi. Il va falloir allumer, mais je n'ai pas très envie de gaspiller mon énergie en feux de grande capacité. Voyons d'abord voir où nous nous trouvons.

Akameshi forma une série de sceaux rapides avec ses doigts, puis il posa son index devant sa bouche, faisant jaillir une grande flamme qui éclaira un instant ce qu'il y avait devant lui. L'espace d'un instant, je vis ces flammes sur une grande étendue d'eau, juste avant qu'elles ne finissent leur course sur la paroi d'en face.

Nous étions au fond de la grotte. Et ce lac noir, c'était celui que j'avais vu dans mon rêve.

— C'est ici, maître, soufflai-je en baissant immédiatement d’une octave. Nous sommes arrivés...

Akameshi se frotta les mains.

— Bien, bien. Tu dis qu'il est dans le lac ?

Je hochai la tête, lentement. Il allait falloir tout siphonner...Ça allait prendre des heures, et nous n'étions pas sûrs de ce que nous allions trouver.

— J'ai vu qu'il y avait quatre lampes autour de nous, dit mon maître. Allume-les. Pendant ce temps-là, je vais tâcher de localiser le corps.

Je savais qu’Akameshi, s'il repérait l'endroit exact du corps, pouvait le sortir de l'eau rien qu'en levant les bras. Bien que le spectacle d'un cadavre jaillissant des eaux noires ne fût pas spécialement ce que je préférais, je jugeai cette option plus expéditive que l'autre.

Justement, Akameshi se rapprocha du bord, y plongeant son bâton.

— C'est du plomb, observa-t-il à voix basse. Ne mets pas ton doigt dedans, Lulan, tu pourrais t'empoisonner.

Alors que Akameshi était occupé à sonder, je fis partir une flamme dans ma main, que j'appliquai à une grande lampe que j'avais repérée près de moi. Aussitôt, elle se communiqua à sa voisine, à qui elle était reliée, allumant successivement des lampes en chaine, qui éclairèrent l'immensité de la grotte.

Cette dernière était en fait une caverne gigantesque, monstrueuse de vastitude. Nous étions dans les profondeurs de la terre, l'entrée du yomi... Le lac, sur lequel était encore penché Akameshi, qui ne semblait pas avoir remarqué la vue autour de lui, était également immense. Et alors que je levais les yeux devant moi, sur son centre le plus profond, je découvris un spectacle qui me fit tomber à genoux. Akameshi ne le remarqua pas, se déplaçant à grands pas au bord du lac en continuant à le sonder, le nez par terre.

— Maître, murmurai-je, balbutiant.

Akameshi se retourna, une lueur surprise dans ses yeux délavés.

— Mhm ? Qu'as-tu trouvé, Lulan ?

Puis, remarquant enfin que la grotte était éclairée, il leva le nez vers ses voûtes cyclopéennes, incrédule.

— Stupéfiant… ! murmura-t-il à la vue de cette immensité.

Mais ce n'était pas cela qui m'avait provoqué une telle terreur. Se rendant enfin compte de mon état, Akameshi finit par tourner la tête vers le fond de la grotte, où étaient désormais fixés mes yeux.

— Karash Han… murmurai-je d'une voix habitée. Le voilà enfin.

Devant nous, de l'autre côté lac, prisonnier d'une épaisse gangue de jade pur, le corps magnifique et supplicié de Karash Han nous faisait face. Entièrement nu, cloué par les mains et les pieds, le torse et les genoux empalés par trois lances, ses bras puissants enchainés à la croix, il nous fixait de ses yeux grands ouverts, verts et acérés. Ses longs cheveux couleur d'argent semblaient flotter, pris dans le jade pétrifié.

— Malédiction !

La voix de mon maître avait retenti, rauque et apeurée, alors que dans ma tête, un murmure sépulcral se mettait à résonner dans une langue que j'étais incapable de comprendre.

Ne pouvant détacher mes yeux du regard intense de Karash Han, je vis soudain défiler des images infernales qui se succédèrent avec une rapidité diabolique. Un château incendié, des visages inconnus qui me disaient des choses incompréhensibles, les clameurs des batailles, des hurlements et le fracas de l'acier et du sang, des scènes de tortures atroces, et pour finir, l'immensité abyssale de l'univers. N'en pouvant plus, je me pris la tête entre les mains, ma bouche s'ouvrant grand pour laisser passer un cri silencieux qui se mua en hurlement.

Akameshi bondit devant moi, joignant ses deux mains devant lui dans un claquement sec.

Kai ! hurla-t-il, et les images stoppèrent net, alors que je m'écroulais dans ses bras.

