Le Prince Noir

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Ainsi quittai-je pour la première fois le village qui m'avait vu naître. Ce fut rapide et sans fioritures, et une fois arrivé au bourg, où le recruteur ramassa plus de volontaires, je me rendis compte qu'il allait être difficile, dans ces conditions, d'être un héros. Nous étions traités comme des animaux. Et lorsque je voulus aller saluer ma sœur, qui habitait la ville, le recruteur m'en empêcha, pensant que je voulais m'enfuir.

Après une semaine de marche forcée, nous arrivâmes à Stockholm, dans la caserne où nous allions être formés. Je n'eus pas l'occasion d'admirer cette ville immense, perle de l'Europe et de la civilisation, puisqu'on nous confina immédiatement à la caserne où nous reçûmes une formation des plus sommaires.

Je crus qu'on allait m'apprendre à me servir d'une épée, mais ce ne fut pas le cas. On me donna une lance rouillée, et qu'à Dieu vaille. Mes officiers, en lieu et place de nobles fringants portant bien haut l'uniforme du roi, étaient des rustres avinés et blasés, de la même condition sociale que nous, qui au bout de toute une vie de carrière avaient réussi à s'élever d'un petit rang. Inutile de dire que ma déception fut grande, mais je croyais encore à mon rêve : il me restait le champ de bataille pour me distinguer.

Le champ de bataille, mes camarades en ayant déjà fait l'expérience en parlaient avec une crainte respectueuse. Et plus que tout autre chose, ils craignaient « les opritchniki », un mot qui revenait sur toutes les lèvres, et dont j'ignorais le sens. Lorsque je le demandais, les soldats, de véritables bouseux sans instruction, se signaient, et les plus bavards m'intimaient de me taire :

— Tais-toi, malheureux, tu vas attirer l'œil du diable sur nous !

Ces chuchotements énigmatiques m'agaçaient plus qu'ils m'intriguaient, et contribuaient à instaurer un climat de tension dans la caserne dans lequel le départ imminent à la guerre, qui se murmurait, n'était pas innocent.

Effectivement, l'appel arriva. Les troupes majeures, qui étaient déjà sur place, s'apprêtaient à assiéger la ville russe de Nizhniy Novgorod, aux portes de la Finlande. Elles avaient besoin de renforts. Le jour du départ, tous les conscrits furent réunis avec leur maigre équipement sur la place principale de la caserne, et nous eûmes droit au discours de celui qui allait être le capitaine de notre unité, un homme d'âge mûr, solide, portant fièrement la moustache blonde, à la peau tannée par le soleil et aux yeux bleus de Viking.

— Soldats, voici venue l'heure de répondre à l'appel de votre roi. Les premiers et seconds régiments d'infanterie, conduits par le prince Sigismond, frère de Sa Majesté, ont besoin de vous pour prendre le bastion russe de Nizhniy Novgorod. Puisse Dieu être avec vous sur le champ de bataille, et les vents tourner en notre faveur. Je prie également, dit-il d'un ton plus bas qui me fit tendre l'oreille, pour qu'en chemin nous ne tombions pas sur Ulfasso et ses opritchniki.

Encore ! pensai-je. Qu'est-ce que ça veut bien dire ?

Me tournant vers mon voisin, un officier taciturne dont je savais l'impiété notoire, je demandais, un peu agacé :

— Chef, pouvez-vous m'expliquer au juste ce que sont ces opritchniki ? Qu'est-ce que ça veut dire, à la fin ?

L'officier me jeta un regard froid.

— Un bleu, hein ? C'est ta première bataille, n'est-ce pas ? Quel est ton nom, soldat ?

Je lui jetais un regard bougon, vexé d'être aussitôt reconnu comme un bleu.

— Erik Stormqvist, je suis sous vos ordres dans la sixième division.

— Tu veux savoir ce qu'est l'opritchnina, jeune sixième classe Stormqvist ?

— Oui, répondis-je avec conviction.

