Les trois chefs de guerre

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Quelques minutes plus tard, le Russe qui avait voulu me tuer vint se planter devant moi, les mains sur les hanches. D'après son uniforme, différent des autres, c'était un officier.

— Toi, t'es né sous une bonne étoile, me lança-t-il. C'est la première fois que je vois le prince épargner quelqu'un comme ça. C'est peut-être ta bouille d'oisillon sorti du nid qui l'a convaincu de te laisser la vie sauve, mais le connaissant, j'ai peine à le croire. Enfin, tu fais partie des nôtres, maintenant.

— Qu'est-ce que vous allez me faire ? balbutiai-je. Est-ce que vous allez me retirer tous les nerfs du corps pour me rendre insensible au froid et à la douleur ?

Après avoir ouvert des yeux surpris, l'officier russe éclata de rire.

— Non, c'est l'hiver russe qui s'en chargera ! Ah ah, elle est bonne, celle-là ! Est-ce que c'est ce qu'on raconte en Suède sur notre armée ? C'est quoi déjà ton nom, soldat ?

— Erik Stormqvist, répondis-je dans un murmure.

— Bien ! fit-il d'une voix tonitruante. Moi, je suis le capitaine Anton Zakharine Chovsky. Après Ulfasso, je suis le plus haut gradé de cette unité avec Roman Irvine Cheremetiev, alors tu m'appelleras capitaine. Compris ?

Je hochai la tête, ne pouvant rien faire d'autre.

— Oh, Ulfasso Levine ! l'interpella Chovsky alors que ce dernier passait par là. Le jeune que tu as épargné pensait qu'on allait lui retirer tous les nerfs du corps pour le rendre insensible au froid et à la douleur. Apparemment, c'est ce que croient les Suédois.

— Ce n'est pas une si mauvaise idée, fit Ulfasso de sa voix grave, esquissant un lent sourire alors qu'il se plantait devant moi.

À ce moment-là, un jeune officier aux cheveux de feu, arrivant au grand galop, sauta à terre dans un mouvement leste avant de s'avancer vers nous, furieux.

— Qu'est-ce que j'apprends ? Tu as laissé la vie sauve à un soldat suédois, Ulfasso ?

Puis, baissant un regard méprisant sur moi :

— C'est lui ?

— Oui, répondit simplement Ulfasso.

J'étais étonné du ton sur lequel lui parlaient ses officiers et du calme qu'il gardait face à l'insolence de ces derniers. Je savais les Russes très sentimentaux, appelant volontiers leurs supérieurs par leurs prénoms, mais je trouvais tout de même cela incroyable, surtout venant d'un corps d'armée avec une telle réputation.

— Et qu'est-ce qu'on va faire de lui ? tonna l'officier avec un geste violent de la main. Il va falloir garder l'œil sur ce suédois, alors que Nizhniy Novgorod est assiégée ! A quoi penses-tu donc, Ulfasso Levine Tchevsky ?

Ulfasso lui jeta un regard coupant, qui montrait que sa patience était à bout.

— Reprends-toi tout de suite, Roman, enjoignit-il au jeune officier. Tu as l'air d'oublier à qui tu t'adresses.

Incrédule, je vis le lieutenant Irvine, puisque c'était lui, plisser les yeux.

— Ah oui ? Je n'ai plus le droit de donner mon avis sur ce qui concerne l'opritchiniya, alors, parce que tu en as décidé ? Qui répondra de tes décisions arbitraires devant le tsar ? Avant que tu décides d'épargner ce Suédois sans raison valable, je n'avais rien à redire sur tes méthodes, Ulfasso !

J'assistai apparemment à une insurrection, et par ma faute en plus. Était-ce comme ça que j'allais finalement venir à bout des Russes, en provoquant une dissidence ? En tout cas, l'indiscipline de la légendaire armée russe, qui ressemblait plus à une troupe de mercenaires qu'à un véritable corps d'armée, me frappait vivement. Cette scène de dispute entre trois chefs de guerre face à un captif me rappelait celle racontée par Mime dans La geste des Nibelungen, où il avait été pris par trois trolls qui s'étaient entretués toute une nuit pour savoir comment on allait le dévorer, lui permettant de s'enfuir au petit matin. Cet Irvine, qui semblait être le plus jeune des trois capitaines, avait l'air fort agressif. Je trouvais à son chef une patience stoïque bien éloignée de sa réputation.

