LXXII. Infiltration

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Tel un rayon de lumière qui s’infiltre entre de vieilles pierres, Saylin décida de s'immiscer dans l'esprit du Chaos. Plus aucune barrière ne le protégeait, hormis l'aura de puissance qui s'en émanait. En effet, par son simple esprit, l'entité dévoilait sa force d'être éternel et intemporel.

Au fil qu'elle s'approchait de la forme vibrante, comme parcourue de pulsations, elle se sentait attirée, absorbée par ce Chaos effervescent. L'esprit n'avait pas de réelle enveloppe, ni même d’organisation. Tout semblait se bousculer en lui, mené par une seule et unique loi : le désordre. Joies comme peines se mélangeaient, se brouillaient, s'entrelaçaient, jusqu'à ne former qu'une seule et même masse, indéchiffrable et dépourvue de sens. Saylin imaginait cette présence comme un amas de bribes de sentiments, si colorés et confus que le tas n'en devient que plus noir. 

La jeune fille sentait qu'elle avançait vers sa cible, qu'elle n'était plus qu'à quelques pas, mais la puissance de l'attraction que l'esprit exerçait sur elle la forçait à ralentir. Chaque centimètre lui paraissait terriblement long et difficile tant son énergie la quittait vite. Jamais elle n'avait eu affaire à une âme possédée, et encore moins par des créatures aussi puissantes.

Elle ignorait ce qu'il se passait au dehors. Son unique environnement était devenu l'âme de Maëross, comme si son enveloppe charnelle avait disparu au profit de son esprit. Le Chaos s'était-il rendu compte qu'elle s'apprêter à pénétrer ses pensées ? Essayait-il en ce moment même de la tuer pour l'en empêcher ? Ou la laissait-il faire car il savait sa victoire courue d'avance ? 

De toute façon, pour une raison qu'elle ignorait, l'Immaculé semblait vouloir sa peau. Arse et Feorl résistait-il encore à ses assauts ? La protégeaient-ils ? L'espace d'un instant, la jeune fille fut tentée de quitter l'esprit pour revenir au monde réel, s'assurer que tout était encore sous contrôle, ou bien contempler les cadavres de ses amis... Non. Si, par un quelconque moyen, elle pouvait arrêter le Chaos, elle le ferait. Si l'avenir du monde reposait sur ses épaules, elle ne le laisserait pas tomber. 

Résignée, Saylin se focalisa à nouveau sur son objectif et soupira intérieurement. Bonne chance les amis, songea-t-elle. Je suis prête à me battre... Puis, en un claquement de doigts, elle se laissa emporter par l'élan de l'esprit chaotique. 

La Siffleuse eut la désagréable impression de se faire aspirer par un tourbillon de noirceur, de ténèbres et de discorde. Des milliers d'images, de sons, d'odeurs et de sensations déferlaient, dans et autour d'elle. Leur vitesse était telle qu'elle ne parvenait pas à faire le tri, à classer les informations qui l’intéressaient, celles qui n'avaient rien à voir, celles qu'elle ne comprenaient pas. Chaque image occupait son esprit l'instant d'une milliseconde, aussitôt remplacée par une autre, totalement différente. Un enchevêtrement de voix, de bruits, de paroles incompréhensibles, indéchiffrables, bourdonnaient à ses oreilles, se répétaient, se répercutaient ensuite dans un écho dissonant. Enfin, sur son corps entier, bien qu'il soit immatériel, elle ressentait des millions de frottements, de piqûres, de caresses, de souffles, sans pour autant discerner leurs origines. 

Tous les souvenirs du Chaos, accumulés en son esprit anarchique depuis des millénaires l'assaillaient sans pitié, l'envahissaient et se fixaient en elle, comme s'il s'agissait d'un point d'accroche. 

Après quelques minutes à errer dans ce tourbillon de mémoires, l'esprit de Saylin commença à saturer. Ce trop-plein d'informations désordonnées l’attaquaient si vigoureusement qu'elle se sentait peu à peu défaillir, perdre pied. Sa concentration flanchait, mise à rude épreuve par ce brouhaha infernal. Et, tandis qu'elle percevait que les abîmes de ces pensées chaotiques tentaient de l'aspirer, une image défila sous son regard. L'image d'Arse, auréolé de flammes mais à genoux au sol, la poitrine dégoulinante de sang, les griffes arrachées, le regard vide.... Immédiatement, sans savoir s'il s’agissait de la réalité, d'un rêve ou d'un espoir de l’entité, Saylin se ressaisit. 

