La vérité sur Lev

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C'était Lev, dans les yeux duquel je restais pétrifiée.

— Excuse-moi, balbutiai-je, confuse. Je me suis perdue en cherchant les toilettes...

— Ah, tu me rassures, dit-il en attrapant le sabre qu'il remit dans son fourreau d'un mouvement leste, avec une facilité déconcertante. Je me disais bien que tu n'étais pas le genre de fille à te diriger directement dans la chambre, en visite dans la maison d'un ami.

Je rougis à cette évocation, alors que Lev, rapidement et discrètement, replaçait le sabre sur son portant. Lev avait habilement fait dévier la conversation sur un sujet très loin de cette arme qu'il tentait à présent de soustraire à ma vue.

Cependant, je ne comptais pas le laisser s'en tirer avec une pirouette.

—Qu'est-ce que c'est que ce sabre ? lui demandai-je.

Lev, surpris par ma question, ouvrit grand les yeux.

— Ah, ça ? fit-il avec une fausse innocence. C'est un sabre japonais de la fin du 16ème siècle, une véritable pièce de collection que m'a offert un ami japonais. C'est un Masamune, le dernier qu'il ait forgé, en fait.

—Il est bien entretenu, remarquai-je sombrement.

— N'est-ce pas ? répondit Lev d'une voix suave, avec un sourire que je jugeais ambigu.

— Tu t'en sers pour faucher les oiseaux ? Pourquoi ce sabre est-il aiguisé, si c'est une pièce de collection ? Est-ce que tu sais t'en servir ?

Lev me regarda, interdit. Puis il eut un léger rire et releva ses yeux d’absinthe sur moi.

— Arrête Fassa, je ne suis pas Patrick Bateman. Tu es trop influencée par toute cette littérature que tu lis. Dans la réalité, les businessmen ne découpent pas les oiseaux ni les gens avec un katana. Encore moins avec un no-dachi... A la base, c'est un sabre de guerre destiné à être utilisé à cheval, alors bien sûr que je ne sais pas m'en servir ! Faucher un oiseau avec un objet pareil, faudrait vraiment le vouloir. En espérant ne pas te décevoir, je dois préciser que je n'ai pas fait l'école de ninja d'Iga, mais la London School of Economics.

— Tu mens, fis-je en le regardant droit dans les yeux. Tu as fait tes classes à Moscou, et alors que tes pairs allaient à l'université, toi tu étais sur le front en Tchétchénie, avec les Spetsnaz du GRU.

Après m'avoir regardé pendant quelques secondes, Lev me fit un sourire mi-figue, mi-raisin.

— Hmm, touché, dit-il enfin. Cependant, je suis tout de même allé dans cette université, après. Et ça fait longtemps que l'armée russe a abandonné les sabres pour des armes plus efficaces… Mais dis-moi, tu es bien renseignée. Où es-tu allée pêcher tout ça ?

— Je me suis renseignée sur toi, fis-je en reculant malgré moi. Et puis ce n'est un secret pour personne, tout le monde le sait.

— Dois-je me sentir flatté ? Ou alors t'es-tu renseigné sur moi parce que tu penses que je suis un sociopathe dangereux ?

— Je suis curieuse, c'est tout, répondis-je, sur la défensive.

Lev baissa les yeux au sol, les mains dans les poches. Il n'avait pas l'air très à son aise.

— Est-ce que tu veux toujours diner avec un ex-agent russe passé à l'ouest, et peut être très dangereux, ou préfères tu rentrer ? demanda-t-il en relevant les yeux vers moi.

— C'est bon, répondis-je, je n'ai pas peur de toi. De toute façon, mes amis savent que je suis ici, et s'il te prenait l'envie de me découper en rondelles pour me stocker dans ton frigo, tu irais direct en taule.