Mais cette fois, Ulfasso décida que c'en était trop. Se retournant d'un geste brusque, il attrapa Irvine par le col et le souleva à plusieurs centimètres du sol, le bras tendu, avant de le lâcher violemment trois mètres plus loin. Lorsqu'Irvine se releva, la main sur la poignée de son épée, ce fut pour trouver la pointe du sabre d'Ulfasso juste devant sa gorge.

— Tu me dois respect et obéissance, dit-il lentement, parce que je suis avant tout ton supérieur, celui qui représente le tsar. Que nous ayons fait nos classes ensemble n'entame en rien le fait que je suis ton général, et ton prince.

Irvine relâcha la poignée de son épée, et mettant un genou à terre, il baissa la tête.

— Je m'excuse, Ulfasso, et m'incline devant ta volonté. Puisque tu l'as décidé, qu'il soit fait ainsi.

— Ça va, fit Ulfasso. Je veux bien fermer les yeux sur cet incident, mais à l'avenir, ne remets plus en doute mes décisions.

Il lui frappa légèrement l'épaule de la main en passant à côté de lui, puis s'éloigna. Dès qu'il fut hors de vue, Chovsky se tourna vers lui.

— Bravo pour l'image que tu donnes aux Suédois de l'armée russe, murmura-t-il à son oreille avec une indiscrétion que je trouvais presque comique. Personne n'est censé savoir que toi, moi et Ulfasso, on a gardé les cochons ensemble. Si tu as un truc à lui dire, à l'avenir, règle tes comptes avec lui en privé !

Suite à cet incident qui m'apprit beaucoup sur la psychologie russe — et qui allait avoir son importance par la suite — Ulfasso ordonna le départ. Je fus obligé de les suivre, surveillé par Chovsky qui avait l'air de prendre mon cas très à cœur.

— Je t'ai à l'œil, camarade Stormqvist, dit-il en tapant de sa main gantée un arc de plus de deux mètres tel qu'on ne pouvait en voir que chez les Russes.

Ces derniers semblaient garder une certaine prédilection pour les armes moyenâgeuses et démesurées qu'on ne voyait plus que chez les barbares des plaines orientales.

Étrangement, on me laissait aller sans entraves. On m'avait même donné un cheval, qui était le premier que je montais de ma vie. Mon manque d'assurance provoqua les fous rires de ces gens habitués à tout faire sur ces animaux peu commodes, jusqu'à manger et dormir, mais leurs faces pleines et souriantes aux yeux fendus ne m'en parurent que plus amicales.

Par la suite également, je n'allais avoir de cesse d'être étonné par ces Russes, dont les coutumes et le caractère étaient vraiment très différents des miens. L'impression que j'avais de ces gens, et que je conserve encore, était celle de personnes issues d'un pays où chaos était le maître mot, et qui pouvaient passer du rire aux larmes en moins de secondes pour le dire, sans compter les crises de folie furieuse qui semblaient être l'apanage de la plupart d'entre eux. L'opritchiniya recrutait ses hommes dans tous les coins de la Russie, et je côtoyais donc des gens très différents, au physique pouvant être très éloigné du type européen. Certains avaient les yeux carrément bridés, alors que d'autres pouvaient avoir l'air encore plus suédois que moi. Chovsky avait un type plutôt asiatique, avec un visage fort aux pommettes saillantes et des yeux espiègles de chat, alors qu'Irvine était l'image parfaite du noble pétersbourgeois, avec une chevelure tirant sur le roux, des yeux clairs et la peau blanche. Quant à Ulfasso, que dire ? C'était, physiquement du moins, l'incarnation même du héros de saga : un homme de plus d'un mètre quatre-vingt-cinq, à la musculature d'acier, capable d'allier la force la plus brute à la vitesse et l'agilité d'un loup. Il était également beau comme un ange, et je ne me lassais pas de le regarder, ébloui par sa prestance comme par les reflets du soleil sur son armure du même gris acier que ses cheveux. Siegfried, pensais-je amèrement, ce n'était pas moi, mais lui, et j'aurais tout donné pour avoir son physique, son charisme et ses capacités.

Mais il était l'ennemi, et ce n'était pas l'heur pour moi de l'admirer. Pour l'instant, tout ce qu'il me fallait penser, c'était comment me tirer des griffes de l'opritchiniya.

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