— Regarde-moi, Lulan, m'ordonna-t-il, et je plongeai mon regard devenu vague dans les yeux gris de mon maître, me perdant dans leur prunelle noire. Je retrouvais rapidement la raison, haletante et tremblante, alors que Akameshi faisait apparaître devant lui un gros rouleau d'invocation.

— Reprends-toi, Lulan, me lança-t-il, j'ai besoin de toutes tes capacités. Nous devons immédiatement sceller cet esprit enragé dans ce rouleau, nous aviserons après.

J'allais me placer près de mon maître, joignant mes mains devant moi comme il le faisait.

— Ne le regarde pas dans les yeux, me murmura-t-il. Il est bien vivant, et il tente de nous détruire !

Je gardai mon regard résolument fixé sur un point, alors que Akameshi se préparait à libérer le démon Karash Han de sa prison de jade.

Iwa wo ake ! hurla Akameshi en levant les deux mains devant lui, avant de les écarter l'une de l'autre comme s'il ouvrait une porte à deux battants. Aussitôt, le jade se fissura, avant de séparer en deux blocs qui tombèrent dans le lac avec fracas.

Kugi wo tori ! continua-t-il, faisant trembler les épais clous qui finirent par voler hors des mains et des pieds du démon, disparaissant dans les profondeurs du lac.

Yari nuke ! et ce fut le tour des trois lances, « Kusari wo tori » virent les chaines enserrant les bras du démon se briser, et bientôt, ce dernier fut libéré, toujours debout sur sa croix. Akameshi ne perdit pas une seconde, et tous les deux, nous lançâmes l'invocation du sceau pour sceller Karash Han dans le rouleau, déroulé à nos pieds.

Je te scelle pour cent ans ! avons-nous hurlé en même temps, apposant notre main sur le rouleau. Le corps d'Karash Han disparu dans un nuage de fumée, et les lignes du sceau sortirent du papier, inscrivant un cercle autour de nous.

Mais les murs de la grotte se mirent à trembler, et sur le rouleau, le caractère « scellé » n'apparaissait pas.

— Par les six enfers, gronda Akameshi, ce démon est trop gros pour être contenu par ce rouleau ! Il va falloir en utiliser un autre !

Nous le fîmes immédiatement, joignant nos forces durement ébranlées par la résistance que nous manifestait l'esprit maléfique.

— Ce maudit Karash Han a un pouvoir monstrueux, grinça Akameshi. Comment ces moines espéraient-ils le garder là-dedans sans subir de dommages ?

Akameshi luttait pour mener à bien ses invocations, perturbées par une force dense et enveloppante qui l'empêchait même de bouger. Clouée au sol comme si j'étais recouverte d'une chape de plomb, je ne parvenais plus à joindre mes mains. Autour de nous, les pierres tremblaient, décollant soudain du sol, alors que des pans entiers de la grotte s'écroulaient sur nous.

Le bras tendu devant lui dans un effort désespéré, Akameshi parvint à stopper net une énorme pierre qui nous tombait dessus, avant de l'envoyer au loin d'un large mouvement du bras qui fit voler sa manche. Ses cheveux étaient dressés sur la tête comme s'ils étaient poussés par en dessous par un immense courant d'air. Je voyais bien que mon maître, très atteint par les évènements de ses derniers mois, n'avait plus la force de lutter, et réunissant ce qui me restait des miennes, je me précipitai sur ses bras pour les apposer sur le rouleau en un cri guttural. Dans un fracas assourdissant, les lignes se mirent à courir sur le papier, gagnant jusqu'aux parois de la grotte, formant un cercle de plus de cinq cent mètres de large. Le caractère tant attendu apparut enfin sur le parchemin, et Akameshi comme moi nous écroulâmes au sol, libérés brusquement par la pression relâchée du démon. Karash Han, enfin, était scellé dans le rouleau.

— Bouddhas miséricordieux, murmura Akameshi en passant la main sur son front. Quelle puissance... Je crois que les Mongols nous doivent une fière chandelle, Lulan. Imagine un peu que cette force démoniaque se soit trouvée relâchée sur le monde !

Je ne pouvais l'imaginer. Aucune invocation de shikigami à laquelle j'avais assisté jusqu'ici n'avait eu d'effets aussi destructeurs. C'était bien la première fois que je voyais mon maître se faire dépasser lors d'un simple exorcisme.

— Qu'est-ce que c'était que cette créature, maître ? lui demandai-je en l'aidant à se relever. C'était bien un shikigami ?

— Je l'ignore, répondit sombrement Akameshi, mais ça y ressemble fortement. En tout cas, ce n'est pas un shikigami que je conseillerais d'invoquer. Du reste, comment a-t-il atterri là ?

Akameshi parcourut les alentours du regard.

— Allons-nous-en, dit-il enfin.

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