— À la bonne heure, fit Lev avec un sourire. Ce n'est pas toi que j'ai envie de manger, mais le thon qui nous attends dans la cuisine. Et pour plus de sécurité, je vais te laisser l'honneur de le découper. Allez, viens.

Me poussant doucement hors de la pièce, il referma soigneusement la porte derrière lui.

Une fois en face de l'énorme thon sanguinolent, je regrettai mes paroles. J'ignorais totalement l'art et la manière de découper un tel poisson.

—Euh, Lev ? fis-je en me retournant vers lui, le couteau à la main. Tu ne veux pas venir me montrer comment on fait ?

Lev, qui était occupé à faire du feu dans la cheminée, se tourna vers moi.

— Je ne suis pas un spécialiste, dit-il nonchalamment. Le fait que j'ai un sabre japonais dans ma chambre ne fait pas de moi un expert en découpage de sashimi.

— Tu dois mieux savoir le faire que moi, toi qui a grandi au Japon, protestai-je.

— Aucun rapport, murmura-t-il en se positionnant à côté de moi. Mais ça fait partie des qualifications obligatoires pour sortir diplômé de l'école des ninjas, alors je crois pouvoir assurer quand même !

Sentant qu'il n'allait pas me lâcher de sitôt avec ça, je le poussai gentiment.

— Arrête, fis-je en riant. Montre-moi comment on fait.

Lev posa sa main gauche sur la mienne, celle qui tenait le couteau, ce qui me fit frissonner malgré moi. Lev surinterpréta mon geste.

— Ne t’inquiète pas, dit-il de sa voix suave, je ne vais pas te couper la main. Je le répète, je ne veux pas te manger. Quoique, finalement...

— Je sais, répondis-je. Allez, montre-moi.

— C'est simple, il suffit de suivre la ligne naturelle du poisson. Tu plantes la pointe du couteau dans la planche, et tu l'abaisse comme tu le ferais avec le levier d'une machine à découper le papier. Voilà… Exactement comme ça. Tu es douée », dit-il en relevant les yeux sur moi. Puis, attrapant une paire de fines baguettes dans un pot, il saisit le morceau qu'il venait de découper et le souleva à hauteur de ma bouche. « Tiens, goûte le.

J'ouvris la bouche, et Lev déposa le morceau de poisson sur ma langue, sur laquelle il fondit immédiatement.

— Hm, c'est délicieux ! m’écriai-je. C'est comme du carpaccio, mais en mieux. Ça fond dans la bouche.

— C'est bon, hein ? Surtout quand c'est bien découpé. Je te l'ai dit, tu es douée. Tu devrais songer à intégrer l'armée russe...

— Arrête, c'est toi qui as tout fait, bougonnai-je en ignorant sa énième provocation sur le sujet.

— Alors, fais le suivant. Je te regarde.

Lev avait un ton autoritaire qui me plaisait bien. Je m'exécutai et découpai une nouvelle tranche, seule cette fois.

— À ton tour de goûter, lui dis-je. J'étais pour ma part encore incapable d'utiliser correctement des baguettes, mais Lev attrapa habilement le morceau avec les siennes et le mangea.

— Délicieux, statua-t-il. Je te nomme découpeuse de poisson officielle. Tu as gagné le droit de faire le reste. Moi, pendant ce temps-là, je vais chercher de la vodka.

Heureusement, Lev ne buvait pas comme un Russe. Sur le canapé devant la cheminée, nous achevions de manger le poisson, et il n'avait pas touché au quart de la bouteille.

— Le thon rouge passe très bien avec la vodka, remarqua Lev en remplissant à nouveau mon verre. Tu ne trouves pas ?

— Si, très bien, répondis-je distraitement en surveillant la dose qu'il me versait.

J'avais beau adorer la vodka, je ne suis pas Russe, moi, et une seule goutte de ce breuvage suffit à me faire tomber par terre, alors que je tenais très bien le schnaps.

