L'archange Mikhaïl

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L'occasion de fausser compagnie à l'oppritchiniya me fut offerte lorsque je me rendis compte qu'après avoir massacré notre bataillon, l'armée d'Ulfasso marchait à présent sur Nizhniy Novgorod, assiégée par les Suédois. Ulfasso, dans sa folie, comptait entrer dans la ville comme si de rien n’était avec sa centaine d’hommes qui sortaient tout juste d'un combat, et prêter main forte à ses frères russes. Je les avais vus à l'œuvre, et je savais qu'ils étaient redoutablement forts, plus que bien des contingents suédois entrainés. N'avaient-ils pas défait en quelques minutes un bataillon de sept cents hommes, même si ce dernier n'était en majorité composé que de bleus ? Cependant, comment Ulfasso et ses hommes, qui galopaient joyeusement vers la ville assiégée comme s'ils se rendaient à un banquet, comptaient-ils entrer dans cette dernière ? Là encore, c'est ma méconnaissance des Russes qui me fit me poser cette question : maintenant, je sais qu'un Russe ne pense pas aux pertes ou aux risques, il fonce au combat tête baissée et compte les morts après.

Arrivé en vue de la ville, posté sur une colline, je me sentis regonflé à la vue des bataillons suédois qui entouraient cette dernière. Il me fallait m'enfuir, et les rejoindre, avant qu'Ulfasso ne lance aveuglément son armée sur la ville, ou quoiqu'il puisse avoir d'autre en tête comme plan.

Cependant, en voyant à ma grande stupéfaction les Russes mettre pied à terre pour revêtir les uniformes des suédois qu'ils avaient tués, je commençais à entrevoir la grandeur du génie stratégique d'Ulfasso. Il n'avait pas éliminé sans pitié ma garnison par pur plaisir, parce qu'elle se trouvait sur son chemin, mais parce que cela faisait partie de son plan pour entrer dans Nizhniy Novgorod. Et lorsqu'à grands pas il vint me rejoindre pour se planter devant moi, je savais déjà ce qu'il allait me dire.

— On a besoin de toi, Erik Stormqvist, dit-il en roulant fortement les r de mon nom. Je parle le suédois, mais la plupart de mes hommes non. Tu chevaucheras donc à mes côtés, et nous serons les seuls à parler si nécessaire. Compris ? Mais si tout se passe bien, tu n'auras pas à ouvrir la bouche.

La main sur la selle de son cheval, il affichait un éclatant sourire vainqueur.

Dieu, que je le haïssais ! Il m'avait épargné pour mieux m'utiliser. J'étais sa botte secrète. Mais je n'étais pas quelqu'un d'important, et je le lui dis.

— Si tu voulais un otage, prince Ulfasso, tu aurais dû épargner le capitaine que tu as tué à ma place, lui lançai-je d'une voix dure, le visage levé vers lui.

— Je sais, dit-il du haut de son cheval, sur un ton presque doux, que pour les tiens tu n'es rien. Mais pour moi, tu es quelqu'un d'important.

Je devais me souvenir longtemps de cette phrase, que je retournais dans tous les sens pour en extraire la signification cachée. Pour le moment, la bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau, je me contentais de fixer Ulfasso d'un air qui aurait pu confiner à l'adoration.

Ce dernier eut un demi-sourire à mon adresse, dans lequel je pus discerner un léger soupir plutôt tendre, et il fit tourner son cheval, me dérobant son visage.

Quelques minutes plus tard, nous descendions la colline, portant bien haut les étendards suédois. Les lèvres serrées, je vis les sourires de soulagement sur le visage des bataillons du prince Sigismond, soulagés de voir les renforts arriver. Mais quelle était la suite du plan d'Ulfasso ? Comptait-il supplier les Russes de lui ouvrir les portes, avant de se retrancher dans les murs de la ville pour faire face au siège suédois ?

Pour le moment, les opritchiniki se contentaient de marcher au pas vers le camp de commandement, le visage caché par les casques pris à mes camarades, les trois capitaines à leur tête, et moi suivant directement le cheval d'Ulfasso. Ce dernier stoppa sa monture devant la tente principale, avec un flegme et une insolence qui força mon admiration.