Je me battrai. J'ai promis de me battre, je n'abandonnerai pas. Tenez bon, je suis à vos côtés... Juste quelques instant, laissez-moi quelques instants...

La mâchoire serrée, les poings crispés, chaque muscle tendu, la Siffleuse se figea, décida de résister à ce tourment qu'elle subissait. Les vagues de souvenirs continuaient de l’assaillir, mais elle tenait bon. Elle restait immobile au centre de ce flux, comme un poisson qui nagerait à contre-courant.

La rivière est puissante, très puissante, elle déferle, envahit, inonde, noie, mais la volonté du poison l'est davantage. Il sait que son objectif se trouve en haut, et il est prêt à mourir pour remonter son courant violent et impitoyable. Aujourd'hui, Saylin était le poisson, insignifiante comparée au monde ou à son adversaire, et pourtant assez téméraire pour lui tenir tête. 

Après plusieurs assauts dévastateurs, les vagues se calmèrent et retrouvèrent un rythme régulier, ordonné. Comme si la volonté de Saylin avait influé sur la puissance du Chaos, son esprit perdit un peu de son anarchie. Toujours concentrée, la jeune fille se remit en mouvement, à la recherche de la clé qui libérerait Maëross de cette entité malveillante. Au fil de son exploration, les souvenirs restèrent rangés sur les bords de son chemin, et ne la rejoignaient que si elle faisait appel à eux. Pour la plupart, elle ne les comprenait pas, datant d'époques immémoriales, où les anneaux n'existaient pas encore, où le vide était partagé entre les dieux et la Chaos. Un temps de paix, mais un temps de vide et d'ennui. Plus elle s'avançait sur les chemins qu'elle s’imaginait comme étant ceux de la mémoire, plus les souvenirs se faisaient récents.

Alors qu'elle s'apprêtait à poursuivre son chemin, l'un, immense et dégageant la même aura de Mal que l'âme de Maëross, attira son attention. Avec prudence, Saylin s'écarta du sentier et le rejoignit. Tandis qu'elle déposait sa paume translucide contre la paroi violacée et vibrante, elle se sentit transportée, dans l'espace et le temps. 

Il faisait sombre. Très sombre. Une noirceur telle, que fermer les paupières lui apportait davantage de lumière. Elle était seule, flottant dans cette immensité de ténèbres qui l’engloutissaient. Perdue. Un silence absolu l'entourait. Un silence qu'elle ne parvenait pas à briser. Elle avait beau ouvrir la bouche, souffler, siffler, hurler, aucun son ne franchissait la barrière de ses lèvres. Puis, soudain, une voix retentit dans sa tête. Une voix qu'elle ne connaissait pas, mais dont la simple intonation sulfureuse suffisait à lui donner un nom. Le Chaos. 

Seule, hein ? L'éternité va être longue. Toi et moi, seulement toi et moi. 

Taisez-vous ! répliqua une autre voix, féminine, ferme et grave. 

Une éternité de silence, c'est cela que tu veux ? Une éternité d'ennui ? 

Je ne suis pas seule, je suis avec mon peuple. 

Bien sûr. Tu l'observes, et tu l'observeras jusqu'à la fin des temps Kazroka. Dans ce trou, où la lumière n'existe pas. Où ta vie n'est que dérisoire comparée à celle d'une bande d'êtres, qui naissent, qui meurent, sans raison d'être, sans objectif. Et toi, ici, à les regarder? Une déesse, qui pourrait accomplir de grandes choses, qui reste plantée là, à les regarder. Quelle ironie...

Je ne veux pas vous entendre. 

Tu ne peux m’empêcher de parler pourtant. Et tu ne peux t'empêcher de penser que j'ai raison. Que tes frères et sœurs t'ont abandonnée, dans ce trou, avec moi, ton pire ennemi, et pour seule occupation la contemplation de ton peuple. 

C'est moi qui ai choisi. Qui me suis portée volontaire.

Pour hériter de ce trou à rat ou pour me garder sous ta vigilance ? Dans les deux cas, tu as dit oui car tu savais que tous les autres refuseraient. Que tu es la seule à avoir le courage et le sens du devoir pour le faire. 

C'est vrai. Mes frères et sœurs ont la tête ailleurs, mais ils sont tels qu'ils sont, et je ne peux les changer.

Le ton de la femme s'était fait pus léger, vague et rêveur, comme en pleine pensée futile. 

Je peux t'aider, et tu le sais. J'ai des plans, des moyens, des connaissances.

Je ne veux pas de votre aide. 

Nous verrons bien, nous verrons bien...

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