Face à face

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Rien n'avait pu me préparer à l'impitoyable hiver russe, qui avait déjà dérouté de si nombreux envahisseurs. Nous avions quitté la Finlande à la fin de ce dernier, et lorsque nous arrivâmes dans les terres c'était déjà le début du printemps, mais il faisait un froid qui glaçait les os. En cantonnement à une heure de Nizhniy Novgorod, le but de notre voyage, je tentais de me réchauffer devant un feu face à la tente du capitaine, auprès duquel j'avais été promu jeune aide de camp grâce à mon sens de la discipline. J'étais désormais troisième classe. Ma carrière s'annonçait prometteuse, mais pas comme je l'escomptais : en effet, jeune aide de camp n'était rien d'autre qu'un synonyme d'homme à tout faire, sauf la guerre.

Nous n'avions pas vu le bout du nez d'un moscovite pendant notre longue traversée, et le capitaine avait donc estimé que nous pouvions prendre un repos bien mérité avant de rejoindre le reste des troupes suédoises et nous lancer à l'assaut de Nizhniy Novgorod. Nous avions en effet marché à un rythme soutenu, mais maintenant qu'il n'y avait plus rien à craindre, tout le monde souhaitait se reposer. Pour ma part, j'étais presque déçu de ne pas avoir vu mon premier Russe avant le siège.

— Eh, toi ! me lança soudain un soldat qui portait l'uniforme des éclaireurs. Va m'annoncer au capitaine, j'ai une nouvelle de première importance à lui apprendre.

Je m'exécutai, entrant dans la tente du capitaine qui était à son bureau en train d'écrire.

— Un éclaireur pour vous, mon capitaine, annonçais-je.

— Ah, fais le entrer, Erik.

J'aimais bien le capitaine, qui se montrait gentil avec moi, mais cela m'irritait qu'il m'appelle par mon prénom, me traitant plus comme un gamin que comme un soldat. J'obéis néanmoins, et ramenais l'éclaireur dans la tente.

— Deuxième classe Jons au rapport, mon capitaine ! tonna celui-ci une fois devant mon chef.

Ce dernier me regarda, levant un sourcil.

— Tu peux disposer, Erik.

Je saluais rapidement, et sortit de la tente, humilié. Dans ma fierté, je renonçais à laisser trainer une oreille, mais cela ne fut du reste pas nécessaire.

En effet, pas plus de cinq minutes après l'entrée de l'éclaireur dans la tente du capitaine, celui-ci sorti en trombe et hurla le repli, qui fut repris par tous les officiers :

— Aux armes ! Un détachement russe signalé à moins d'une heure d'ici, on démonte le camp et on se prépare à les recevoir ! Allez, du nerf !

Je me tournai vers l'éclaireur :

— Les opritchniki ?

— Je ne pense pas, répondit-il gravement, mais on ne sait jamais.

Moins de vingt minutes plus tard, le camp était démonté et notre bataillon sur le pied de guerre, les yeux rivés sur la colline d'en face dans l'attente des Russes.

— Il paraît qu'ils sont peu nombreux, disait le général en scrutant l'horizon avec sa lunette. Je ne pense pas que ce sera un problème majeur.

La stratégie du général était d'attendre l'ennemi pour le prendre par surprise, et il comptait sur son surnombre, sept-cents hommes, pour cela.

Néanmoins, il régnait dans nos rangs un silence de mort. L'attente se faisait de plus en longue et le froid bien connu des plaines russes, qui avait et allait encore protéger l'immense empire de bien des envahisseurs, commençait à ébrécher le moral de nos troupes, pourtant habituées au climat du grand nord. Quand, au terme de quatre heures d'attente interminable, plusieurs cavaliers firent leurs apparition sur la colline avoisinante, nous nous sentîmes presque soulagés. Une certaine joie se répandit parmi les soldats en devinant que leurs adversaires étaient à l'évidence bien moins nombreux qu'eux, et qu'ils paraissaient décontenancés comme l'indiquait la position stationnaire des premiers cavaliers au loin. Du soulagement, oui, c'est que ressentirent les hommes de notre petit bataillon d'armée quelques minutes, avant qu'un cri ne résonne soudain dans nos rangs :

— C'est le prince Ulfasso et ses opritchniki ! s'écria un éclaireur en reconnaissant les longs cheveux blancs, le sabre de ce dernier et son cheval noir.