— Capitaine Sten, lui fit le prince Sigismond en sortant pour accueillir celui qu'il prenait pour la tête des renforts, vous en avez mis du temps pour arriver !

— J'ai fait du plus vite que j'ai pu, Excellence, fit Ulfasso dans un suédois parfait, poussant même le vice à imiter la voix de mon défunt capitaine.

Regardant autour de moi, je vis que les opritchiniki s'étaient déployés, lentement mais sûrement, en arc de cercle derrière leur commandant. Levant la tête, j'aperçus les soldats russes sur les remparts, qui suivaient le déroulement des opérations d'un air curieux.

Le prince Sigismond fronça les sourcils, ayant tout de même du mal à reconnaître le capitaine Sten dans la haute silhouette mortuaire d'Ulfasso, et trouvant le comportement de ses troupes bizarre.

— Où est le reste de vos hommes, demanda-t-il d'un air suspicieux, n'étiez-vous pas censé arriver avec un bataillon de 700 en renfort ?

— Nous avons été attaqués par les Russes, Excellence, fit Ulfasso en étouffant un rire qui me fit ouvrir de grands yeux révulsés.

Ulfasso était-il donc fou au point de ne pas pouvoir tenir sa couverture plus de deux minutes ? La situation l'amusait-elle à ce point ?

— Les Russes ? fit le prince en plissant les yeux, alors que derrière Ulfasso, un léger rire se faisait entendre dans les rangs. Quels Russes ?

— Les opritchiniki du prince Ulfasso Levine ! se fit alors entendre une clameur venant des remparts.

Ses frères l'avaient reconnu.

Éclatant d'un rire sardonique, Ulfasso jeta à terre le casque du capitaine Sten, dévoilant à tous son visage. Le bras levé, il annonça l'attaque :

— Soldats du tsar, davai !

Et lançant son cheval sur le prince Sigismond, il empala le malheureux sur son épée, avant de le décapiter.

Derrière lui, les opritchiniki avaient déjà commencé le massacre, se jetant sans pitié sur les troupes suédoises qui ne s'y attendaient pas. Un grand désordre régnait dans le camp, et sur les remparts, les Russes hurlaient :

— C'est le prince Tchevsky qui est venu nous prêter main forte ! Tous à l'attaque, nous devons seconder le prince et ses hommes !

Les portes s'ouvrirent sous les clameurs du nom d'Ulfasso, et les soldats qui défendaient Nizhniy Novgorod se précipitèrent au combat en une seule masse rugissante. Les Suédois étaient pris dans un étau, c'était une véritable boucherie.

Alors que tout ce petit monde était occupé à s'étriper, j'en profitais pour m'éclipser. Cravachant mon cheval, je parvins à rejoindre un bataillon qui, se trouvant en dehors de l'étau formé par les Russes, avait réussi à défendre ses positions. Mais il était hors de question qu'il puisse continuer l'assaut de la ville, vu que le nombre de Suédois avait déjà réduit de moitié.

— Je suis le troisième classe Erik Stormqvist, du neuvième bataillon d'infanterie qui a été décimé par les Russes ! hurlai-je en me précipitant vers eux. Il faut se replier !

— Pourquoi t'ont-ils laissé en vie ? s’enquit avec suspicion le capitaine de l'unité. Et pourquoi es-tu entré avec eux ? Tu es un traître à la solde des Russes. Qu'on le mette aux arrêts, on décidera de son sort plus tard !

— Non ! m'écriai-je. Je suis de votre côté ! Je veux combattre les Russes !

Mais l'on se saisit de moi, et on m'attacha à un poteau du camp, me condamnant ainsi à une mort certaine. Je vis au fil des heures le nombre de Suédois diminuer dramatiquement, alors que pour finir, en fin de journée, Ulfasso et ses hommes firent des fortifications suédoises un feu de joie. J'allais mourir brûlé.

Alors que le soleil disparaissait derrière les collines, Nizhniy Novgorod était reprise. Partout, les clameurs de victoire russes se faisaient entendre, et on louait le nom d'Ulfasso.

Ce dernier finit par apparaître devant moi, le sabre tâché de sang et pendant à bout de bras, alors que je suffoquais dans la fumée.