Au bout de moment, je commençais à avoir très chaud, et à sentir ce feu intense au niveau du haut de l'estomac qui est le signe indubitable du début de l'ivresse. Jetant un coup d'œil à Lev, je constatais qu'il avait pour sa part l'air tout à fait normal, comme si la vodka ne lui faisait aucun effet.

— La Russie ne te manque pas ? lui demandai-je soudain, sans réfléchir.

Lev releva les yeux vers moi.

— Non. Je suis très bien en Finlande.

—Ça ne t'ennuie pas de ne pas pouvoir y retourner ?

— Qu'est-ce qui te fais dire que je ne peux plus y retourner ? répliqua-t-il avec un regard affuté.

Perdu, pensai-je. C'était bien tenté de ma part pour essayer de le faire parler sur son passé, mais il avait intelligemment évité le piège et me forçait à expliciter systématiquement tout ce que je disais.

— Parce que tu as déserté. Si tu mets les pieds en Russie, tu seras immédiatement arrêté.

— Tu parles de moi comme si j'étais un criminel, se défendit-il en posant sa joue sur son poing, contre le canapé, me regardant légèrement de travers. Le régime a changé depuis que j'ai quitté la Russie, et les dirigeants actuels peuvent très bien comprendre qu'un gamin de 21 ans qu'on envoie en Tchétchénie pour le service militaire ait envie de déserter. On m'a conscrit de force, moi je n'avais pas demandé à entrer dans l'armée. Du reste, j'ai fait mes deux ans obligatoires.

— Tu avais 21 ans lorsqu'on t'a envoyé en Tchétchénie ? fis-je, incrédule.

— Non, dix-huit, corrigea Lev. Mais j'y suis resté jusqu'à mes vingt et un ans, et de là, je suis passé en Finlande.

— Comment as-tu fait pour passer la frontière ?

Lev me regarda un moment, toujours dans la même position.

— Je n'ai pas envie de parler de ça, dit-il enfin, rompant le contact visuel qu'il avait avec moi. Ce ne sont pas de bons souvenirs, et là, je trouve que ce n'est vraiment pas le moment pour ressasser de vieilles histoires.

Ayant dit cela, il se pencha sur la table, remplit son verre et le vida d'un trait, avant de se tourner à nouveau vers moi.

— Et toi ? Comment en es-tu arrivée à te retrouver chanteuse dans un groupe de musiciens qui font du bruit ?

— Ce n'est pas du bruit, répondis-je en riant. C'est du métal symphonique.

— Tu peux l'appeler comme tu veux, ça reste quand même très bruyant !

— J'ai toujours aimé ce genre de musique. J'ai formé le groupe avec une bande d'amis du lycée, qui du reste ne vivaient pas loin de chez moi.

— Ça doit être bien de faire ce genre de choses avec une bande d'amis, observa Lev.

— Ça l'est. Et toi, tu as beaucoup d'amis ? Ils sont en Russie ?

— Ils sont Finnois, répondit Lev.

J'avais vraiment trop de mal à le faire parler. Je décidai d'abandonner pour l'instant, et me laissant retomber sur le canapé, je me plongeai dans la contemplation du visage de Lev. C'était la première fois que j'osais le fixer aussi intensément, et il soutenait mon regard sans ciller.

— J'ai envie de t'embrasser, dis-je soudain d'une voix sourde, sûrement désinhibée par l'alcool.

— Ne te gênes pas, répondit Lev avec un demi-sourire, appuyé contre le canapé.

Mais je me trouvais incapable de mettre ma bravade à exécution.

—Ah, pourquoi est-ce toujours moi qui dois prendre les devants ? fit Lev en m'attirant à lui. J'aurais rêvé d'une fille qui se jette sur moi, pour changer !

Je savais que ce n'était pas vrai, mais cela eut le mérite de me détendre. Je fermai les yeux lorsque ses lèvres touchèrent les miennes, et m'abandonnai à un long baiser.

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