À cette évocation, le capitaine se précipita sur sa lunette, alors que des murmures inquiets et un certain désordre commençaient à se répandre dans les rangs.

En effet, les opritchniki, aisément reconnaissables par leurs uniformes entièrement noirs, ne tardèrent pas à débouler de la colline : c'était bien le légendaire prince russe Ulfasso Tchevsky, dont le nom était de bien sinistre réputation, à leur tête. Le capitaine, debout sur ses positions, plissait les yeux pour l'apercevoir, gêné par les rayons du soleil. Ses yeux clairs clignaient entre les plis de sa peau tannée par la vie sur les champs de bataille.

— C'est bien lui... Ulfasso, dit le « prince noir ». Celui qui inspire la terreur jusque dans l'armée privée du tsar. C'est la première fois que je vais le rencontrer... Voyons si ce qu'on raconte sur lui est plus qu'une légende » dit il pensivement en fixant l'horizon de sa lunette.

— Comment savez vous que c'est bien l'armée du prince Ulfasso Levine Tchevsky ? demandai-je d'une voix que je ne parvins pas à garder assurée.

— À cause de ce sabre peu ordinaire qu'il brandit. Une lame d'une longueur et d'une forme pareille, ça ne peut être qu'Ulfasso. Parait-il qu'il l'a ramenée des contrées barbares où il a grandit...Et son armée, quoi qu'il arrive, est formée pour ne compter qu'un nombre fixe de cent hommes. N'est-ce pas le cas du bataillon qui fond sur nous à présent ?

Le capitaine me répétait mot pour mot ce que m'avait raconté l'officier à la caserne quelques mois auparavant. Mais à présent, j'avais sous les yeux la confirmation que c'était vrai.

Je me retournai vers l'horizon en déglutissant laborieusement. J'étais peu à peu envahi par une panique incontrôlable. Était-ce donc ça, la guerre ? Notre capitaine est bien brave, pensais-je pour me rassurer, il ne craint pas Ulfasso et son armée. Et puis, ils ne sont que cent...

— Ce démon d'Ulfasso a attendu pendant plusieurs heures derrière la colline pour ébrécher le moral de nos troupes, grogna le capitaine à son aide de camp stratégique. Mais je vais lui faire regretter son arrogance.

Lorsque, Ulfasso à leur tête, les opritchniki eurent passé la ligne médiane de la colline, le capitaine se tourna vers ses hommes.

— Artilleurs, en première ligne, chargez !

Puis, comme si c'était destiné à n'être entendu que par moi, il murmura :

— Nous allons tous les exterminer.

— Tirez !

La première salve de tir faucha la première ligne, mais contre toute attente, lorsque la fumée se dissipa, on vit apparaître la quasi totalité de l'armée d'Ulfasso. Elle fondait sur nous à une vitesse inimaginable, et était désormais si proche qu'on pouvait distinguer les visages féroces de tous les combattants.

— Ce n'est pas possible, ils sont protégés par le diable ! gronda le capitaine. Rechargez ! Infanterie, en position !

Mais c'était trop tard. Déjà les cavaliers étaient sur la première ligne de tireurs, fauchant les têtes à leur passage. À ce moment là, j'aperçus pour la première fois Ulfasso, qui cherchait des yeux le poste de commandement. À la vue de son visage froid, n'arborant aucune autre expression que la cruauté la plus insigne, je ne pus rien faire d'autre que me signer.

— C'est le prince noir ! hurla le capitaine alors qu'Ulfasso franchissait les rangs de sa garde. Puisse Dieu nous venir en aide !

Il n'eut pas achevé sa phrase que sa tête vola pour atterrir à mes pieds. Choqué, je restais le regard vissé dessus deux secondes de trop. Et lorsque je relevais les yeux, ce fut pour voir Ulfasso devant moi, me considérant du haut de son cheval comme on le ferait d'un insecte.