— Alors, jeune Siegfried, fit-il avec ironie, le visage baissé sur moi, tu es à présent rejeté par les tiens ? On dit qu'un oiseau ne reconnaît plus son petit s'il a été touché par des mains humaines, est-ce vrai également pour tes frères suédois ? Ne m'avais tu pas dit que pour les tiens, tu n'étais rien ? C'est vrai à l'évidence, et c'est pour cela que ton pays va perdre cette guerre. La vie de chaque soldat est importante.

Comment Ulfasso pouvait-il savoir pour Siegfried ? Sa magie était trop forte. Du reste, ses mots, comme de coutume, parlaient juste, et m'atteignaient droit au cœur.

S'agenouillant en face de moi, il planta son regard vert dans le mien.

— L'opritchiniya ne fait pas de prisonniers, jeune première classe Stormqvist, elle forme des soldats. Es-tu prêt à devenir l'un de ses soldats ? Réponds-moi en toute franchise, car si tu trahis encore, je te tue. Es-tu prêt à me suivre jusqu'en Enfer, s'il le faut ?

Les larmes aux yeux, je relevais la tête vers lui.

— Oui, répondis-je, oui, seigneur !

Ulfasso leva son sabre vers moi, et je crus qu'il allait me tuer. Mais une seconde plus tard, j'étais libéré, et je tombais en sol en toussant.

— À genoux, soldat. Prosterne-toi devant moi, ordonna-t-il lentement, et jure moi allégeance jusqu'à la mort.

Posant un genou au sol, comme j'avais vu faire Irvine, je baissais la tête.

— Je fais le serment de te servir, seigneur, jusqu'à la mort, et de te suivre jusqu'en Enfer s'il le faut.

— Et jures-tu également de servir notre Sainte Mère Russie, qui t'accueille aujourd'hui en son sein ? Es-tu prêt à donner ta vie pour elle, et à tourner le dos à la Suède ? fit-il encore d'une voix basse et froide, un sourcil levé.

Dirais-je assez combien Ulfasso était fanatique et diabolique ? Je ne crois pas. Mais cette démesure, c'était justement ce qui poussait les gens à mourir pour lui, et je te jure que sur le moment, je crus vraiment à ce que je dis.

— Oui, je jure de servir la Sainte Russie, et à donner ma vie pour elle ! Je renie la Suède ! fis-je, les larmes aux yeux.

— Bien, fit Ulfasso. Aujourd'hui, tu es mort pour ton pays. À présent, tu renais comme opritchiniki.

Levant solennellement son sabre devant lui, il l'abaissa sur mes deux épaules, et sur ma tête. C'était une cérémonie d'adoubement. Comme elle l'imposait, je me signais, et j'embrassais même l'icône qu'il me tendit, représentant un superbe chevalier ailé terrassant une bête immonde.

— C'est le saint archange Mikhaïl, me dit Ulfasso, le tueur de dragons. J'ai pensé que ça t' irait bien... Erik Stormqvist, tueur de dragons... Je te la donne, garde la précieusement. Pour nous autres, c'est très important.

Je la rangeai soigneusement sous mon armure, et me relevais, tout tremblant.

— Arrête de pleurer, fit Ulfasso avec un sourire chaleureux, posant une main sur mon épaule. Les batailles sont finies pour aujourd'hui, tu vas pouvoir te reposer. Tu verras qu'en Russie, nous avons le sens de l'hospitalité et de la fête.

Ces paroles pouvaient peut-être contenir une certaine dose d'ironie, mais elles furent pour moi les plus rassurantes et réconfortantes que j'entendais depuis longtemps. Ulfasso savait parler aux hommes, et à partir de cet instant, il fut comme un père bienveillant pour moi. Je tombais à ses pieds, et en larmes, embrassais son manteau avec ferveur.

— Allons, allons, se moqua-t-il en riant. Je n'en demande pas tant. Relève-toi. C'est un ordre.

Je m'exécutai immédiatement. Apparemment satisfait de son nouveau pantin, Ulfasso sourit.

— Va rejoindre tes camarades, à présent, ordonna-t-il en pointant du doigt leur direction.

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