— L'opritchnina, c'est un corps d'armée d'élite fondé par le tsar IV le Terrible, pour instaurer la terreur dans l'empire. On dit qu'il a été dissous après la mort du tyran, mais c'est faux. Il est toujours basé sur un nombre fixe de cent hommes : pas un de plus, pas un de moins. Alors que ses soldats sont tous vêtus du même uniforme composé d'un long caftan noir et d'une pièce d'armure peinte de la même couleur pour signifier que la gloire personnelle ne compte plus au service du tsar, on appelle aussi ce bataillon la Garde Blanche. Va savoir pourquoi… Ce sont des cavaliers entrainés pour être insensibles à la douleur, au froid et à la fatigue, capables d'endurer les pires conditions et qui se repaissent de la fureur des batailles, et leur lieutenant, neveu du tsar, est un démon. Ce sont des berserkers porteurs de peaux de loups qui apparaissent de nulle part grâce à la sorcellerie de leur capitaine, le prince Tchevsky. Qu'un seul d'entre eux tombe, il est aussitôt remplacé par un autre, enrôlé de force au sein de l'opritchnina dans les survivants de l'armée adverse, et formé dans le sang, le fer et le feu par ses nouveaux officiers. Ils ne choisissent que les plus braves, tous les autres sont massacrés sans pitié. « L'opritchnina ne fait pas de prisonniers, elle forme des soldats »… C'est la règle. C'est pourquoi certains officiers pourront conseiller à leurs hommes de tuer un maximum d'opritchniki pour pouvoir garantir sa survie en étant enrôlés dans leurs rangs, mais moi, je me demande s'il ne vaut pas mieux mourir que de devenir l'un de ces démons ! On dit que pour les rendre insensibles à la douleur, on leur retire tous les nerfs du corps lors d'un rite d'initiation présidé par une assemblée de médecins-sorciers qui sont d'anciens prêtres orthodoxes renégats. Les opritchniki n'ont jamais été vaincus, alors un conseil, fils, si tu les aperçois, fuis le plus vite que tu peux !

Je me mordis la lèvre, ne sachant pas quoi dire face à cette description infernale tout droit sortie d'un livre de contes diaboliques.

— Et Ulfasso, c'est qui ?

— C'est le Prince Noir, un général russe qui a vendu son âme à Satan pour mieux servir le tsar. C'est lui, le capitaine des opritchniki, le prince Ulfasso Levine Tchevsky… On dit qu'il a la force de mille démons, des cheveux gris comme l'acier qui lui arrivent jusqu'aux genoux, et qu'il est moitié humain, moitié dragon. Il monte un cheval noir comme le charbon, porte un uniforme de la même couleur et un sabre à la lame faisant plus d'un mètre soixante, venu des lointaines contrées d'Extrême-Orient. C'est l'homme d'armes le plus fort et le plus respecté de toutes les Russies. Les Russes, qui depuis toujours vénèrent les tyrans et ne comprennent que le langage de la force, lui vouent un véritable culte, mais il est réputé pour être d'une cruauté impitoyable.

Moi qui avait été traité de sorcier toute mon enfance, j'avais du mal à prêter foi à toutes ces descriptions, issues de ouï-dire et émaillées d'éléments surnaturels. Aussi, je ne me démontai pas.

— Et vous l'avez déjà rencontré, cet Ulfasso ? m'enquis-je, suspicieux.

L'officier se signa.

— Dieu merci, jamais ! Et je prie pour que ça n'arrive pas. Mais j'ai connu un soldat qui l'avait vu, une fois, au loin, juste avant qu'il ne fonde sur eux et n'anéantisse tout son bataillon. Avec un petit groupe, ce soldat est parvenu à s'enfuir, mais je t'assure qu'il n'était plus le même après.

— Moi, annonçai-je fièrement, je ne m'enfuirai pas devant Ulfasso. Je servirai le roi et la Suède jusqu'à la mort !

— Fais attention à ce que tu dis, petit. On oublie vite ce genre de bravades, une fois sur le champ de bataille. Et arrête de prononcer ce nom maudit à tout bout de champ, tu vas attirer l'œil du démon sur nous.

Après cela, l'officier refusa de parler plus avant, et du reste, le départ des troupes fut sonné. Pendant tout le voyage jusqu'aux marches finnoises, je repensais à tout ce qu'il m'avait dit. Moitié homme, moitié dragon… Qui a la force de mille démons… Je le tenais, mon Fafnir ! Et si, pensai-je, je rencontrais le prince Ulfasso, et que j'arrivais à prendre sa tête et à la ramener en Suède ? Je deviendrais un héros, et la guerre serait certainement terminée. Je reviendrais en grande pompe au village, ayant exposé mon trophée partout : regardez bien, c'est la tête de votre dragon. Un homme comme les autres, finalement.

Pour moi, un tel « dragon » ne pouvait pas exister ailleurs que dans les sagas. Ulfasso était humain, évidemment, comme tous ses hommes, les fameux opritchniki que tout le monde craignait. Mais une chose, au moins, était sûre : si l'armée russe inspirait une telle terreur, et si sur elle couraient de telles fables à dormir debout, alors elle devait être d'une cruauté inouïe.

Ayant fait part de toutes ces réflexions à ma sœur et à ma mère, à qui j'avais envoyé de nombreuses lettres depuis mon départ, je confiais ma missive à un jeune garçon juste avant de traverser la frontière. Cela devait être la dernière qui leur parvenait. Car ma prière fut bien vite exaucée, et nous tombâmes sur les Russes bien plus tôt que prévu.

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