Moi qui n'avait fait qu'entendre parler du prince noir comme d'un monstre sans aucune humanité, je fus si frappé par la pureté de ses traits que je restais prisonnier de son regard pendant un instant, oubliant quoi que ce soit d'autre. Je n'ai jamais vu des yeux pareils, pensais-je sans pouvoir me libérer des prunelles à l'éclat surnaturel d'Ulfasso. L'état de flottement dans lequel je me trouvais pris fut rompu par les paroles mêmes de ce dernier, qui me lança d'une voix aux inflexions étonnamment agréables :

— Toi, ramasse-moi cette tête.

Le sabre toujours tenu à la verticale de son cheval, Ulfasso attendait probablement que je lui donne ce sombre trophée avant de me décapiter à mon tour. Je le savais, mais que pouvais-je faire ? Eus-je seulement supplié pour ma vie, il m'aurait tué immédiatement. Mais à la place, je ramassais la tête de mon capitaine, et la serrant contre moi, je hurlais sans réfléchir :

— Comment votre tsar peut il seulement nommer prince un homme qui viole les lois de la guerre en fonçant directement sur le centre de commandement pour prendre la tête du capitaine adverse ? N'avez vous donc aucun sens de l'honneur et de la civilité ?

Les larmes aux yeux, certain que j'allais mourir, je me laissais tomber à genoux, la tête de mon capitaine dans les bras. Autour de moi, le reste de la garnison achevait de se faire massacrer.

Ulfasso parut décontenancé par ma réaction. Ce bref intervalle de réflexions me permit de ne pas être tué séance tenante, et il me lança :

— Là où j'ai fait mes classes, il était au contraire de rigueur d'attaquer en premier le plus haut gradé d'un corps d'armé, car cela garantit la victoire à cent pour cent. C'est ce que j'ai fait. Aussi, ai-je pris l'habitude là-bas de ramener la tête de mes ennemis illustres décapités de ma main. Je dois aussi t'apprendre que ce n'est pas le tsar qui m'a donné mon titre, je suis noble de naissance... Qui es-tu donc, pour oser braver la volonté du prince Ulfasso Tchevsky ?

— Je suis le troisième classe Erik Stormqvist, du neuvième bataillon de l'armée de Sa Majesté le roi de Suède, répondis-je en fixant Ulfasso d'un regard plein de rancœur. Faites ce que vous voulez, puisque vous en avez le pouvoir, mais ne comptez pas sur moi pour vous donner la tête de mon capitaine. Je mourrais plutôt avec.

Pacifiant son cheval qui s'impatientait, Ulfasso me considérait d'un regard curieux, dénué de toute animosité, alors que j'étais prostré devant lui.

— Très bien, fit-il après avoir regardé rapidement les alentours. Puisque c'est là ta volonté, je la respecte. Vois-tu, on m'a aussi appris à reconnaître le courage et la loyauté. Prépare-toi à mourir.

Au lieu de fermer les yeux, je choisis de les poser sur le visage froid d'Ulfasso. Ce dernier, le sabre levé à hauteur de l'épaule, prenait son temps.

Soudain, un soldat russe déboula derrière moi, et, voyant probablement que son capitaine s'apprêtait à me décapiter, il leva son arme à son tour :

— Ne te donne pas cette peine, Ulfasso ! Je vais le faire pour toi. Sa tête est à moi !

Et, hurlant cela, il abattit son énorme yatagan sur moi. Je serrai les dents, certain que ma dernière heure était enfin arrivée.

Cependant, la trajectoire de l'arme fut arrêtée net par la main même d'Ulfasso, qui avait sauté à bas de son cheval sans que je puisse le voir. Ses longs cheveux gris flottaient devant mes yeux, et il était si proche que j'aurais pu toucher le cuir de ses bottes avec mon nez.

— Arrête, dit-il alors. J'épargne la vie de ce soldat.

Et il tourna les talons.

— Le prince Tchevsky, dans sa magnanimité, épargne la vie de ce soldat ! cria le Russe à la cantonade pour le faire savoir à tous.

Incrédule, ne comprenant rien à se qui venait se passer, je contemplai le carnage autour de moi. Sur la plaine, il n'y avait plus un seul de mes camarades vivants.

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